Revue d’histoire du protestantisme

Comptes rendus

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Les Printemps profanes d’Agrippa d’Aubigné À propos de deux éditions récentes

Agrippa d’Aubigné, Le Printemps, édition critique par Véronique Ferrer, Genève : Droz, « Texte courant », 2019, 1084 p. / Agrippa d’Aubigné, Œuvres, sous la direction de Jean-Raymond Fanlo, Marie-Madeleine Fragonard et Gilbert Schrenck. Tome IX, Le Printemps, édition critique par Julien Gœury, Volume I. Dernier Printemps [volume T 157]. Volume II. Printemps tardif [volume T 159]. III. Printemps précoce [Album de poésies de Marguerite de Valois]. IV. Fleurettes printanières [Pièces de provenances diverses], Paris : Classiques Garnier, « Textes de la Renaissance », 2023, 2 vol., 1486 p.

Frank LESTRINGANT

Qu’on se le dise ! Le Printemps d’Agrippa d’Aubigné, canzoniere à la manière de Pétrarque, est enfin accessible au public dans sa totalité, et cela dans deux éditions successives, élaborées selon des principes différents. Ensemble manuscrit unique en ce qui concerne le xvie siècle, à la fois en quantité et en qualité, dont on est loin d’avoir l’équivalent pour un Ronsard ou un Du Bellay, sans parler même de Jodelle, Le Printemps est enfin livré aux yeux de tous, cinq bons siècles après sa première copie.

Or Le Printemps de d’Aubigné n’est pas un, mais pluriel. On distingue au moins trois Printemps successifs, élaborés au cours d’une longue vie et laissés sans conclusion ni contours fermes, ainsi que sans épilogue. Ces trois Printemps, dernier Printemps, Printemps tardif et Printemps précoce, sont trois recueils recopiés au fil de quelque cinquante ans, qui rencontrent assez tard le titre que la critique aujourd’hui leur attribue. Ce Printemps se prolonge au temps des Tragiques et même de l’Hiver. Il est temps dès lors de le considérer en lui-même, et, à partir des deux éditions critiques les plus récentes, de voir en quoi il esquisse et forme en creux la poésie religieuse des Tragiques.

On envisagera tout d’abord l’édition « monolithique », si l’on peut dire, du Printemps procurée par Véronique Ferrer ; ensuite les trois Printemps successifs donnés par Julien Gœury aux éditions Classiques Garnier, et complétés par des « Fleurettes printanières », joli titre un peu fleur bleue pour des pièces qui ne rentrent dans aucune des catégories précédentes. Ces deux éditions du Printemps comportent donc à peu près les mêmes pièces et ont été publiées à quatre ans d’intervalle, livrant les centaines de pièces dans un ordre légèrement différent, et surtout avec une annotation plus étoffée, et plus qu’exhaustive dans la seconde et dernière édition.

Envisageons tour à tour ces deux éditions, établies l’une et l’autre sur nouveaux frais à partir du fonds Tronchin de la Bibliothèque de Genève, ainsi que du fonds manuscrit de la Société d’histoire du protestantisme français, où se trouve conservé le Printemps précoce, selon la dénomination de Julien Gœury, à savoir l’Album de poésies de Marguerite de Valois.

Le Printemps édité par Véronique Ferrer

L’édition de Véronique Ferrer est la plus accessible et la plus maniable, comprenant un bon millier de pages au format de poche, étant entendu que les diverses pièces du Printemps y sont données au recto de chaque feuillet, vis-à-vis de leur version modernisée sur la page de gauche, comme le veut la collection « Texte courant » chez Droz. Une annotation succincte et plus que suffisante éclaire le sens et les sources de chaque poème. Les pièces du Printemps y sont disposées selon l’ordre traditionnel. Le recueil commence avec la « Préface » versifiée parallèle à celle des Tragiques, suivie de l’Hécatombe à Diane, suite de cent sonnets offerts à l’intransigeante femme aimée, Diane Salviati, qui dédaigne celui qui soupire après elle. Viennent ensuite les « Stances », au nombre de vingt-deux, les « Odes », au nombre de cinquante et une, et enfin cinquante pièces de « Mélanges », ce dernier titre de section n’étant évidemment pas de d’Aubigné, mais de son éditrice.

À quoi s’ajoutent, dans l’annexe 1, les poèmes attribués à Agrippa d’Aubigné dans l’Album de poésies de Marguerite de Valois, soit onze pièces de forme et de longueur variées, et dans l’annexe 2, la table autographe du Printemps, transcrite d’après le manuscrit Tronchin 159. L’annexe 3 contient la liste des poèmes du manuscrit Tronchin 159, l’annexe 4 les tableaux métriques et rend compte de la variété strophique, métrique et rimique des Stances, des Odes et des Mélanges, variété moindre pour les Sonnets, la plupart en alexandrins, sept en décasyllabes, huit en octosyllabes et un en heptasyllabes.

Ce fort volume s’achève par 13 appendices dont les 4 premiers reproduisent la table autographe du Printemps, d’après le fonds Tronchin 159, f. 1 et 2, et les 9 suivants permettent de reconnaître les différentes mains de ces recueils, dont la main de Constant d’Aubigné, fils d’Agrippa, et celle de l’Album de Marguerite de Valois, conservé à la Bibliothèque du protestantisme français1. Un glossaire, un index des noms propres et une table alphabétique des Incipit achèvent ce solide ensemble, fort aisé à consulter et à savourer.

Le faisceau de Printemps édité et commenté par Julien Gœury

C’est à une tout autre entreprise que s’est livré Julien Gœury, dont la tâche vient d’aboutir il y a quelques mois seulement. Dressant l’historique du Printemps selon ses éditeurs, il passe en revue les éditions existantes, partielles ou complètes, jusqu’à celle de Véronique Ferrer. Cette dernière édition constitue, selon lui, « l’ultime avatar de ces Printemps restaurés pan par pan depuis 18742 ». C’est l’« hypothèse herméneutique » revendiquée par Véronique Ferrer, dont le principal apport est de fournir une section apocryphe de « Mélanges », bien plus étoffée que celle réunie jadis par Eugène Réaume et François de Caussade, éditeurs il y a un siècle et demi des Œuvres complètes d’Agrippa d’Aubigné3. Ces Mélanges réunissent, on l’a dit, cinquante poèmes, dont deux sont issus de l’album de poésies de Marguerite de Valois, cinq proviennent de T 160 et quatre autres seraient, si l’on en croit la démonstration de Jean-Raymond Fanlo, de Constant d’Aubigné plutôt que d’Agrippa.

L’un des reproches, partiellement injustifié, que Julien Gœury fait à cette avant-dernière édition est d’inventer une langue anachronique, car légèrement modernisée, atour incontestable sur le plan pédagogique, mais parti discutable sur le plan philologique. Certes, mais comment ne pas moderniser Le Printemps ou Les Tragiques, si l’on veut que d’Aubigné soit encore lu de nos jours, en ce commencement du xxie siècle ? Sans doute Le Printemps n’est-il pas un ensemble homogène, puisque la rédaction s’en étend sur un bon demi-siècle. Mais peut-on parler d’un simple « agrégat de textes », dont la rédaction s’étale sur une période d’évolution rapide de la langue française4. Naguère encore, Marc Fumaroli remarquait, non sans pertinence, que la langue et la poésie d’Agrippa d’Aubigné, à commencer par celles des Tragiques, manifestaient un archaïsme délibéré, au seuil du grand siècle classique5. Le Printemps, comme l’œuvre épique et parénétique qu’elle prépare et accompagne, cultive un archaïsme plus net encore, qui ne souffrira jamais de repentir de la part de son auteur. Il est vrai que d’Aubigné n’a jamais publié son Printemps, à quelques pièces près, alors qu’il a laissé paraître Les Tragiques, presque par inadvertance, au milieu du marais poitevin, un beau jour de 1616. Mais il l’a fait scrupuleusement recopier tout au long de sa vie, ne le reniant jamais, composant même une préface versifiée aux trois livres de l’Hécatombe, des Stances et des Odes, préface en heptasyllabes, parallèle à celle en octosyllabes des Tragiques6. Rappelons une fois encore que la version sagement modernisée de Véronique Ferrer fait face, de double page en double page de son édition, à la version authentique et souvent archaïque du Printemps, parfaitement établie7.

Quel statut accorder dès lors à ce qui n’est pas exactement une œuvre de jeunesse, mais une œuvre parallèle au poème principal des Tragiques ? Faut-il lui donner un semblant d’unité, que les connaisseurs jugeront factice, ou bien le découper en tranches chronologiques ?

C’est le second parti qu’a adopté Julien Gœury, distinguant au sein du corpus albinéen quatre ensembles distincts. Il commence par prendre ses distances avec la table autographe d’Agrippa d’Aubigné – « la table, ou comment s’en débarrasser » (p. 73-82) –, ouvre le corpus par le « dernier Printemps, 1623-1624 », qui contient la mise au propre de l’Hécatombe à Diane d’après le manuscrit Tronchin 157, ce qui peut sembler paradoxal, poursuit par le Printemps tardif, d’après le volume Tronchin 159, continue par le Printemps précoce, autrement dit par l’Album de poésies de Marguerite de Valois, et achève par un bouquet de Fleurettes printanières, pimpante métaphore qui rassemble des pièces de provenances diverses, et qui comprend aussi bien des odes et des stances publiées que des stances manuscrites de date incertaine, héroïde ovidienne développant en termes tragiques les lamentations d’une jeune femme abandonnée par son amant (p. 1353-1354).

En somme, comme les titres intermédiaires l’indiquent, cette édition remonte d’aval en amont, et de la copie la plus récente à la plus ancienne. La Préface versifiée du Printemps, que les éditeurs précédents avaient placée au tout début du corpus printanier retrouve la place qu’elle occupe dans le manuscrit Tronchin 159, c’est-à-dire après l’Hécatombe, publiée ici dans sa version la plus tardive, et avant les stances et les odes.

Du vivant même de d’Aubigné, certaines pièces du Printemps ont été imprimées, souvent sous l’anonymat, et mises en musique8. Pour une très petite partie sans doute, d’autres ont été insérées dans des recueils collectifs plusieurs fois réimprimés jusqu’en 16309.

Quatre annexes contiennent la table des matières autographe, les trajectoires manuscrites et imprimées des différentes pièces, des tableaux concernant la versification et enfin la chronologie des pièces imprimées de 1576 à 1630. Une ample bibliographie, un index des noms propres cités dans le texte, un index des noms d’auteurs et de musiciens anciens cités dans l’introduction, les notices et les notes, une table des incipit de tous les poèmes d’Aubigné complètent cette somme éditoriale10.

Au total, cette édition du Printemps, des Printemps plutôt, tels qu’ils se sont succédé sur plus de cinquante ans, tout en renonçant à la restauration hypothétique d’un édifice inachevé, livre, de manière totale, des matériaux considérables, admirables à bien des égards. Un chantier, en quelque sorte, ou plutôt un inventaire de matériaux de construction employés en fonction d’un projet en constante évolution. D’où des états inchoatifs, une succession de recueils inaboutis et toujours inachevés. C’est pourquoi la présente édition, succession de copies et d’états transitoires, nourrie d’une parfaite érudition, est assurément la plus fidèle possible à la vérité des manuscrits.

Quel usage le lecteur d’aujourd’hui peut-il bien en faire ? D’une indéniable utilité des points de vue philologique et archéologique, elle nous fait assister à la genèse et aux transformations successives d’une œuvre qui n’a pas abouti. Ce n’est même pas une œuvre à proprement parler, mais, comme nous le disions plus haut, un faisceau d’œuvres possibles, toutes prometteuses et toutes décevantes dans l’état où elles nous sont parvenues.

Mais d’un autre côté, ne peut-on pas dire que l’inachèvement du Printemps est sa force constitutive ? Comme le souligne Julien Gœury en conclusion de sa substantielle introduction, une indéniable « fureur » anime l’ensemble, « une énergie créatrice sans pareille » circule dans tous ces manuscrits, « que la mort du poète n’aura pas su éteindre11 ». « Il bouge encore », lance-t-il même comme un défi12.

Plus mesurée et plus modeste, plus enjouée aussi, Véronique Ferrer voit Le Printemps comme un laboratoire. Le poète y expérimente les styles pour les éprouver jusqu’à ce que prenne corps la solution miraculeuse et vraie des Tragiques. D’où la gamme presque complète du lyrisme et de la satire, qui fait du Printemps une histoire littéraire en acte13.

Les Printemps et les Tragiques

Une question mérite enfin d’être posée. Quel rapport avec Les Tragiques, le grand œuvre poétique d’Agrippa d’Aubigné ? se demandera-t-on. Il est évident que des pièces du Printemps annoncent certains des passages les plus célèbres des Tragiques, à commencer par la pièce XVI des Mélanges, selon la taxinomie de Véronique Ferrer, une élégie qui se rapporte à l’agonie du jeune poète à Talcy, entre les bras de Diane Salviati, vainement aimée jusqu’à la mort14. L’Enfer cannibale est déjà là, cimenté de sang et pétri de chairs vives, tel qu’il resurgira au début du livre III des Tragiques, allégorie monstrueuse du Palais de Justice de Paris15. Ce Palais d’une Justice infâme, pour le moment, se réduit au corps pantelant de l’amant blessé à mort, offrant un lit « enflé de [s]es cheveux et basty de [s]es os » à la belle indifférente, le reste brûlé et mis en cendres, prêt à lui servir de poudre de beauté16.

Du Printemps aux Tragiques, la différence fondamentale est l’absence de ciel, qui vient soudain se poser comme un couvercle providentiel sur un édifice jusqu’alors béant, en attente de colonnes comme de couronnement. Les Tragiques apportent à cette pièce d’un Printemps avorté un sens et un élan, la belle étant providentiellement remplacée par Dieu, et la poésie amoureuse, tiraillée entre des sens contraires, faisant place à l’aspiration vertigineuse vers le haut et vers le tout.

Hormis cette pièce qui se rattache négativement ou par défaut aux Tragiques, Le Printemps ne quitte guère le sol des réalités amoureuses. Il progresse souvent en rase-mottes, si l’on peut dire, multipliant les élans avortés et les chutes, témoignant d’un masochisme avéré de la part du poète, lequel ne cesse de retomber dans des souffrances perdurables, pour connaître mille morts, toujours renouvelées.

Saluons une fois de plus cette double et magistrale édition, d’un Printemps restauré et de Printemps simplement ébauchés, explorés selon une patiente et minutieuse enquête, qui reconnaît par exemple jusqu’à dix mains dans les copies du manuscrit Tronchin 159, dont peut-être celle de d’Aubigné lui-même17. Même si des corrections nombreuses ne cessent d’être intégrées au cours des années, y compris lors de la vieillesse du poète, il reste que l’essentiel de la composition du Printemps remonte à la décennie 1570-158018. Réjouissons-nous que, de cette suite de copies patiemment rassemblées et minutieusement annotées, émergent deux éditions plus complémentaires que concurrentes. Dans sa variété et son foisonnement, Le Printemps s’ouvre enfin à tous, plus flamboyant que jamais.

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1. BPF Ms 816/12.

2. Julien Gœury (éd.), Le Printemps, vol. I, p. 73.

3. Agrippa d’Aubigné, Œuvres complètes, publiées par Eugène Réaume et François de Caussade, Paris : Alphonse Lemerre, t. III, 1874.

4. Julien Gœury (éd.), Le Printemps, vol. I, p. 72.

5. Marc Fumaroli, « La dispute des Muses », in Jean Mesnard, Précis de littérature française du xviie siècle, Paris : PUF, 1990, p. 103-104.

6. Agrippa d’Aubigné, Le Printemps, édition V. Ferrer, p. 3-34. Cf. Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, Poésie/ Gallimard, 1995, p. 65-76.

7. Notons en revanche que l’édition Julien Gœury comporte une faute de prosodie dans la transcription de l’Ode XXIII (Ode XIV, selon V. Ferrer), v. 88.

8. Agrippa d’Aubigné, Le Printemps, éd. J. Gœury, vol. I, p. 159-174.

9. Ibid., p. 173.

10. Cette précieuse bibliographie de 40 pages appelle d’inévitables corrections : p. 1417, Ariosto, au lieu d’Ariosoto ; p. 1432, la Cosmographie universelle publiée à Paris en 1575 par Nicolas Chesneau et Michel Sonnius [et non Somnius] est l’œuvre de Sébastien Münster et de François de Belleforest, ce dernier l’ayant considérablement remodelée et augmentée. Autres coquilles : p. 83, note 176 : il faut lire cote et non côte A 26.

11. Ibid., vol. I, p. 174.

12. Ibid.

13. Le Printemps, éd. V. Ferrer, « Introduction », p. LXX-LXXI.

14. Le Printemps, éd. V. Ferrer : « Mélanges XVI », p. 811-825 ; éd. J. Gœury, vol. II, p. 687-692.

15. Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, III, « La Chambre dorée », v. 175-186.

16. Le Printemps, éd. V. Ferrer, « Mélanges » XVI, v. 149-176, p. 821-823 ; éd. J. Gœury, vol. II, p. 691.

17. Le Printemps, éd. J. Gœury, vol. I, p. 125-135.

18. Ibid., p. 159.