Revue d’histoire du protestantisme

Compte rendus

CR

Vincent Genin, L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français (1905-1979)

Turnhout : Brepols, 2022, 283 p.

Ronan de CALAN

C’est là un livre curieux qu’il faut lire en commençant par la fin si l’on veut en saisir la thèse, volontiers déceptive. Ainsi, p. 234 : « […] il faut admettre que les historiens que j’ai étudiés n’avaient ni l’intérêt ni l’arrière-plan intellectuel adéquat pour engager une lecture complexe de l’Éthique ». Et un peu plus loin, p. 241 : « On pourrait dire que les historiens sont des lecteurs à la fois marginaux et critiques de l’Éthique, principale œuvre à avoir attiré leur attention. Pour eux, à quelques exceptions près, il [Max Weber] demeure une étrangeté. » Alors pourquoi consacrer un ouvrage entier et non un simple article à l’étude d’un cas de réception somme toute assez uniformément négative, quand ce n’est pas purement et simplement de non-réception qu’il s’agit ? Les considérations de méthode – controverse autour de la théorie de la causalité, place ou non accordée à l’« idéaltype » wébérien – n’offrent pas de motif suffisant pour persévérer : contrairement aux lectures critiques des sociologues et des contemporains allemands de Weber, toutes ces questions ont été largement laissées de côté par les historiens français. Il ne pourrait s’agir, non plus, d’administrer la preuve que sociologues et historiens forment bien deux communautés, deux tribus distinctes et en certaines occasions rivales : à l’exception notable de Raymond Aron, qui ne s’engageait en sociologie que parce qu’il y voyait non une science, mais une critique de la modernité, les sociologues français de la première moitié du xxe siècle, pour la plupart durkheimiens, n’ont pas mieux accueilli Weber que les historiens. Alors quoi ? Il faut dire que le doute qui s’empare du lecteur dès les premières lignes a du mal à le quitter, à mesure qu’il avance dans un livre à la lecture agréable et à l’érudition par ailleurs impeccable, et qui dresse un tableau saisissant de trois générations d’historiens.

Après une brève présentation du sociologue allemand et de sa thèse défendue dans l’Éthique protestante – qu’on peut résumer avec l’élégance de Raymond Aron : « Le protestantisme n’est pas la cause mais une des causes du capitalisme ; ou plutôt il est une des causes de certains aspects du capitalisme » –, le livre se compose de trois chapitres d’égale dimension couvrant trois périodes : 1905-1925, puis 1925-1936, enfin 1952-1979. Le premier chapitre s’ouvre sur une première réception, timide et fort réticente, des historiens de la Réforme française, Léonard et Doumergue au premier chef, qui donnent le la. Ils sont suivis pas les historiens de l’économie, Hauser et Pirenne, qui ne réservent pas aux thèses de Max Weber un accueil plus chaleureux. Chez les uns comme chez les autres, l’incompréhension le dispute au mépris : la thèse d’une explication du capitalisme par « l’esprit » apparaît grossièrement réductionniste, les sources maigres et hâtivement compilées, la contribution à l’histoire du protestantisme, nulle. Le second chapitre couvrant la période de l’entre-deux-guerres, où domine l’école des Annales (avec une belle digression qui passe par Henri Sée, grand historien oublié), et où les échanges avec les sociologues se font plus apaisés et plus fructueux, aurait pu identifier un terrain bien plus accueillant au déploiement des thèses de Weber. Ce n’est pourtant pas vraiment le cas, comme nous le confirme l’auteur, p. 177 : « Max Weber demeure un objet d’étude hybride, mal situé, dont on parle de plus en plus, mais dont la lecture par ceux qui en parlent – les historiens au premier chef – est souvent hypothétique ». En d’autres termes, on se demande sérieusement s’il ne s’agit pas plus d’une connaissance par ouï-dire que de la lecture soigneuse d’un auteur difficile – la question elle-même paraît rhétorique quand on relève les critiques approximatives, le point de vue surplombant des historiens, mais aussi des sociologues. Le troisième chapitre donne le coup de grâce : alors même qu’une première traduction française de l’Éthique paraît en 1964, le livre enfin disponible aux non germanistes, accessible à tous, déçoit les historiens français. Mandrou et Braudel, qui sont les maillons principaux de cette dernière chaîne de réception négative, clouent le cercueil du sociologue allemand. On peut laisser les derniers mots à Braudel, cité p. 228 : « Le puritanisme, c’est au plus une école de ladrerie forcenée à l’écossaise, un enseignement de petits boutiquiers. Tout cela est franchement ridicule, disons-le, comme beaucoup d’argument polémiques. Aussi ridicule qu’on le serait à vouloir tirer argument contre Max Weber, dans l’autre sens, du luxe effréné des Hollandais à Batavia, au xviiie siècle, ou des fêtes qu’ils organisent un siècle plus tôt à Deshima, pour tromper l’ennui de leur prison dans l’îlot où les relèguent soigneusement les Japonais ». Curieux Weber, aux yeux des historiens. « Curieux », conclut l’auteur p. 241, « voilà qui est pire qu’une réfutation ». Pourquoi alors consacrer tant d’effort à la recherche d’une réception évanescente ? Les études ultérieures de l’auteur, qui annonce un second livre, donneront sans doute tout son sens à cette quête éperdue.