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Comptes rendus
Christian MÜHLING, Le débat européen sur la guerre de religion (1679-1714). Mémoire confessionnelle et politique internationale à l’époque de Louis XIV
Paris : Honoré Champion, 2021, 624 p. (coll. « Vie des huguenots »).
Cet ouvrage est issu de la thèse de Christian Mühling, docteur de l’Université Paris-Sorbonne et de l’Université de Marbourg. Consacré à la notion de « guerre de religion », il suit une démarche de sémantique historique, héritière de l’histoire des concepts (Begriffsgeschichte). L’enquête vise à comprendre, d’une part, comment cette expression s’est établie et est apparue comme un mot clé du débat politique au temps de Louis XIV et, d’autre part, comment, à cette même époque, elle est devenue un chrononyme désignant les affrontements du xvie et de la première moitié du xviie siècle. Selon l’auteur, l’existence d’une époque des guerres de religion, qui recouperait largement la période confessionnelle et qui serait antérieure à un processus de sécularisation, est une idée largement partagée parmi les historiens. Or l’emploi de cette expression comme catégorie analytique (désignant des conflits dans lesquels la religion jouerait un rôle déterminant) conduirait à essentialiser la « guerre de religion » alors que les motifs des affrontements sont multiples. C’est pourquoi il importe d’historiser ce concept en interrogeant sa perception, par les acteurs historiques, à l’époque de l’apogée du débat sur la guerre de religion dans la sphère publique. Celui-ci se situe à la fin du xviie siècle et au début du xviiie siècle, dans le contexte de la révocation de l’édit de Nantes, de la guerre de Neuf Ans et de la guerre de Succession d’Espagne. La discussion débute en France avant d’atteindre le Saint-Empire romain germanique et l’Angleterre, trois foyers au cœur de cette étude transculturelle et interconfessionnelle. Christian Mühling s’appuie sur environ trois cents imprimés (ouvrages historiques, pamphlets, journaux et gazettes) dans lesquels l’expression « guerre de religion » est employée.
La première partie porte sur l’historiographie catholique puis protestante de la guerre de religion. En examinant les écrits catholiques, l’auteur montre que le modèle des croisades contre l’islam est transposé à la lutte contre les hérétiques. De tels conflits, considérés comme des guerres de religion, possèdent une image positive car ils sont livrés contre des ennemis du catholicisme. En France, le motif de la guerre de religion est utilisé – notamment par le jésuite Gabriel Daniel – pour inciter le monarque à sévir contre les hérétiques, en suivant l’exemple de Clovis, qui a combattu les ariens. Mais la notion présente également une connotation négative : les protestants, perçus comme des rebelles, auraient été les instigateurs de guerres de religion, comme les troubles du second xvie siècle en France. Face à ces révoltés, la révocation de l’édit de Nantes apparaît légitime et nécessaire.
Alors que les catholiques qualifient de guerres de religion des conflits qui remontent à l’Antiquité, au Moyen Âge ou à la première modernité, leurs adversaires emploient cette expression pour désigner presque exclusivement des affrontements du xvie et du début du xviie siècle. Les historiens protestants condamnent ces conflits dans les trois espaces étudiés, en attribuent la responsabilité au clergé catholique et les utilisent afin de justifier la nécessité de la tolérance confessionnelle. Dans leurs débats avec des ecclésiastiques catholiques au sujet des guerres civiles françaises, les pasteurs présentent les huguenots comme de fidèles sujets qui, aux côtés du monarque, se sont opposés aux puissances étrangères et à la papauté. À la suite des persécutions dont sont victimes les protestants français, « l’interprétation de la mémoire des guerres de religion qui préconise la défense militaire de sa foi commence à prévaloir autant dans l’Empire que dans le Refuge huguenot et dans les Îles britanniques » (p. 244).
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Christian Mühling examine les débats d’actualité sur la question de la guerre de religion, que l’historiographie contribue à alimenter. Chez les fidèles de l’Église romaine, la nécessité d’une guerre de religion pour se défendre face aux attaques protestantes fait l’unanimité. L’auteur souligne les contradictions des pamphlets et gazettes catholiques à propos de la qualification des conflits qui se déroulent au tournant du xviiie siècle : « vis-à-vis des puissances catholiques, les imprimés français mettent l’accent sur l’existence d’une guerre de religion protestante destinée à éradiquer le catholicisme et prônent une guerre de religion catholique pour la défense de la seule et véritable Église. Cependant, les imprimés favorables à Louis XIV sont aussi prêts à nier l’existence d’une guerre de religion lorsqu’il s’agit de neutraliser les puissances protestantes, voire même de les attirer du côté de la France » (p. 344). Quant aux imprimés catholiques hostiles au Roi-Soleil, ils s’appuient sur des exemples passés et actuels d’alliances entre la France et les puissances protestantes afin de réfuter l’idée selon laquelle Louis XIV mènerait une guerre de religion pour défendre le catholicisme.
L’auteur analyse ensuite les différentes stratégies que les protestants mobilisent dans les publications d’actualité pour prouver qu’ils ne sont pas à l’origine de guerres de religion. L’argumentaire des fils de la Réforme oscille entre insistance sur leur caractère pacifique et justification de l’autodéfense. D’un côté, les protestants s’efforcent, à l’aide d’exemples historiques, de démontrer leur loyauté vis-à-vis des autorités temporelles. Ainsi, selon les imprimés adressés aux puissances catholiques, la fidélité à l’égard des pouvoirs politiques et la tolérance feraient partie intégrante de l’identité protestante, si bien que les Églises nées au xvie siècle ne sauraient déclencher des guerres de religion. D’un autre côté, après la révocation de l’édit de Nantes, certains réfugiés huguenots en appellent à la résistance face aux persécutions. Les protestants approuvent aussi les représailles envers les minorités catholiques et la législation anticatholique anglaise dans la mesure où elles permettraient d’éviter une guerre de religion qui serait lancée par les « papistes ».
Un dernier chapitre est consacré à l’argumentation justifiant les alliances interconfessionnelles conclues contre la France lors de la guerre de Neuf Ans et de la guerre de Succession d’Espagne. D’une part, Louis XIV est accusé de se servir de la religion comme d’un prétexte pour établir une monarchie universelle. D’autre part, selon les publicistes antifrançais, l’alliance franco-ottomane prouve que le roi Bourbon ne conduit pas une guerre pour l’Église catholique, mais contre la chrétienté. Les imprimés d’actualité hostiles à la France nient ainsi l’existence d’une guerre de religion entre chrétiens.
Le propos est fondé sur une impressionnante bibliographie multilingue de soixante-six pages (où aurait pu figurer Le venin de l’hérésie, de Bernard Dompnier, publié au Centurion en 1985). Le questionnement et la démonstration se révèlent convaincants. L’ouvrage présente de multiples apports. Il montre, notamment, que la guerre de religion, dont la responsabilité est presque toujours imputée à l’adversaire confessionnel, est perçue très majoritairement de manière négative. Ce livre révèle aussi le rôle de l’exil des protestants français dans l’européanisation du débat sur la guerre de religion, né d’une controverse entre clercs catholiques et pasteurs huguenots à propos de la légitimité de l’édit de Nantes. Christian Mühling éclaire également la pluralité des discours sur la guerre de religion en fonction de leurs destinataires, ainsi que la relation étroite entre les besoins du présent et la mobilisation du passé.
Fruit d’une recherche novatrice à bien des égards, ce livre présente, malheureusement, de nombreuses coquilles (et une erreur concernant la date de la conjuration d’Amboise, placée en 1562 au lieu de 1560, p. 247). En outre, on peut se demander si, de temps à autre, une approche quantitative du corpus – l’ouvrage ne comporte ni graphique, ni tableau, ni carte – n’aurait pas permis de renforcer la démonstration. Par exemple, lorsque l’auteur souligne la « diminution du nombre des ouvrages catholiques d’histoire concernant les guerres civiles confessionnelles […] après le traité de Ryswick » (p. 136), un diagramme présentant l’évolution du nombre d’imprimés analysés entre 1679 et 1714 aurait éclairé le lecteur. Cette enquête n’en demeure pas moins une riche étude qui explore en profondeur un moment déterminant de la construction de notre conception actuelle de la guerre de religion.