Revue d’histoire du protestantisme

Nécrologie

NECRO

Frédéric Barbier (1952-2023)

Marianne CARBONNIER-BURKARD

Né à Chatou le 27 août 1952, lycéen puis étudiant à Paris, puis chercheur et professeur à Paris, au quartier latin, habitant Chatou jusqu’à sa mort, à l’âge de 70 ans, le 28 mai dernier, notre collègue n’était pourtant pas parisien ou francilien pur jus. Il revendiquait aussi la part allemande de ses origines. Strasbourg, Leipzig, Dresde, Berlin, c’était aussi sa patrie, étendue au monde austro-hongrois, au cœur de l’Europe. Au reste, féru de chemin de fer qu’il était, son horizon était autrement plus large.

Frédéric Barbier était un savant, un grand historien du livre et de la culture, dans la ligne de son maître Henri-Jean Martin, inventeur de la « nouvelle histoire du livre », joignant les méthodes des sciences sociales et celles de la bibliographie matérielle.

S’il embrassait avec une égale maîtrise toute l’histoire du livre, des incunables au début du xxe siècle, son champ de prédilection était plutôt le livre de la révolution industrielle, et son espace privilégié, à côté de la France, le monde germanique et de là l’Europe centrale.

Sorti de l’École nationale des Chartes en 1976, avec une thèse des Chartes en histoire du livre, il poursuit ses recherches archivistiques et bibliographiques sur l’imprimerie strasbourgeoise de 1676 à 1830, d’où sort en 1979 un ouvrage pionnier pour l’histoire de l’entreprise, dépassant l’étude de cas : Trois cents ans de librairie et d’imprimerie : Berger-Levrault (Genève : Droz).

De 1976 à 1982 il dirige la bibliothèque de Valenciennes, expérience selon lui fondatrice, tout en menant à bien une thèse en histoire, sous la direction de Daniel Roche, Le monde du livre à Strasbourg, de la fin de l’Ancien Régime à la chute de l’Alsace française (1980).

En 1982, il entre au CNRS (à l’Institut de recherche et d’histoire des textes) et dirige une grande enquête sur les élites en France au xixe siècle, croisant économie, sociologie et prosopographie, d’où sortiront entre autres publications Le Patronat du Nord sous le Second Empire : une approche prosopographique (1989) et Finance et politique : la dynastie des Fould : xviiie-xxe siècle (1991).

Ce programme de recherche lui fait construire son sujet de thèse de doctorat ès-lettres, une comparaison systématique des phénomènes liés à la révolution industrielle dans la branche de la « librairie » entre l’Allemagne et la France ; thèse sous la direction de François Caron (Paris IV), qu’il soutient en 1987 : Livre, économie et société industrielle en France et en Allemagne au xixe siècle. De cette thèse est né un grand livre, profondément original, sur le rôle du livre dans la construction de l’Allemagne : L’Empire du livre : le livre imprimé et la construction de l’Allemagne contemporaine (1815-1914) (1995).

Directeur de recherche au CNRS depuis 1992, il est nommé l’année suivante directeur d’études « cumulant » à l’EPHE (IVe section, sciences historiques et philologiques), à la chaire « Histoire et civilisation du livre », où il succède à Henri-Jean Martin. Il s’autorisera une échappée, de 1998 à 2000, comme chargé de mission à la Mission historique française en Allemagne, à Göttingen. Viennent des années particulièrement fécondes, avec des synthèses magistrales : l’Histoire du livre en Occident (Armand Colin, Coll. U, 2000 ; 4e éd. 2020), devenue un classique, en multiples traductions ; puis L’Histoire des médias. De Diderot à Internet (en collab. avec Catherine Bertho-Lavenir, Armand Colin, 2003) ; et encore, creusant la source au plus profond, L’Europe de Gutenberg : le livre et l’invention de la modernité occidentale (xiiie-xvie siècle) (Belin, 2006) ; une exposition remarquée à la Bibliothèque historique de la ville de Paris, en 2007, « Paris capitale des livres : le monde des livres et de la presse à Paris, du Moyen Âge au xxe siècle » ; la fondation en 2005 d’un nouveau périodique, ouvert sur l’actualité de la recherche internationale, Histoire et civilisation du livre. Revue internationale (chez Droz), dont il assure la rédaction en chef jusqu’en 2015.

Progressivement, l’historien du livre a élargi et réorienté son champ de recherches à l’histoire des « instruments de la connaissance », expression sous laquelle il entend d’une part le passage des savoirs au livre, dans sa matérialité, d’autre part les pratiques de la lecture, enfin l’histoire des bibliothèques et des collections de livres en général. D’où une nouvelle passionnante synthèse, Histoire des bibliothèques : d’Alexandrie aux bibliothèques virtuelles (Armand Colin, collection U-Histoire, 2013). C’est aussi l’époque, à partir de 2011, où il lance et souvent organise une série de colloques internationaux autour de grandes bibliothèques, sur des thèmes comparatistes, ainsi à Parme, Eger, Strasbourg, Turin, Budapest, et Sarospatak en 2019. Le blog qu’il tient régulièrement à partir de 2010 (http://histoire-du-livre.blogspot.com, jusqu’en 2021) met à disposition de tous les thèmes de ces colloques et de ses séminaires à l’EPHE, y compris ses « séances foraines » de fin d’année dans des bibliothèques de province, et de façon très libre ses réflexions et ses promenades.

Tout en défrichant ces champs neufs, et plus encore une fois à la retraite (2018), il revient à la source, à la première révolution du livre qui fit surgir la révolution de la Réforme. Ainsi, en 2018, au terme de recherches tous azimuts dans les bibliothèques et les archives, il publie une éblouissante Histoire d’un livre : la Nef des fous de Sébastien Brant (Éditions des Cendres, 2018). La perspective du 500e anniversaire de la Réforme de Luther (2017) lui donne l’occasion de conférences à l’EPHE, dès 2016, sur Luther et le livre. C’est à ce moment qu’il reprend contact avec la SHPF, pour un projet d’une grande exposition « Luther et le livre », qui rencontre le propre projet de la SHPF. Grâce à son enthousiasme et à sa ténacité, ainsi qu’à son réseau d’amis et collègues, cette exposition pourra être organisée à la Bibliothèque Mazarine, et ouverte à l’automne 2018 sous le titre « Maudits livres luthériens. La réception de Luther et les origines de la Réforme en France ». Il donne le chapitre de tête du catalogue de l’exposition, « De nouvelles sensibilités, de nouveaux textes, de nouvelles lectures » et approfondit son thème dans le Journal des savants (2018), « Les débuts de la Réforme en France : transferts culturels et histoire du livre, 1517-1523 ».

Cet article du Journal des savants marque, comme son blog des années 2016-2017, une approche originale de la Réforme de Luther, révolution mentale, culturelle et sprirituelle sur fond de révolution du livre : où les livres sont associés non seulement aux chiffres de l’histoire sociale, mais aussi à des cartes, des paysages, des détails de tableaux, des portraits.

Devenu un familier de la bibliothèque de la rue des Saints-Pères, il est élu membre du Comité de la SHPF en 2019. Il y est d’emblée un membre très actif, en dépit de la maladie qui s’annonce peu après sa nomination. Il présente ainsi au Comité un aperçu de ses recherches sur l’histoire des bibliothèques protestantes aux xvie-xixe siècles : montrant le lien entre école, académie et bibliothèque aux xvie-xviie siècle, le changement de l’espace des bibliothèques humanistes-protestantes avec la salle de lecture et son décor (noms et portraits des savants).

Se souvenant qu’il était bibliothécaire chartiste et bibliographe, il s’attelle au re-catalogage de la collection de pamphlets de Luthériens anonymes ou anti-Luthériens, souvent mal identifiés dans le catalogue de la SHPF. Chaque notice est enrichie de notes qui donnent de l’épaisseur à ces menues plaquettes de notre Réserve des livres rares. Encore en décembre 2022, alors que la maladie lui rendait les déplacements difficiles, il a tenu à venir travailler rue des Saints-Pères sur les pamphlets de Luther.

Deux de ses articles ont été pour la revue de la SHPF, la RHP : « Le cordelier, le chat et les fous » (2018), sur l’articulation entre l’émergence de la Réforme et la transformation des systèmes de la communication écrite, à propos de Thomas Murner, cordelier, assimilé à un chat fou par ses adversaires partisans de Luther ; et « La bibliothèque de la nation germanique d’Orléans » (2020). À la veille de sa mort, il achevait encore deux nouveaux articles : l’un sur les Tischreden (Propos de table) de Luther pour la Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance (2023/2), l’autre sur les Mémoires de Sully, destiné à la RHP (à paraître, 2024/1).

Jusqu’à la fin, notre collègue a lu et travaillé, témoignant de sa même vive curiosité et d’une culture exceptionnelle, surtout de sa profondeur à peine masquée par l’humour.

Il nous laisse de grands livres, sa voix écrite dans son blog, et en mémoire son sourire. À nous, le lisant et le remémorant, de reprendre cette conversation trop tôt interrompue.