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Comptes rendus
La Haine des clans. Les Guerres de Religion (1559-1610)
Paris : Musée de l’Armée et In Fine Éditions d’art, 2023. 360 p. ill.
Ce catalogue de l’exposition présentée jusqu’à l’été 2023 au Musée des Invalides dans une impressionnante scénographie mérite au moins quelques mots. Il embrasse le demi-siècle qui couvre les guerres de Religion et le règne d’Henri IV, depuis 1559, date de la mort accidentelle d’Henri II à la suite d’un tournoi, jusqu’à 1610, l’année du crime de Ravaillac. Durant cette période agitée, qui voit, à travers bien des tribulations, la mort violente de trois rois, Henri II, Henri III et Henri IV, les deux derniers assassinés par des fanatiques, les massacres qui remplissent la France et l’affirmation de la monarchie absolue, les armes occupent la première place, de la lance et de l’arquebuse au couteau du spadassin et du boucher. Les batailles rangées font moins de morts, à tout prendre, que les règlements de comptes, les simples crimes, qui ne manquèrent pas, ou tout simplement les famines et les exactions des armées en campagne.
Les armes à feu, les armes blanches et les magnifiques armures que revêtaient les gentilshommes affrontés dans les tournois ou bien sur les champs de bataille, où il leur arrivait de perdre la vie, jalonnent cette suite d’objets luxueux, de tableaux, dont le portrait de l’amiral de Coligny prêté par la Société de l’histoire du protestantisme français, et de documents, que l’on découvre pas à pas, au fur et à mesure de la progression dans cette suite de salles consacrée à l’interminable développement des guerres civiles. Le parcours chronologique est à peu près respecté, de la fin des guerres d’Italie à la paix retrouvée par la France après quarante années d’échanges meurtriers.
Tenons-nous en ici au catalogue, et aux textes érudits qui jalonnent ce sombre et parfois lumineux parcours. Tout d’abord apparaît en encart, au dos de la couverture, une « Généalogie simplifiée des grandes Maisons », pendant que se déroule en arrière-plan, la procession de la Ligue à travers Paris, un moine déchargeant malencontreusement son arquebuse sur un magistrat. Suit une chronologie détaillée des huit guerres de Religion, jusqu’à l’avènement, à la conversion et au sacre d’Henri IV à Chartres. Alors s’ouvre une suite de chapitres ou d’essais, avec l’article d’Hugues Daussy, « Être protestant », et celui de Nicole Lemaître, « Être catholique », qui inaugurent la section historique du volume, forte de 141 pages. Puis vient une série de biographies, aux illustrations parfois énigmatiques, les personnages historiques, corps et visages, étant souvent dissimulés sous leurs armures. C’est enfin le catalogue proprement dit, qui couronne l’ouvrage, et court de « la foi déchirée » aux tardives et incertaines « réconciliations ».
Le massif d’essais ou de chapitres évoque tour à tour les croyances et convictions, les partis, les factions et l’État, les violences et la guerre, avant de s’interroger sur la manière de gouverner en temps de guerre civile. Le propos s’élargit jusqu’aux colonies françaises au Nouveau Monde, au Brésil et en Floride, pour des entreprises parrainées par l’amiral de Coligny et qui s’achèvent ici et là en désastre, à moins de cinq ans d’intervalle, face aux véloces Portugais et aux impitoyables Espagnols. Cela nous vaut au passage un exposé de Jean-François Dubos sur La Cosmographie universelle de Guillaume Le Testu, capitaine protestant du Havre et auteur d’un magnifique atlas manuscrit dédié à l’amiral de Coligny, et montrant, à côté de terres effectivement reconnues, des langues de terre improbables, comme celles qui bordent un immense et irréel continent austral, où se devine la côte nord-ouest de l’Australie, longée vers 1520 par une flotte espagnole1.
La Saint-Barthélemy, « traumatisme protestant et échec catholique », est l’objet d’un pénétrant article de Philippe Hamon (p. 75-80). Les massacres causèrent dans toute la France quelque 10 000 morts, au cours d’une sanglante « saison », pour reprendre le mot de Michelet, qui s’étendit sur toute une fin d’été et un début d’automne, du 24 août 1572 à la première quinzaine d’octobre. Comme Jérémie Foa l’a montré, une forme de proximité peut être observée entre bourreaux et victimes, qui se connaissaient parfaitement, pour s’être déjà trouvés face à face à travers les grilles d’une prison, lors des conflits précédents. Mais la violence est alors montée d’un cran, passant soudain de la simple menace à l’accomplissement. Accomplissement inégal selon les villes, certaines, comme Nantes, se trouvant épargnées par le massacre général.
Plusieurs nuances et compléments doivent pourtant être apportés à ce tableau. En premier lieu, la responsabilité directe de Catherine de Médicis dans les massacres ne peut plus être écartée, comme le montre l’attentat de Maurevert contre Coligny, dûment stipendié par la reine mère, comme il a été montré ici même2. Ensuite les causes du massacre sont parfois insuffisamment éclairées. Parmi les plus immédiates et les plus réelles, il y a l’iconoclasme protestant, trop souvent négligé. Les protestants ont brisé les statues, incendié les retables, abattu églises et cathédrales, comme à Nîmes ou à Orléans, et de là provoqué l’ire et la colère des foules catholiques. Sans doute, mettre sur le même plan ces violences, que l’on pourrait qualifier de symboliques, et des exécutions trop réelles peut paraître exagéré, voire déplacé. Mais de la pierre à la chair et des corps insensibles à des corps trop charnels, emplis de sang et d’âmes, le saut n’est malheureusement pas impossible. Des uns aux autres, on glisse du figuré au propre, mais aussi, et dans le même temps, du sacré au profane. À preuve l’attitude de Claude de La Châtre, gouverneur du Berry, lors du siège et de la capitulation de Sancerre en 1573, prompt à pardonner les violences physiques commises contre ses soldats, mais moins enclin à oublier les bris d’images et surtout la profanation des tombeaux des grands3. Sur ce point, il n’est que de renvoyer à la réflexion exemplaire de Denis Crouzet dans Les Guerriers de Dieu4.
Toujours est-il que le temps des massacres, comme le conclut Ph. Hamon, se solde par un double échec. La « frappe chirurgicale » voulue par la reine mère dégénéra en violence généralisée et aboutit, en moins de deux décennies, à l’extinction de la dynastie des Valois. Quant aux protestants, pour qui le traumatisme fut durable, ils se défièrent désormais de la monarchie, allant jusqu’à justifier le tyrannicide dans la mouvance des monarchomaques. Il est vrai que les régicides, examinés ici par Nicolas Le Roux, furent exclusivement des catholiques, du moine Jacques Clément à Ravaillac. Pour conclure cette tragique série, la pacification réalisée par Henri IV repose sur la dissociation durable des sphères politique et religieuse.
La guerre de mots et d’images, rapidement évoquée par Florence Buttay et Tatiana Debbagi Baranova, p. 93-97, convoque la Marmite papale, cloche retournée pleine de soupe aux bénéfices, sur le point d’être renversée, et d’autres gravures et emblèmes du temps des guerres de Religion émanant des réformés autant que des catholiques. Tentures, images peintes ou gravées, mais aussi sobres et austères imprimés, comme les blasphémateurs Placards contre la Messe d’Antoine Marcourt ou la plus mesurée Institution de la religion chrétienne de Jean Calvin, à la fortune considérable, ont tout naturellement leur place dans cette galerie.
L’histoire des guerres civiles en France est inséparable du recours à l’étranger. Les lansquenets et reîtres venus d’Allemagne, aux armures sommairement peintes en noir, à la différence des armures polies et brillantes des gentilshommes français, viennent prêter main-forte aux deux camps. Une impressionnante figure à cheval en est dressée sur le parcours de l’exposition (p. 229). On achète ces reîtres à prix d’or, ce qui endette durablement les partis affrontés. Agrippa d’Aubigné a immortalisé dans Les Tragiques leur trop fameuse cruauté :
J’ai vu le reître noir foudroyer au travers
Les masures de France, et comme une tempête,
Emporter ce qu’il peut, ravager tout le reste (I, 372-374).
D’autres armées viennent d’Espagne, comme les redoutables tercios, de Suisse ou encore d’Angleterre, si bien que le conflit très vite s’internationalise. La Savoie et même la Pologne, dont le futur Henri III va être l’éphémère souverain, prennent également part au conflit. Non seulement la foi est déchirée, comme l’indique le titre de la première section du catalogue, et comme suffisent à le montrer les plastrons germaniques ou espagnols, arborant tantôt le Christ en croix et tantôt la sainte Vierge, mais la guerre de libelles, évoquée par les Placards contre la messe, et les figures jumelles de l’Âne-pape et du Veau-moine, chères à la propagande luthérienne, bientôt relayée par Genève, dissémine dans toute l’Europe les mobiles du conflit.
Défilent ensuite devant nos yeux le supplice d’Anne du Bourg le 23 décembre 1559, le sac de la ville de Lyon par les calvinistes en 1562, la furie iconoclaste aux Pays-Bas, l’écartèlement de Jean Poltrot de Méré, responsable de la mort de François de Guise en 1563, le massacre de Vassy, les massacres du Triumvirat, représentés dans un décor à l’antique avec arènes et obélisque dressé tant par le peintre Antoine Caron que par Hans Vredeman de Vries et Gillis Mostaert, et pour finir, abomination de la désolation, les massacres de la Saint-Barthélemy, célébrés dans des médailles par Charles IX et le pape Grégoire XIII, qui passe en outre commande à Vasari de trois fresques pour le palais du Vatican.
À cela se mêle la violence en comparaison bien légère et bien anodine des Cannibales du Brésil, évoquée dans l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil de Jean de Léry et la présence d’une massue tupinamba, à l’extrémité plate et massive et au manche soigneusement « emplumassé », datant sans doute du temps de l’éphémère France Antarctique voulue par Coligny et implantée en baie de Guanabara.
Au total, une sombre fresque, où ne reluit souvent que l’éclat du métal, et que jalonnent de vastes tapisseries montrant les batailles de Jarnac ou de Saint-Denis, avec la mort du prince de Condé et celle, dans le camp catholique, du connétable Anne de Montmorency, âgé de 74 ans, lorsqu’il fut emporté moribond du champ de bataille. Particulièrement impressionnant est le casque de ce dernier, percé par un coup de pistolet lors de la bataille de Dreux, qui a pénétré de deux centimètres vers son visage (p. 206-207). Le fameux tableau représentant une Pavane à la cour d’Henri III montre toute l’ambiguïté de la vie de cour où se côtoyaient en apparents bons termes les pires ennemis, comme le roi et le duc de Guise, dit « le Balafré », escorté de son frère cadet, le duc de Mayenne (p. 312-313).
Cette somptueuse évocation d’un demi-siècle tragique conduit d’un accident mortel à un assassinat et de la mort d’Henri II à la mort d’Henri IV, tout en marquant le passage d’une tumultueuse Renaissance à l’absolutisme renforcé au seuil du classicisme. La Réforme française ne traverse certes pas sans dommage cette tumultueuse période, ressortant amoindrie mais toujours vivace de quatre décennies de violences, de persécutions et de combats renouvelés. L’édit de Nantes conclut heureusement cette séquence tourmentée, dira-t-on, mais, avec l’assassinat du roi renégat, il laisse l’avenir à long terme incertain, ce qui est déjà le verdict lucide de l’impétueux d’Aubigné, bientôt réduit à l’exil à Genève.
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1. Voir l’édition de la Cosmographie Universelle selon les navigateurs tant anciens que modernes par Guillaume Le Testu pillotte en la mer du Ponent, de la ville françoyse de Grace, présentation de F. Lestringant, Paris : Arthaud, Direction de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives, Carnets des Tropiques, 2012.
2. Voir Stéphan Hellin, « Maurevert : les paiements d’un tueur professionnel au temps de la Saint-Barthélemy », RHP 7 (2022), p. 309-341.
3. Voir Géralde Nakam, Au lendemain de la Saint-Barthélemy, guerre civile et famine. Histoire mémorable du Siège de Sancerre (1573) de Jean de Léry, Paris : Anthropos, 1975 (rééd. Genève : Slatkine reprints, 2000), ch. XIII, p. 325.
4. Denis Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, Seyssel : Champ Vallon, 1990. Voir notamment t. I, p. 493-553 : « L’Évangile, hic et nunc ? Problématique de l’iconoclasme ».