Revue d’histoire du protestantisme

Compte rendus

CR

Odile Kammerer, Bernard Jacqué, Marie-Claire Vitoux, Nouvelle histoire de Mulhouse

Mulhouse : Médiapop Éditions, 2023, 382 p.

Nicolas STOSKOPF

Trois enseignants-chercheurs de l’université de Haute-Alsace, retraités, mais, on l’aura deviné, toujours actifs en recherche, proposent cette Nouvelle histoire de Mulhouse, nouvelle par rapport à l’Histoire de Mulhouse des origines à nos jours de Georges Livet et Raymond Oberlé, publiée dans les années 1970. Elle l’est par son format, sa présentation sobre et moderne, son écriture précise et documentée, mais plus encore par une bibliographie totalement renouvelée depuis les années 1990 par les auteurs eux-mêmes, leurs collègues et leurs étudiants. Elle bénéficie d’une belle illustration, souvent originale (avec des reproductions malheureusement parfois trop sombres) et surtout d’une cartographie remarquable produite au sein de l’atelier universitaire, créé il y a une vingtaine d’années grâce à la ténacité d’Odile Kammerer : les cartes et plans de Mulhouse aux différentes époques, dessinés par Benjamin Furst, sont par eux-mêmes des productions historiographiques inédites qui facilitent grandement la compréhension des dynamiques spatiales, notamment pour ceux qui ne sont pas familiers des lieux.

Le projet des auteurs, expliqué dans le prologue, est de remettre à plat une historiographie mulhousienne volontiers héroïque, de revisiter les mythes qui encombrent l’histoire de cette ville, depuis la chronique de Pétri (1640) jusqu’aux recherches encouragées par les industriels protestants à partir de la fin du xixe siècle. Mulhouse, ce serait la fidélité aux ancêtres, le goût de l’indépendance et de la liberté, l’esprit républicain, les vertus chrétiennes (des protestants) et, bien entendu, les qualités morales et industrieuses des grandes familles. Reste-t-il quelque-chose de tout cela au terme d’un examen critique rigoureux ? Suivons les auteurs qui proposent deux fils rouges pour mener leur étude, la gouvernance et l’eau, la construction de l’une passant par la maîtrise de l’autre…

En réalité, quand on lit les quatre chapitres, signés par Odile Kammerer, qui mènent des origines à 1587, le fil rouge qui saute aux yeux, c’est son implacable rigueur méthodologique, aiguillonnée de surcroît par la destruction des archives à la suite d’un incendie en 1551 : rien qui ne soit étayé par des fouilles archéologiques ou par des sources, pesé au trébuchet, contextualisé et… éventuellement rejeté aux oubliettes si les preuves manquent. Ainsi s’esquissent les débuts d’une histoire très modeste, voire médiocre, autour d’un moulin peut-être, à l’époque carolingienne. Mais il faut attendre 1186 pour que Frédéric Barberousse accorde à la localité le droit de marché, « acte fondateur de la ville », puis 1224-1225 pour que cette ville s’entoure de murailles, probablement à l’initiative de son seigneur, l’évêque de Strasbourg, et que l’on parle à propos d’elle de civitas avec, en 1227, des consilarii. Odile Kammerer en conclut à l’unicité de la ville initiale et rejette ainsi la distinction d’une ville basse, celle des Staufen, et d’une ville haute, celle de l’évêque, « comme le veut toute l’historiographie mulhousienne de Petri à Oberlé ». La seconde moitié du xiiie siècle est donc celle de la conquête des libertés, marquée par la révolte contre l’évêque (1262), le premier sceau conservé (1267), le jus de non evocando (1275), une révolte des gens de métier en 1282 et la grande charte de 1293 accordée par l’empereur. Puis les Mulhousiens se dégagent avec une « lenteur relative » au xive siècle de la tutelle impériale : une des étapes importantes est la nomination (entre 1347 et 1407) d’un Stadtschreiber, secrétaire général de la ville, juriste qualifié recruté en dehors de la cité qui devient l’homme fort d’un Magistrat soumis par ailleurs au renouvellement électif annuel. Lorsque l’un d’entre eux est enlevé par une bande d’Armagnacs en 1445, la rançon demandée permet de chiffrer très exactement ce que vaut un Stadtschreiber. La ville accepte à contrecœur d’avancer la rançon, mais n’oubliera pas de se rembourser sur sa succession !

Il faut finalement attendre les xve et xvie siècles pour que « Mulhouse change d’échelle »… avec une population qui a pu atteindre « par intermittence », 3 000 habitants. Là n’est pas le plus significatif. Ce qui l’est en revanche, c’est d’avoir réussi à maintenir l’indépendance de la cité, comme improbable « ville libre d’Empire » totalement enclavée au sein des possessions habsbourgeoises d’Alsace, mais alliée depuis 1515 aux XIII cantons suisses confédérés par leur lutte contre les Habsbourg. Et Odile Kammerer reconnaît au Conseil mulhousien « astuce, audace et habileté » pour maintenir cet équilibre diplomatique fondé sur une double protection apparemment contradictoire, les libertés accordées par une autorité supérieure et la souveraineté revendiquée par le corps social.

L’autre événement important est évidemment le passage rapide et en douceur à la Réforme, sans crise iconoclaste, qui commence dès juin-juillet 1523 par l’exhortation du Conseil à l’application stricte des Écritures et devient officielle par la suppression de la messe en 1529. Mulhouse adopte la Confession de Bâle en 1537, puis en 1556 la Confessio helvetica posterior de Bullinger, fruit d’une entente avec Calvin. Les trois pères de la Réforme à Mulhouse, présentés dans un encart, sont Hans Oswald Gamshart, Augustin Gschmuss et Nicolas Prugner. Notons au passage qu’ils bénéficient d’un traitement de faveur par rapport à d’autres « héros mulhousiens » peu mis en valeur par ailleurs, ni par leur biographie, ni par la reproduction de leur portrait… Loin d’une unanimité réformatrice brandie comme un étendard par l’historiographie mulhousienne elle aussi unanime, subsistent des oppositions à la ligne officielle, une mixité confessionnelle de fait et des tensions sociales qui culminent lors des événements de 1586-1587 : rupture des cantons helvétiques catholiques avec Mulhouse, insurrection et renversement du Magistrat, assaut le 15 juin 1587 des quatre cantons protestants qui remettent en place le Magistrat et jugent les 395 bourgeois coupables d’avoir fomenté cette guerre civile. S’agit-il d’une guerre confessionnelle comme ont voulu le voir les contemporains et, d’une façon plus nuancée, les historiens ? Pour Odile Kammerer, l’intervention des cantons permet de rétablir une autorité légitimée par les Écritures et d’éviter une éventuelle bifurcation sous la pression du « populaire ». La soi-disant « République » de Mulhouse, modèle vertueux de gouvernement (protestant) par oppositions aux tyrannies monarchiques (catholiques) ou seigneuriales, a pu faire illusion par la rotation annuelle des fonctions, mais n’est rien d’autre que le gouvernement d’une « élite enrichie solidaire économiquement, familialement et religieusement ».

Après cette centaine de pages très denses, Bernard Jacqué n’en utilise qu’une quarantaine pour traiter des xviie-xviiie siècles. Si on comprend que rien de neuf depuis la thèse et autres travaux de Raymond Oberlé sur le siècle de Louis XIV ne justifie d’amples développements pour une Nouvelle histoire, on peut regretter qu’un découpage un peu trop rigide en siècles et entre les auteurs, justifié évidemment par la rupture que représente la réunion à Mulhouse en 1798, ne conduise à tronquer la révolution de l’indiennage à partir de 1746 : Bernard Jacqué se limite au démarrage d’un mouvement d’industrialisation qu’il aurait été intéressant d’envisager dans sa globalité chronologique et spatiale, dépassant largement les limites du siècle et les murs de Mulhouse. Ainsi au lieu de s’interroger sur les facteurs de ce décollage et de mentionner rapidement différentes explications, c’est la totalité de la révolution industrielle mulhousienne, menée par au moins trois générations successives, sa puissance et son originalité à l’échelle de la France et du continent, qui auraient mérité d’être questionnées en une fois. En soulignant l’appartenance de Mulhouse à ce cordon de manufactures, la plupart d’origine huguenote, qui s’installent le long de l’arc jurassien, de Genève à Bâle, Bernard Jacqué ajoute une pierre à sa démonstration d’un « xviiie siècle helvétique » et d’une ville de Mulhouse beaucoup plus suisse qu’alsacienne au moment de sa réunion à la France.

Vous avez dit « ville suisse » ? Marie-Claire Vitoux, à qui incombe la lourde tâche de traiter des deux derniers siècles en deux volumineux chapitres de 200 pages au total, prend le relais pour entraîner immédiatement le lecteur dans une visite du « cloaque mulhousien », assez peu helvétique, ville dans laquelle s’entassent au xixe siècle des milliers d’immigrés dans des conditions d’hygiène épouvantables et dont s’extraient les bourgeois par la construction du Nouveau Quartier, puis de villas au sud de la ville, tandis que la Cité ouvrière est construite au nord. Cette ville « malade » (mais qui cherche tout de même à se soigner…) et « ségrégée » est le résultat d’une industrialisation qui fait de Mulhouse le « Manchester de la France ». La comparaison avec l’Angleterre est l’occasion de mettre à mal quelques clichés et de montrer par exemple que la mécanisation n’est pas incompatible ici avec la recherche de la qualité et la multiplication des emplois. Elle permet aussi de revenir sur les valeurs de la classe patronale fortement marquée par la religion réformée et la sanctification du travail qui met en place une philanthropie à l’opposé du modèle manchestérien. Marie-Claire Vitoux, qui travaille depuis des décennies sur la question sociale à Mulhouse, livre une synthèse magistrale des pratiques philanthropiques mulhousiennes, de leurs limites et de leur évolution après 1848, avant de remettre en cause la notion même de classe ouvrière pour les deux premiers tiers du xixe siècle, car le groupe est trop instable, trop clivé par les qualifications, le genre et l’âge. Que ce soient dans les pages suivantes sur la vie politique mulhousienne, les conséquences de la guerre de 1870, la croissance économique de la période du Reichsland, la poussée des forces politiques catholiques et socialistes, les mutations urbaines, s’affirment également les convictions d’une historienne qui connaît son sujet, qui tranche si besoin est, de façon d’ailleurs à toujours soutenir l’intérêt de la lecture.

Avec la Grande Guerre, prend fin la période héroïque de cette « ville monde » désormais confrontée de 1918 à 2010 aux « effondrements et reconversions », titre du dernier chapitre. De fait la ville perd par étapes le contrôle de sa gouvernance économique, de quelques-uns de ses fleurons industriels, de ses banques, du bassin potassique (qu’elle n’a jamais contrôlé) avant de subir de plein fouet la crise des années 1930 et l’épreuve du nazisme. Un premier sursaut est à partir de 1925 celui du volontarisme bâtisseur de la municipalité socialiste dirigée par Auguste Wicky. Le second est, au terme de la reconstruction, celui des Journées mulhousiennes de la fin des années 1950 au cours desquels le maire Émile Muller, le patronat local et les représentants de l’État rivalisent de projets grandioses pour cette ville rhénane au cœur de l’Europe. Malgré quelques réussites indéniables comme la création de l’université, des échecs industriels et surtout les effets destructeurs des deux chocs pétroliers sur les entreprises locales, DMC, Schlumpf, Manurhin, SACM, achèvent de ruiner ces perspectives.

La dernière phase de cette histoire, à partir de la conquête en 1989 de la mairie par Jean-Marie Bockel, voit s’exprimer autant la citoyenne engagée dans la vie associative de sa ville que l’historienne du présent : c’est une analyse très précise et très fouillée d’une vie politique sous la pression de l’extrême-droite, des réponses apportées au développement des incivilités et… des friches industrielles, d’une politique de « ville à deux vitesses » pour répondre aux défis des quartiers défavorisés comme de l’attractivité susceptible de retenir les classes moyennes et supérieures, enfin des recompositions territoriales nécessaires. Il s’agit de comprendre le rôle des outils mis en place, Société d’équipement de la région mulhousienne (SERM, 1990), Agence d’urbanisme de la région mulhousienne (AURM, 1991), Communauté d’agglomération de Mulhouse Sud-Alsace (CAMSA, 2001) qui s’élargit en Mulhouse Alsace Agglomération (m2A, 2010), mais aussi des comités d’arrondissement créés dès 1989 pour faire vivre la démocratie locale. Si on a perdu en chemin, depuis fort longtemps, il faut le reconnaître, le fil rouge de la maîtrise des eaux qui ne s’est écrit qu’en pointillé tout au long de l’ouvrage, ces dernières pages sont l’occasion de reprendre fermement en main celui de la gouvernance qui n’a jamais été lâché par les auteurs.

Que reste-t-il des mythes mulhousiens au terme de ce gros travail d’analyse et de synthèse ? On conviendra que Mulhouse n’était encore au milieu du xviiie siècle qu’une petite ville quelconque qui aurait été vouée à un destin obscur si elle n’avait présenté deux singularités dans l’Alsace d’alors : elle était suisse et réformée. Il faut croire que cela a suffi pour devenir moins d’un siècle plus tard, selon Charles X, la « capitale industrielle de la France », bien que sans charbon, ni ressources naturelles. Cette performance exceptionnelle et glorieuse est maintenant loin derrière nous. Aujourd’hui, comme le rappellent les auteurs dans leur conclusion, Mulhouse est devenue une ville jeune, aux 136 nationalités, populaire et pauvre, mais riche de son réseau associatif, de sa position de carrefour, de capacités d’innovation qui se sont récemment révélées et… d’une gouvernance renforcée qui lui permet d’élaborer un véritable projet de territoire. Ce fil rouge tient toujours !