Revue d'histoire du protestantisme

Comptes rendus

CR

Alexis Jenni, Le passeport de Monsieur Nansen

Paris : Paulsen, 2022, 199 p.

Gabrielle CADIER-REY

Combien de vies eut Fridtjof Nansen ? Au moins trois ! Il est né le 10 octobre 1861, près de Christiana (aujourd’hui, Oslo), dans une Norvège qui fut danoise jusqu’en 1814, puis suédoise jusqu’en 1905. Bien qu’autonome avec son parlement, elle supportait mal sa dépendance sur le plan international. La fierté nationale en souffrait et Nansen porta haut le drapeau norvégien. Tout jeune, il révéla ses possibilités physiques – il fut champion du monde de patinage et plusieurs fois champion de Norvège de ski de fond –, mais aussi intellectuelles. S’intéressant à la zoologie, il est engagé comme conservateur du département de zoologie de l’université de Bergen où il étudie le cerveau humain et animal. Il a alors 20 ans, et 27 quand il soutient sa thèse.

Son premier exploit sportif remarquable est sa traversée du Groenland d’est en ouest, 600 km de désert de glace, avec des sommets à 3 000 m, de violents blizzards et une température dépassant parfois – 40 degrés. Sa préparation est méticuleuse. Il part avec cinq hommes, trois Norvégiens et deux Lapons, le 3 juin 1888. Découvrant l’intérieur d’un Groenland inexploré, ils arrivent quatre mois plus tard, le 3 octobre, à Godthab (aujourd’hui Nuuk, la capitale du Groenland). Le bateau pour Copenhague est déjà parti et l’expédition hiverne dans cette base. Cet exploit est salué avec enthousiasme par les Norvégiens qui y voient un acte patriotique, et par tous ceux qui se passionnent pour les terres arctiques.

À son retour en Norvège, au printemps 1889, il rencontre Eva Sars, sportive et musicienne, fille d’un pasteur zoologiste et il l’épouse. Mais une vie tranquille ne lui convient pas. « Il y a en moi du sang viking », disait-il. Et il décide d’aller découvrir le Pôle Nord. Toutes les expéditions jusque-là avaient échoué. Son idée est d’y arriver en se laissant dériver sur la banquise. Pour cela, il faut construire un bateau capable de résister à l’emprise hivernale de la glace. Il faut de l’argent. Comme il veut que son expédition soit « une manifestation de fierté nationale », il refuse l’argent suédois. Grâce à une souscription, il peut construire son navire selon ses idées. C’est le Fram (ce qui signifie « en avant » en norvégien). Il part le 24 juin 1893 avec douze hommes sélectionnés en fonction de leurs compétences. Fin septembre, le Fram est arrêté. Les hommes attendent que la dérive les porte au Pôle. Mais un hiver passe, un printemps, un été, un autre hiver, ils n’avancent pas. Alors, le 14 mars 1895, Nansen décide de gagner le Pôle à ski, avec un seul compagnon, trois traîneaux et leurs chiens, une tente, un théodolite, un sextant. Mais souvent la dérive les porte vers le sud, la banquise se rompt. Le 8 avril ils décident de battre en retraite. Ils n’ont pas gagné le Pôle, mais personne n’était monté aussi haut vers le nord (86° 15’). Leur voyage de retour est épouvantable Dans cette immensité blanche, ils ne savent où ils sont. En septembre, en prévision de l’hiver, ils construisent un abri où ils vont hiberner comme des ours. Leur nourriture ne dépend plus que des animaux qu’ils rencontrent. Ils passent l’hiver comme des morts-vivants. Le 19 mai, ils décident de repartir et ils arrivent enfin à la côte ouest le 17 juin. Le bateau de ravitaillement arrive fin juillet, le 12 août ils sont en Norvège. L’accueil est triomphal. « Il était le héros, il était la Norvège ! » Le Fram était rentré aussi en parfait état. Nansen raconta son épopée dans un livre qui connut un succès mondial, Farthest North. Il alla faire des conférences dans toute l’Europe et aux États-Unis. Puis il reprit ses recherches océanographiques.

En 1905, la Norvège devient indépendante et Nansen est nommé son ambassadeur en Grande-Bretagne. Il y reste deux ans. Quand le Norvégien Amundsen, en 1910, part à la conquête du pôle Sud, Nansen lui prête son Fram.

Effaré par la violence de la guerre industrielle qui a ravagé l’Europe, Nansen s’engage en 1919 dans la Société des Nations et va connaître une troisième vie, celle de l’humanitaire. Il s’occupe d’abord de fournir une aide alimentaire à un peuple russe exsangue. En 1920, la SDN fait appel à lui pour rapatrier des centaines de milliers de prisonniers de guerre. C’est toute une logistique à créer et il réussit. On lui demande alors de s’occuper des masses de réfugiés venant de pays qui avaient disparu avec la guerre, donc des gens sans nationalité. « L’être humain, c’est un esprit, un corps et un passeport. » C’est en juillet 1922 que le passeport Nansen est créé sous la responsabilité de la SDN. Nansen devient ainsi une sorte de « consul international » permettant à des centaines de milliers de gens devenus apatrides d’en bénéficier tels Chagall, Stravinsky, Rachmaninov…, ou comme les rescapés du génocide arménien. Il intervient encore en septembre 1922 dans l’échange tragique des Grecs d’Asie Mineure et de la minorité turque de Grèce, et il reçoit le prix Nobel de la paix. Il rentre alors en Norvège, reprend ses travaux scientifiques et il meurt le 13 mai 1930. L’Office international Nansen pour les réfugiés reçoit le prix Nobel en 1938. Le Fram a son musée à Oslo. Sur aucune des photos de Nansen dont on dispose, on ne le voit sourire. Ses yeux bleus nous fixent avec intensité. Alexis Jenni faisant de Nansen le Norvégien par excellence, il peut écrire qu’il fait le bien comme ses compatriotes qui « font le bien avec sévérité et constance car ils sont luthériens, du Nord, équanimes et inflexibles ».