Revue d'histoire du protestantisme

Comptes rendus

CR

Caroline Callard, Tatiana Debbagi Baranova et Nicolas Le Roux (dir.), Un tragique XVI e siècle. Mélanges offerts à Denis Crouzet

Ceyzérieu : Champ Vallon, 2022. 429 p.

Frank LESTRINGANT

Substantiel recueil que ce volume dédié à Denis Crouzet, le plus fameux historien de la Sorbonne et le digne successeur du regretté Pierre Chaunu. L’auteur du célébrissime Guerriers de Dieu, consacré à la violence au temps des guerres de Religion, livre magistral, d’une lecture souvent éprouvante, trouve ici sa juste récompense, non pas synthèse ni bilan, mais juste foyer de nouvelles voies s’épanouissant en éventail ou en corolle comme un feu d’artifice exemplaire, toujours resurgissant1.

Ouvert par un « envoi » de Natalie Zemon Davis, ce volume suit un découpage à la fois thématique et chronologique. Riche de cinquante-quatre contributions, il comprend sept temps ou sept livres, « Denis Crouzet, historien des imaginaires », « Humanisme et consolation », « Theatrum mundi : symboles, gestes, paroles », « L’individu dans un monde troublé », « Violence et angoisse », « Gouverner le chaos » et « Les dernières guerres de Religion ».

Présent dans chacune des sept sections de l’ouvrage, le protestantisme rebondit de livre en livre, omniprésent dans le livre III, qui s’ouvre par « le fou de Wittenberg » – titre de la contribution de Tiphaine Guillabert-Madinier –, à savoir Martin Luther (p. 123-129), puis envisage, avec Patrice Veit, « un cantique de Luther dans les controverses religieuses au xvie siècle » (p. 130-137), avant de se pencher, avec Naïma Ghermani, sur la peinture et les « figures de la résistance au pouvoir tyrannique : Judith et Lucrèce chez Cranach l’Ancien » (p. 138-144). Deux autres contributions traitent du protestantisme français : celle de Camille Grand-Dewyse, « L’image au cœur des conflits religieux : Moïse dans les émaux peints de Limoges à la Renaissance » (p. 176-183), et celle de Lucas Lehéricy, « Henri IV, roi comédien ? Pratique politique et théâtralité sous le premier Bourbon » (p. 190-196), où l’on voit le monarque faisant semblant de se réveiller pour mieux entraîner ses interlocuteurs à l’écart et les convaincre d’autant plus facilement. Les convaincre de quoi ? mais bien de la tolérance religieuse à l’égard des protestants minoritaires !

Le livre IV est intitulé « L’individu dans un monde troublé ». Il y est d’abord question de « La brève mais aventureuse carrière de pasteur de Pierre de Campaigne, dit Villeroche », exposée par Philip Benedict et Nicolas Fornerod (p. 207-217), et des « histoires que nous nous racontons sur nous-mêmes », d’après l’autobiographie manuscrite de Bérenguier Portal, agent double tout au long des guerres de Religion, commentée par Mark Greengrass (p. 226-232). « Le pasteur Pierre Du Moulin (1568-1658), infatigable voyageur sur les routes de Dieu », est suivi à la trace à travers toute la France et même à l’étranger, en Angleterre et aux Pays-Bas, par Marie-Clarté Lagrée (p. 240-246).

Surgissent dans ce siècle agité « la violence et l’angoisse », titre du livre V de ce recueil. Nathalie Szczech, à propos de la ville d’Orbe à proximité de Berne, en 1531, montre comment les violences en faveur de l’Évangile échouent à étendre la Réforme, quand bien même sous l’action militante, blasphématoire et iconoclaste de Guillaume Farel, secondé par Pierre Viret, lesquels « renversent les autels », au propre comme au figuré, et abattent les croix (p. 263-270). Pierre-Jean Souriac, retraçant le « voyage à Montauban » de Blaise de Monluc, décrit le désarmement d’une place protestante en 1565, à l’occasion du tour de France royal du jeune Charles IX et de sa mère Catherine de Médicis (p. 283-290).

Ce n’est pas tout. « Gouverner le chaos » forme le livre VI de ce Tragique xvi e siècle. Éric Durot interroge « la radicalité des exilés de Marie diffusée depuis Genève », Marie étant bien sûr Marie Tudor ou Marie la Sanglante, Bloody Mary, pour le dire en deux mots (p. 316-321). À Genève où s’étaient réfugiés deux des plus véhéments réformateurs anglo-saxons, John Knox et Christopher Goodman, l’ambiguïté de Calvin, plus apparente que réelle, laissa ceux-ci publier de violents pamphlets contre Marie et surtout préparer sans retard la victoire de la Réforme écossaise. Véritable acteur de l’intégration des idées révolutionnaires puritaines, sans les faire ouvertement siennes, Calvin permit à Genève de devenir un foyer majeur du droit de résistance calviniste en direction de l’Écosse et bientôt de la France. Le « jour sainct Michel » 1567, date de la surprise de Meaux, examinée ici par Romain Doucet, s’inscrivit durablement dans les mémoires catholiques (p. 329-335). Ce fut, de la part de Condé et des protestants, qui tentèrent de s’emparer du jeune roi Charles IX, « la plus grande méchanceté du monde », au dire de Catherine de Médicis, qui eut pour réplique démesurément amplifiée, quelque cinq ans plus tard, la Saint-Barthélemy et la marée de massacres qui déferla sur la France. « Mais qui était donc Charles IX ? », se demande fort opportunément Matthieu Gellard, un roi incapable de gouverner sans doute, empêché de le faire par sa mère, poussée elle-même en avant par les guerres civiles, et disparu bien jeune, âgé tout juste de vingt-trois ans, sans avoir pu véritablement régner. « Une princesse intolérante ? », se demande et répond aussitôt Nicolas Le Roux, toujours à propos de Catherine de Médicis, présidant cette fois les États généraux de Blois, en 1576-1577. La reine mère, s’adressant en janvier 1577 à son fils Henri III, estimait que « cette tolérance est très déplaisante à Dieu », mais elle s’y résignait, n’ayant pas les moyens de faire triompher une seule religion, non plus qu’une seule cause (p. 354-361).

Le point de vue opposé est examiné par Paul-Alexis Mellet, « La parole contre le glaive : les remontrances protestantes (xvie-xviie siècles) », mais l’on regrette qu’à propos de ce terme manque la référence à Ronsard, auteur en 1563 d’une vigoureuse Remonstrance au peuple de France, naguère magnifiquement commentée par Daniel Ménager (p. 362-369)2. En s’arrêtant à la date de 1591, Sylvie Daubresse pose la question : « Quels moyens pour apaiser la guerre civile ? » Cette année-là, le juriste angevin Pierre Ayrault prend la plume pour s’adresser aux bastions de la Ligue, Paris, Rouen, Toulouse, Orléans, Lyon, et les inviter à composer avec le roi Henri, encore huguenot et bientôt redevenu définitivement catholique (p. 377-383).

Surgissent enfin, formant l’ultime et septième livre de ce recueil d’hommages, « Les dernières guerres de Religion ». Sous le titre de « L’impératif de la restitution aux dons pour la mission », Anne Boltanski se penche sur « nobles catholiques, capucins et protestants dans les montagnes du Languedoc » (p. 387-393). Elle montre la relative mansuétude de la papauté, en ces terres de reconquête difficile, envers des nobles enrichis aux dépens de l’Église, mais enclins parfois à résipiscence.

Dans une incisive réflexion sur « L’imaginaire comme lieu de la politique : remarques sur une lecture intempestive de l’histoire par les huguenots », Adrien Aracil montre que les anachronismes commis par Philippe Duplessis-Mornay tendent, à l’orée du xviie siècle, à ramener l’histoire à un cours illusoire et cyclique, où l’Espagne resterait le principal ennemi (p. 394-400).

Yann Lignereux s’interroge sur la possibilité d’une république de l’édit de Nantes au Canada, ou plus exactement en Acadie (p. 401-407). Les protestants s’en trouvent écartés dès avril 1627 avec la charte de fondation de la Compagnie des Cent Associés, mais certains se trouvent déjà sur place, vivant tant bien que mal avec les catholiques. Dans son Histoire de la Nouvelle-France, l’avocat Marc Lescarbot, quoique catholique lui-même, recommande tout simplement la cohabitation des adhérents des deux confessions.

La contribution de Brian Sandberg, qui envisage « La violence iconoclaste dans le sud de la France après l’édit de Nantes », argumente à juste titre sur une question longtemps sous-estimée par les historiens du protestantisme, l’iconoclasme et la profanation, dimensions ravageuses mises en relief au contraire par Olivier Christin (p. 408-414). Les conquêtes ou reconquêtes protestantes s’accompagnent souvent d’actions visant à désacraliser les espaces sacrés, à preuve le marquis de La Force profanant en 1621 une église à Caumont, utilisée comme écurie et magasin de poudre à canon. Le résultat est la destruction totale de cette église par explosion de ladite poudre avant la retraite des huguenots. La profanation des hosties, la souillure des autels, le brûlement des portes, la fonte des cloches dont on tirait l’airain des canons, l’arasement pur et simple de certains sanctuaires, autant de gestes qui rentrent dans des rituels de purification, qui se répètent dans tout le sud de la France, de Montpellier à Nîmes, à Foix et à Castres. L’auteur a tout à fait raison de dire que cet iconoclasme n’est pas réservé aux protestants. Les catholiques, de leur côté, détruisent les temples, arrachent les cadavres des cimetières et les jettent à la voirie, s’en prenant même souvent aux personnes vivantes, dans une exacerbation des violences commises entre voisins.

Enfin la Bohême militante se transporte à Paris fin août 1621, avec le passage du carme déchaux aragonais Dominique de Jésus Maria, héros de la bataille de la Montagne Blanche, qui prêche dans la capitale à deux reprises, avec force gestes et exclamations, selon Yann Rodier (p. 415-422). La violence sacrale contre les hérétiques tente de s’enraciner en France, comme est prêt à le croire le simple peuple de Paris. Inutile de dire que l’Église de France est réticente devant ces manifestations d’une ardeur religieuse d’un autre âge. Et l’auteur de conclure : « Si la résurgence des guerriers de Dieu menace, elle est disqualifiée par le pouvoir royal ».

Que dire encore d’un tel ensemble de violences éloquentes, répétitives et meurtrières tout au long d’un xvie siècle élargi jusqu’aux débuts de la guerre de Trente Ans ? Une image pourrait en être retenue : celle de l’archange saint Michel pourfendant de son glaive les anges rebelles et les chassant du Paradis, tel que l’a peint Pieter Bruegel l’Ancien. C’est l’image qui figure en couverture, mais à laquelle ne saurait se réduire la complexité de ce livre foisonnant. On peut lui préférer le tableau de Cranach l’Ancien montrant une très jeune Judith l’épée en main, la tête coupée d’Holopherne, passablement exténué, placée devant elle (p. 143).

Au total, le mérite de ce Tragique xvi e siècle est de faire écho non seulement à une carrière riche de nombreux développements, tant en France qu’à l’étranger, comme le montrent ici les contributions de Barbara B. Diefendorf et Mack P. Holt, mais à une œuvre historienne majeure, toujours en plein essor. À preuve la contribution de Marie Lezowski, intitulée « Le trésor des innocents », qui prend l’exemple des Juifs et enfants catholiques dans la divination des richesses cachées (p. 197-203). C’est l’écho direct du dernier livre de Denis Crouzet, Les Enfants bourreaux au temps des guerres de Religion3.

À propos du présent volume d’hommages, on pourrait reprendre les mots que jadis Denis Richet glissait dans l’avant-propos des Guerriers de Dieu : « Ce n’est pas un bain de sang, c’est un bain de santé intellectuelle qui vous attend4 ».

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1. Denis Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, Seyssel : Champ Vallon, 1990.

2. Daniel Ménager, Ronsard. Le Roi, le Poète et les hommes, Genève : Droz, 1979, p. 187-239 et plus particulièrement p. 234-239.

3. Denis Crouzet, Les Enfants bourreaux au temps des guerres de Religion, Paris : Albin Michel, 2020.

4. Denis Richet, « Avant-propos », in D. Crouzet, Les Guerriers de Dieu, op. cit., p. 19.