Revue d'histoire du protestantisme

Comptes rendus

CR

Frank Lestringant, Jean de Léry, le premier ethnologue

Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2023, 134 p.

Alexandre TARRÊTE

Avec cet essai incisif et enlevé, Frank Lestringant revient à un auteur qu’il connaît bien et qu’il a fait découvrir au public le plus large : Jean de Léry (1534-1613), écrivain-voyageur au Brésil et mémorialiste du temps des guerres de Religion, est au cœur de plusieurs de ses ouvrages : Le Huguenot et le Sauvage (1990, rééd. Droz, 2004), Le Cannibale, grandeur et décadence (1994, rééd. Droz, 2016), Une sainte horreur. Le voyage en Eucharistie (1996, rééd. Droz, 2012), et bien sûr Jean de Léry ou l’invention du Sauvage (1999, rééd. Classiques Garnier, 2016). Ce nouveau petit livre n’est pas seulement une élégante synthèse des travaux précédents, il tient compte également des dernières avancées de la recherche et vient ainsi compléter le portrait de cet écrivain singulier et inclassable que fut Jean de Léry, chaussetier genevois parti à la rencontre du Brésil et de ses habitants, les Indiens Tupinamba.

Claude Lévi-Strauss saluait en Léry un précurseur et tenait son Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil (Genève, 1578) pour le véritable « bréviaire de l’ethnologue ». Tel est le clin d’œil qui donne son sens au titre du livre : venant après Thevet, ethnographe fidèle et prolifique mais confus et chaotique, Léry serait le premier à avoir écrit en véritable ethnologue, puisqu’il a non seulement consigné ses observations de terrain, mais les a encore ordonnées de façon méthodique et comparées à d’autres témoignages antiques et modernes sur des sociétés similaires. Cette qualification en forme d’hommage pourrait toutefois être nuancée : car si Léry se passionne pour l’altérité radicale de la culture Tupinamba, il ne pratique pas encore tout-à-fait la mise à distance à laquelle doit s’astreindre l’ethnologue moderne, attentif à ne pas perturber son étude par ses propres préjugés. Observateur scrupuleux des objets et des pratiques, Léry reste conditionné par sa culture européenne et chrétienne lorsqu’il s’agit d’interpréter les données recueillies. Ses observations brésiliennes, qui fournissent encore aujourd’hui un matériau inestimable aux spécialistes, prennent place dans une vision du monde profondément marquée par la rigueur calviniste, par la croyance en la prédestination et par la condamnation de la chair. Le décentrement de ce grand voyage de jeunesse lui a pourtant ouvert l’esprit d’une manière décisive sur les limites de sa propre culture. Léry salue dans le Sauvage brésilien un exemple de gaieté, de pauvreté évangélique et de solidarité collective qui ferait presque oublier la cruauté des pratiques anthropophages, au demeurant moins scandaleuses à ses yeux que les faits de violence plus barbares encore qui émaillent la chronique des guerres de Religion en Europe. Inspirant Montaigne sur ce point, Léry fait du Brésil un miroir qui dévoile à l’Europe chrétienne sa propre sauvagerie.

Après un premier chapitre consacré au tableau général des Grandes Découvertes et aux différentes expéditions françaises vers l’Amérique du Nord et du Sud, les six chapitres qui suivent retracent la vie de Jean de Léry et ses épreuves successives : voyage au Brésil (à travers tempêtes, famines et conflits internes à la petite colonie française), retour temporaire à Genève, missions en France, où Léry, devenu pasteur, part courageusement prêcher l’Évangile, au mépris des persécutions. Pour échapper aux massacres qui suivirent la Saint-Barthélemy, il se réfugie à Sancerre, où il survit à un siège éprouvant, marqué par la famine et par un cas malheureux d’anthropophagie : il en témoignera dans son premier ouvrage publié, l’Histoire mémorable du siège de Sancerre (1574). Son second livre, l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil (1578), paraîtra vingt ans après le voyage, dans un nouveau contexte, sombre et tragique. La vie de Léry se confond avec le destin de son livre, qui connut plusieurs essais de rédaction avant d’être finalement terminé au beau milieu des guerres de Religion, prenant alors une résonance nostalgique : l’Eden Brésilien ressuscité par l’écriture contraste désormais avec la sauvagerie européenne. Les chapitres suivants analysent le contenu anthropologique du livre, puis ses extensions érudites et savantes, au fil de ses nombreuses rééditions. Précurseur en quelque façon du comparatisme ethnologique, Léry le voyageur complète en effet son livre en bibliothèque, en y ajoutant quantité de citations antiques et modernes qui permettent d’accréditer la description de mœurs étranges et de singularités naturelles qui pouvaient à bon droit sembler incroyables aux lecteurs de son époque. Le dernier chapitre évoque la réception ultérieure du livre de Léry, en particulier à l’époque des Lumières, lorsque les Philosophes voudront voir dans les peuples sans dieux de la forêt amazonienne la preuve empirique que le christianisme n’était pas une religion universelle.

Au fil des pages, Frank Lestringant souligne les qualités littéraires du témoignage de Léry : précision documentaire, goût de l’anecdote et du suspense, et humour omniprésent. En dépit de son petit format, son livre fait une place notable à l’illustration : gravures originales du livre de Léry, auxquelles s’ajoutent celles d’un Atlas contemporain, la Cosmographie Universelle de Guillaume Le Testu – autre voyageur et géographe protestant –, un manuscrit enluminé que Léry a sans doute pu consulter, puisqu’il figurait dans la bibliothèque des Coligny, ses patrons et mécènes. Grâce à son format très maniable, cet essai constitue une introduction idéale et très accessible au destin unique et à l’œuvre singulière de Jean de Léry, témoin décisif des deux crises majeures du xvie siècle : l’élargissement des horizons géographiques et l’irruption de la violence religieuse au cœur de l’Europe chrétienne. Sa lecture ne pourra qu’inciter à lire ou à relire l’Histoire d’un Voyage faict en la terre du Brésil, toujours disponible en livre de poche (LGF, 1994), dans une édition procurée par Frank Lestringant.