Comptes rendus
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Amable Sablon du Corail et Jacques de Saint-Victor (dir.), Sacrilège ! L’État, les religions et le sacré
Paris : Gallimard, 2024
C’est une superbe exposition qui a été proposée par les Archives nationales d’avril à juillet 2024. Dans une tradition maintenant bien établie, qui alterne ou combine grandes expositions au premier étage de l’hôtel de Soubise, appartements de la princesse et « documents essentiels » dans l’appartement du prince. La qualité de ces événements est à la mesure des trésors inestimables conservés aussi bien rue des Francs-Bourgeois qu’à Pierrefitte-sur-Seine. Notre Société y est présente par le prêt de trois objets, le Franco-Gallia (1573) de François Hotman, la gravure du Massacre fait à Tours… en juillet 1562 (1570) de Tortorel et Perrissin et l’étrange tableau de Chéron (1700) censé caricaturer la révocation de l’édit de Nantes. Un bel ouvrage, richement illustré et publié dans la collection Gallimard, Archives nationales est proposé en appui. Il se veut, comme l’exposition, « agitateur d’idées et fondé sur des sources d’archives inédites ».
Le sujet concerne-t-il les protestants ? Suivre les origines du blasphème et du sacrilège depuis le Moyen Âge, voire l’Antiquité, possède pour notre société contemporaine une résonance qui semble avoir été amplifiée par une actualité cruelle. Et comme le dit Bruno Ricard, directeur des Archives nationales, dans son introduction, ce phénomène polymorphe, a à nouveau attiré l’attention il y a une dizaine d’années, par le retour du blasphème dans le débat public.
Dans l’histoire de notre pays, le grand définisseur du blasphème est le roi Louis IX, « saint Louis », dont la participation à la sanctification du royaume, dans un contexte où l’entreprise d’Outre-mer s’étiole, le conduit à poursuivre avec une sévérité particulière les blasphémateurs. Entre 1254 et 1256 sont promulgués textes et ordonnances interdisant toute insulte contre « Dieu, sa Mère et tous les saints du Paradis ». À tel point que le pape Clément IV le rappelle à l’ordre. Mais les procès engagés contre deux évêques et surtout contre les Templiers par Philippe IV le Bel, tous sur des accusations d’hérésie et de sacrilège, sont autant d’occasions d’affirmer progressivement le pouvoir royal sur les évêques aux dépens de la papauté. Parallèlement, la sacralisation de la royauté, issue du sacre à Reims, un temps mise à mal pendant la guerre de Cent Ans, s’affirme à l’issue du conflit.
L’apparition des « idées nouvelles » de la Réforme constitue une rude épreuve pour la monarchie. Tant la provocation de l’Affaire des Placards en 1534 que l’échec du colloque de Poissy en 1561 conduisent une monarchie longtemps à la recherche d’une « solution à la française » et les parlements du royaume, à l’idéologie clairement conservatrice et hostile, à une répression cruelle et intransigeante à l’égard de l’« hérésie ». De ce point de vue, il est intéressant de montrer les noyades de Tours, comme on aurait pu présenter le bûcher d’Anne du Bourg, les pendaisons d’Amboise et le massacre de Wassy. Les désécrations et l’iconoclasme des troupes réformées surtout pendant la décennie 1560-1570 constituent de façon indéniable un blasphème insupportable pour les fidèles catholiques romains. Mais il faut hélas les mettre en contrepoint des exactions menées par les troupes du camp opposé pendant la même période.
Si l’on parle des monarchomaques, il me semble intéressant de donner la raison première de la constitution de ce groupe. Certes, l’ancienne référence au gouvernement représentatif des Francs est rappelée, comme le fait François Hotman dans son Franco-Gallia, mais ce qui lance le débat, c’est bien la rupture de son serment de protéger ses sujets qui est reprochée au Roi : comment le faible Charles IX a, dans la nuit chaude et agitée du 24 août 1572, donné du bout des lèvres son accord au massacre des nobles protestants présents au Louvre et comment la monarchie a couvert, puis repris à son compte le massacre de Paris et des provinces, lors de la Saint-Barthélemy.
Cent ans après, en 1685, le motif d’accomplissement du serment du trône dans l’affirmation de la seule Église catholique conduira à la violation des droits accordés par l’édit de Nantes, certes pratiqués à la rigueur depuis plus de vingt ans. Le tableau de Chéron, censé reprendre la fable d’Appelle, est supposé évoquer cet événement.
Entre-temps, la personne du roi a été attaquée dans son caractère sacré à deux reprises, en 1589 et en 1610 par les assassinats respectifs de Henri III et de Henri IV, tous deux tombés sous les coups d’hommes de main inspirés par la Ligue, actions justifiées pour les ultras du catholicisme par l’acceptation par la monarchie française d’une cohabitation de fait, puis de droit entre deux expressions de la foi chrétienne.
Deux exécutions, celle de Damiens, coupable de lèse-majesté en 1757, et du chevalier de La Barre, pour sacrilège en 1766, vont manifester le rejet par l’opinion publique d’une telle barbarie dans la répression de crimes contre la personne du roi et la religion.
Après la suppression des notions de blasphème et de sacrilège sous la Révolution, la Restauration, qui a réinstauré le sacre, renforce la réaction, avec l’accession au pouvoir des Ultras, en les réintroduisant par l’institution d’un « délit d’outrage à la morale publique et religieuse » et la promulgation d’une loi sur le sacrilège » en 1825. Ce qui conduit inexorablement, en plus des attaques sur la presse, à la Révolution de Juillet. Après la mise à mort de Louis XVI par la Convention et la profanation des tombes de Saint-Denis, l’Empire retrouve vite et s’empresse de restaurer de fait une forme de sacralité autour de Napoléon. D’ailleurs, la personne du chef de l’État garde, à travers les siècles, également un caractère sacré. De Napoléon Ier aux présidents de la République, l’offense au chef de l’État existe et elle n’est finalement abolie par l’Assemblée nationale qu’en 2013.
L’« outrage à la religion » est un sujet qui est surtout traité autour de l’anticléricalisme de gouvernement de Combes, puis de la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905. Mais, de fait les protestants, avec le développement du Réveil, peuvent se trouver en butte – ce fut le cas de de nombreuses campagnes sous le Second Empire – à une répression larvée où la liberté de culte est remise en cause, au motif que celle de conscience suffit à l’ordre public.
En cela, la Troisième République est pour eux une forme de revanche. Et la loi de 1881 consacre la disparition du sacrilège. Sujet qui ne relève pas de leurs préoccupations, et leur position s’aligne sur celle de Clemenceau en la matière : « Dieu se défendra bien tout seul, il n’a pas besoin pour cela de la Chambre des députés ». Malgré les tentatives de réintroduire en droit la notion de « blessure aux convictions », la Cour de cassation a confirmé en 2000 les termes de la loi de 1881, en estimant licite toute représentation caricaturale, pourvu qu’elle ne soit ni injurieuse, ni diffamatoire pour les personnes.
Mais sur ce point, depuis trente ans, les politiques semblent varier d’approche selon les événements et les époques. Verrait-on encore de nos jours un futur président de la République dénoncer Les Versets sataniques de Salman Rushdie avec autant de force ? Les drames et les assassinats de ces dernières années ont déplacé le débat, au risque de créer un peu facilement de factices « valeurs de la République » et de relancer le discours anti-religieux, surtout à l’égard de l’Islam, de la laïcité à la française.
Félicitations aux maîtres d’ouvrage de cette publication, Amable Sablon du Corail, conservateur général, responsable du département du Moyen Âge et de l’Ancien Régime aux Archives nationales, et Jacques de Saint-Victor, professeur d’histoire du droit à l’Université de Sorbonne Paris-Nord, ainsi qu’à leurs deux co-auteurs, Nathalie Droin et Olivier Hahne. La synthèse qu’ils proposent nous rappelle que la vigilance s’impose toujours sur des notions telles que la liberté d’expression et la liberté de conscience, qui peuvent se rencontrer mais qui peuvent également entrer en conflit.
Faut-il le rappeler, le sacrilège premier serait la remise en cause des droits dont bénéficient tous les citoyens et habitants de notre pays, en un mot de l’idéal républicain et de sa lumineuse devise : « Liberté, égalité, fraternité ».