Revue d’histoire du protestantisme

Comptes rendus

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Maria-Cristina Pitassi (dir.), Firmin Abauzit (1679-1767). Production et transmission des savoirs d’un intellectuel au siècle des Lumières

Paris : Honoré Champion, 2022

Ana CARMONA ALIAGA

L’introduction du livre nous le rappelle : dans l’Europe des Lumières, Firmin Abauzit occupe une place particulière marquée par des contradictions. Arrivé dans son enfance à Genève à la suite de la Révocation, cet homme de lettres intéressé aussi bien par les mathématiques que par l’histoire sacrée ou la critique biblique a joui sa vie durant d’une bonne intégration sociale parmi les élites théologiques de sa ville d’accueil. Et cela malgré sa pensée religieuse proche du socinianisme et la production des textes portant des idées mettant en question les prophéties de l’Écriture, textes connus et recopiés ayant circulé entre les savants de l’époque mais que son auteur a systématiquement refusé de publier. Or, comme Maria-Cristina Pitassi, directrice du volume, le montre au début de l’ouvrage, plusieurs facteurs pourraient expliquer ces paradoxes. Bien plus que comme une contradiction, le refus obstiné d’Abauzit de publier ses manuscrits pourrait se concevoir comme une stratégie lui assurant à la fois protection des autorités et liberté de pensée. En effet, ne franchisant jamais tout à fait la frontière entre privé et public, les écrits du savant se prêtant à controverse auraient été plus faciles à tolérer par les autorités ecclésiastiques, dans une Genève qui s’ouvrait d’ailleurs en ce début du xviiie siècle sur le plan disciplinaire et doctrinal. Si la stratégie d’Abauzit fut menacée à la fin de sa vie par la mention que Voltaire fit de lui à propos de son Dictionnaire philosophique, ce n’est qu’après sa mort que ses Œuvres furent finalement publiées.

C’est peut-être à cause de ce parcours singulier et d’une production échappant aux étiquettes trop étroites que la figure d’Abauzit n’a pas, malgré quelques exceptions récentes notables, retenu l’attention de la critique contemporaine. Avec un total de huit collaborations réunissant aussi bien des historiens des religions que des littéraires, philosophes ou archivistes, ce livre cherche à porter remède à ce manque d’études sur Firmin d’Abauzit en apportant un éclairage multidisciplinaire et varié sur le savant. La figure d’Abauzit est ainsi étudiée à partir de trois perspectives d’analyse complémentaires qui parcourent aussi bien la pensée et les écrits du savant que sa réception ou encore les caractéristiques formelles de sa production écrite.

Les quatre premiers articles du volume, signés par Daniel Barbu et Philippe Borgeaud, Yves Krumenacker, Luisa Simonutti et Jacopo Agnesina, cherchent à compléter le portrait du savant. Grâce à l’analyse des écrits d’Abauzit, comme les Réflexions sur l’idolâtrie ou la Lettre à une dame touchant les dogmes de l’Église Romaine, mais aussi de ses notes de lecture et fragments manuscrits, ou des lectures d’Abauzit, on saisit mieux la richesse et la complexité de la pensée de cet homme de lettres. On apprend ainsi le rapport étroit qui existe entre le vécu, que ce soit par son passé de huguenot réfugié anti-catholique ou par l’influence des intellectuels qu’il a pu rencontrer lors de ses voyages en Hollande ou Angleterre, et la pensée d’Abauzit ; ou encore le défi qui se présente à tout critique cherchant à ordonner ou systématiser l’ensemble composite de ses manuscrits.

Auteur publié de manière posthume, connu, commenté et admiré par ses contemporains, Abauzit doit également être considéré sous l’angle de sa production et de la réception de son œuvre. Les contributions de Martin Rueff, qui procède à une analyse littéraire de la note que Rousseau lui dédie dans la Nouvelle Heloïse, et de Dinah Ribard, qui analyse ses écrits posthumes et le rôle du savant de prête-nom, permettent ainsi de recontextualiser la figure d’Abauzit en tant qu’auteur et philosophe à partir de la vision que les philosophes des Lumières avaient de ce personnage.

Le volume se conclut par deux articles faisant place à la postérité matérielle des écrits du savant, dont la production bigarrée des textes et le rapport avec l’écrit et l’édition oscillant toujours entre privé et public – le livre le montre bien dans les contributions qui précèdent – fut si particulière. Du côté des publications et de l’histoire éditoriale, on rentre, grâce à l’article de Maria-Cristina Pitassi, dans les coulisses des deux éditions publiées presque contemporainement, à Genève et à Amsterdam, et en concurrence, des Œuvres posthumes, à l’appui des lettres inédites des protagonistes de l’affaire. Le dernier article du livre, de Barbara Roth-Lochner, nous introduit à la production manuscrite du savant, à partir d’une exposition détaillée du contenu et de la construction de la collection des papier Abauzit conservés à la Bibliothèque de sa ville d’adoption.

Avec une approche panoramique et pluridisciplinaire de la figure du savant, ce volume montre la complexité et l’intérêt d’étudier la pensée et la production d’un auteur aussi érudit et hétérogène que Firmin Abauzit, aussi bien par l’importance de sa plume que par sa place au milieu des débats et des réseaux intellectuels du siècle des Lumières.