Revue d'histoire du protestantisme

Comptes rendus

CR

Colette H. Winn, Les femmes témoins de la révocation de l’édit de Nantes

Paris : Classiques Garnier, 2023, 401 p.

Patrick CABANEL

L’autrice est professeur émérite de langue et de littérature françaises à l’université Washington de Saint-Louis, aux États-Unis. Elle est une grande spécialiste de la littérature féminine des xvie et xviie siècles ; on lui doit par exemple, parmi quelques dizaines de titres, essentiellement des éditions de textes, la traduction en anglais et l’édition de The Huguenot experience of persecution and exile: three women’s stories / Charlotte Arbaleste Duplessis-Mornay, Anne de Chaufepié, and Anne Marguerite Petit Du Noyer (Toronto, 2019) ou une édition critique de Protestations et revendications féminines. Textes oubliés et inédits sur l’éducation féminine, xvi e-xvii e siècle (Classiques Garnier, 2022). Elle co-dirige la collection « Masculin/féminin dans l’Europe moderne » aux éditions Classiques Garnier (quatre sous-collections, des xvie au xixe siècle). C’est dans ce cadre qu’elle propose Les femmes témoins de la révocation de l’édit de Nantes. L’ouvrage est construit en deux parties : une anthologie de textes (p. 133-347), assortie d’un glossaire, d’une liste de sources imprimées, d’une bibliographie et de plusieurs index, et une forte introduction de quelque 120 pages, sous le titre « La révocation de l’édit de Nantes telle que les femmes l’ont vécue », bâtie pour l’essentiel à partir du matériau documentaire présenté dans la deuxième partie.

L’ouvrage met donc à disposition ce très riche matériau. Le chapitre « Témoignages attribués à des femmes » (p. 137-232) est fait pour une part de sources imprimées bien connues des historiens : ce sont surtout les Lettres pastorales de Pierre Jurieu, pour Jacqueline de Caumont de la Force, Marie du Bois, Marguerite de Fouquet, Marie de Sers, Mademoiselle U. de Formalagués. C’est aussi le témoignage devenu célèbre, plusieurs fois réédité de la fin du xviie siècle (y compris en partie dans les Lettres pastorales) à nos jours, celui de la Drômoise Blanche Gamond, dont de longs passages sont donnés à partir du manuscrit Court 17 D de la BGE de Genève. Et ce sont enfin des textes tirés des archives, peut-être les plus précieux pour le lecteur : Isabeau de Fourques, baronne d’Arbaud (Staatarchiv des Kantons Zürich), Judith Giton Manigault (South Carolina Historical Society), et surtout les 17 lettres envoyées à son frère aîné par Anne de Béron (vers 1661 – après 1716), prises parmi la cinquantaine qu’a adressées entre 1688 et 1716, à sa famille restée en Normandie, cette femme qui aura parcouru l’Europe du Refuge à la recherche d’un établissement et dont le destin et le témoignage occupent une place justifiée dans l’étude de Colette Winn (AD Manche, chartier de la famille Béron, 231 J). Cet ensemble de témoignages, cœur de l’ouvrage, est complété par un chapitre intitulé « Récits masculins illustrant l’exemplarité des femmes en matière de piété » (p. 233-314), dans lequel on trouve notamment, à nouveau, du Jurieu, mais aussi un extrait de l’Histoire de l’édit de Nantes d’Elie Benoist et surtout La fin heureuse de Jeanne Faïsses (BGE, Coll. Court, n° 43, ici p. 262-299), un texte qui se trouve dans le Livre de Mémoire pour l’usage de ma famille, de Pierre Faïsses, rédigé non pas par ce dernier, frère de Jeanne, mais vraisemblablement par un pasteur. Rappelons que le BSHPF avait publié jadis (en 1877 et 1878) le récit des tribulations et de la mort de cette Cévenole bien connue des historiens. Un dernier chapitre de l’anthologie, plus composite, rassemble des « Écrits divers relatifs à l’histoire des femmes au temps de la Révocation », dont des édits et déclarations contre la RPR ou un avis de Jurieu à ceux qui négligent de sauver leurs enfans, et qui les laissent instruire à la Religion Romaine. Chacun de ces documents bénéficie d’une introduction sur les conditions de sa production et de sa diffusion, et de notes sur le texte, et leur seule réunion suffirait à établir la légitimité de l’ouvrage.

Mais l’auteur a tenu à en tirer, dans sa première partie, un essai historique sur les femmes confrontées à la Révocation, pour lequel elle a eu recours à d’autres témoignages non repris dans la deuxième partie, dont les mémoires publiés de la Nîmoise Anne-Marguerite Petit, dite Madame Du Noyer, et les récits d’Anne de Chaufepié et de Suzanne Robillard de Champagné. La plupart des noms cités sont ceux de membres des élites sociales, noblesse au premier rang, mais on ne saurait s’en étonner : seules ces femmes ont eu les moyens intellectuels et sociaux de coucher par écrit leurs aventures, ou d’intéresser des pasteurs ou des notables, à commencer par Jurieu, à le faire pour elles. À au moins une exception près, celle de la bergère de la Drôme, et prophétesse, Isabeau Vincent (ici p. 302-314). Le temps de la Révocation n’était pas celui du prophétisme, avant la première explosion de 1687-1688 puis celle de 1701-1705, et les sociologies sont très différentes : la « démocratisation », et la « féminisation » de la parole protestante, si fortement mises en valeur par Daniel Vidal, relèvent d’une autre génération et d’un autre univers.

On peut lire ces 120 premières pages de deux manières, également profitables. Elles proposent une nouvelle contribution à l’histoire de la Révocation : très érudite, appuyée sur une lecture fouillée de Jurieu et Benoist, et orchestrant le bouquet de témoignages évoqué ci-dessus, pour aboutir à un récit chargé de voix, de corps, de larmes. On parlerait volontiers, comme en informatique, d’un « rafraîchissement » de cette page de l’histoire du protestantisme français. L’autre lecture, que revendique l’auteure, est plus « genrée » : qu’est-ce que la Révocation a fait aux femmes ? Le bien-fondé de la démonstration ne saute pas, parfois, aux yeux, car bien des éléments rapportés ici peuvent l’être de manière à peu près identique pour les hommes (un symbole : les premiers prisonnières, si l’on ose écrire, de la Tour de Constance, ont été des hommes ; la déportation vers les îles a visé hommes et femmes, etc.). Mais il y a bien sûr toute la part des violences sexuelles imposées aux femmes, sur lesquelles insiste spécialement Benoist.

C’est ensuite au Refuge que l’expérience des femmes se distingue le plus : évidemment pour celles, nombreuses, qui sont seules, parce que jeunes célibataires, ou veuves, ou séparées de leur mari temporairement ou durablement (si, converti ou cauteleux, il n’a pas voulu les suivre) – signalons ici une figure qui aurait pu trouver sa place dans cette étude, celle de Lucrèce de Brignac, épouse du baron de Salgas, partie seule à Genève en 1701 en laissant son époux et ses très jeunes enfants : Olivier Poujol leur consacre une biographie croisée, Salgas. Galérien pour la foi, Ampelos, 2023. Elles sont confrontées à la question de l’argent et du déclassement, plus encore que les hommes ; et aussi à celle de la réputation, et c’est là tout autre chose. Le rêve de plusieurs est de trouver une place comme demoiselle d’honneur dans une maison noble (celui de beaucoup d’hommes est de devenir précepteur dans le même type de maison). Mais malheur à celle qui trouve asile chez un homme seul, ce qui est le cas d’Anne de Béron, qui ne cesse de supplier son frère aîné de venir financièrement à son aide et qui doit accepter l’accueil d’un cousin éloigné, Pierre Falaiseau, ambassadeur de l’Électeur de Brandebourg à Copenhague : la situation fait jaser, à commencer par les pasteurs (vivement critiqués par la jeune femme dans une page étonnante, p. 99-100)… Une solution a pu consister à entrer dans l’une des sociétés créées pour accueillir des femmes seules, mais Anne de Béron, toujours (elle est l’une des découvertes du livre), en a une piètre estime : « Vous me parlés de me mettre dans une société. Mon Dieu, mon frere, si vous saviés quel carillon se fait dans ces sociétés, et comment on y vit » (p. 98)…

Malgré une surprenante coquille (450 000 huguenots seraient passés par la Suisse entre 1680 et 1700 (p. 77) – la réalité est bien en-deçà), ce beau travail d’anthologie et d’analyse sera nécessaire à tout historien qui s’intéresse à la Révocation, au Refuge, et à l’écriture autobiographique de ces traumatismes ; il vient ici dialoguer utilement avec les études déjà classiques de Carolyn Lougee Chappel.