Patrick Cabanel, La fabrique des huguenots
Genève : Labor et Fides, 2022, 648 p.
« Je ne suis plus protestante, mais je reste une vieille huguenote », disait Pauline Kergomard ; et à la même époque Gabriel Monod affirmait : « Je n’en ai pas gardé la croyance, mais au fond je suis resté un vieux huguenot et ne le regrette pas. » Ces deux citations donnent le sens du dernier livre (de la dernière somme) de Patrick Cabanel. Se dire protestant, c’est affirmer sa foi. Se sentir huguenot, c’est appartenir à une histoire vécue, à une communauté mémorielle dont l’histoire va se construire essentiellement au cours du xixe siècle. Mais pourquoi les protestants du xixe siècle, socialement et politiquement bien intégrés dans la société française, ont-ils senti le besoin de reconstruire ce passé ? Patrick Cabanel l’explique par leur contexte religieux. Théologiquement, ils sont très divisés entre évangéliques et libéraux, mais ils ont en commun leur passé, « la souffrance comme identité » comme l’a écrit Esther Benbassa.
À quel moment la minorité huguenote a-t-elle commencé à sortir de l’histoire vécue pour entrer dans l’histoire racontée ? L’auteur le fait dater des années 1740-1750, à partir des travaux de pasteurs exilés aux Pays-Bas, même si, en ces années, existe encore un chevauchement entre les faits vécus et l’histoire racontée. Ainsi, Antoine Court, lors de son voyage dans les Cévennes et en Languedoc – été 1744 –, participe à des assemblées (du Désert) alors qu’en même temps ces réunions étaient un thème de gravure ou de roman. Effectivement, les malheurs des huguenots sous Louis XIV ont inspiré dans ces mêmes années un grand nombre de romans philosophiques dénonçant l’intolérance religieuse. Leurs auteurs peuvent être catholiques comme l’abbé Prévost ou protestants comme Rabaut Saint-Étienne. Le théâtre n’est pas en reste, s’emparant notamment de la Saint-Barthélemy, tout comme l’opéra avec Les Huguenots de Meyerbeer en 1836 (livret de Scribe) dont le titre envisagé, La Saint-Barthélemy, avait été refusé par la censure, de même que la présence de Catherine de Médicis qui ne reparut sur la scène qu’en 1891. Mais les protestants eux-mêmes eurent leur part dans la construction du récit huguenot, Charles Coquerel avec son Histoire des Églises protestantes du désert (1841), et surtout Napoléon Peyrat, surnommé « le Michelet du Midi », qui livre, un an après, une œuvre romantique et passionnée Histoire des pasteurs du Désert, dont l’influence s’est révélée durable en France comme à l’étranger. Michelet comme Stevenson, lecteurs enthousiastes, y ont contribué.
Pour écrire l’histoire huguenote, il faut des documents, des objets, d’où l’idée qu’il faut les collecter, les sauvegarder et ainsi émerge l’idée d’un musée. Le pasteur Émilien Frossard en trace le programme mais refuse d’en assurer l’exécution. Il préfère retrouver sa paroisse de Bagnères-de-Bigorre, lui qu’on a surnommé l’Apôtre des Pyrénées… Mais l’idée est dans l’air et, au printemps 1852, est créée la Société de l’histoire du protestantisme français. Pendant une dizaine d’années son Bulletin va publier, en vrac, une masse documentaire, avant de devenir en 1866 une revue historique et littéraire s’adressant à un large public cultivé. On est passé ainsi de l’histoire à faire à l’histoire faite. Un tableau donne une liste de quelques-uns des premiers adhérents à la Société, adhérents « remarquables » par leur activité ou leur nom, traduisant ainsi son audience dans le monde protestant. En avril 1865, son premier président, Charles Read, est remplacé par le banquier prussien Fernand de Schickler à qui la Société doit tant. C’est à partir de 1865 que va se constituer peu à peu la Bibliothèque du Protestantisme français, grâce à des dons. Les livres, sont d’abord installés dans l’hôtel particulier de Schickler, place Vendôme, avant que vingt ans plus tard il acquière et aménage le 54 rue des Saints Pères. Dans cette seconde moitié du xixe siècle, la SHPF a plusieurs dates mémorielles à célébrer, mais dans l’ambiance antiprotestante du temps, elle reste très prudente et choisit pour ses réunions commémoratives les temples, notamment l’Oratoire. Cependant, ses membres font des « tours » dans le Midi, dans les villes au passé huguenot, en Poitou et autres lieux du « croissant huguenot ». La SHPF y décentralise ses assemblées générales. Un tableau détaillé précise les lieux de mémoire visités entre 1883 et 1940. Cultes, psaumes et conférences marquent ces visites. Parallèlement à ces manifestations de la SHPF, des pasteurs se livraient dans toute la France à des travaux historiques, ce qui permet à Patrick Cabanel de titrer son chapitre IV « Le siècle des pasteurs historiens ». Il en dresse un tableau auquel on peut ajouter des pasteurs érudits locaux qui écrivent une histoire régionale du protestantisme français. C’est aussi à ce moment que sont réédités ce qu’on appelle « les classiques huguenots », édition ou réédition de témoignages des persécutés. La SHPF a aussi lancé des concours sur des thèmes historiques et encouragé la publication de manuels scolaires portant sur la Réformation et destinés aux cours de catéchisme.
Avant que ne soit créé le musée du Désert, il était entré dans les habitudes que des assemblées se réunissent en plein air, notamment sur l’emplacement d’un temple détruit par Louis XIV. En plus de ces assemblées régulières, se tenaient des réunions commémoratives d’événements de la Réforme. La Fête de la Réformation, instituée par la SHPF en 1866, n’a pas vraiment « pris » sauf dans les Cévennes. De là est sorti l’hymne/cantique La Cévenole de Ruben Saillens, chanté la première fois le 23 août 1885, lors d’un rassemblement pour le bicentenaire du « fatal édit ». Cet hymne est profondément lié à l’identité géographique et historique des lieux. L’installation du musée du Désert a été précédée d’une quête archéologique huguenote : retrouver des objets de l’artisanat emportés avec leur bible, par les fugitifs, dans les pays du Refuge. En 2002, pour le 150e anniversaire de sa création, la SHPF a présenté une exposition organisée par Jean-Daniel Pariset, « De Napoléon Ier à la fin de la IIIe République », centrée sur les réalisations industrielles et l’action économique des protestants français. Ces réalisations temporaires ne font que plus regretter l’absence d’un musée national d’histoire du protestantisme qui ne soit pas seulement virtuel. Mais le musée du Désert, malgré son ancrage local, en tient souvent lieu. Ce sont aussi les Cévennes qui ont donné au protestantisme national son bijou de reconnaissance, la croix huguenote, d’abord appelée la croix cévenole, et qui daterait de la Révocation… Son essor correspond à l’ouverture du musée du Désert. La Cause en a fait son logo.
Le musée du Désert est installé dans la maison du chef camisard Roland achetée par la SHPF grâce à une souscription complétée par le baron de Schickler. L’initiative du musée revient à Frank Puaux et à Edmond Hugues, un pasteur et un haut fonctionnaire, tous deux fils de pasteurs férus d’histoire. Il a été inauguré le 24 septembre 1911. Un an plus tard, Frank Puaux annonce qu’à côté du musée il souhaite construire un Mémorial, monument dédié aux martyrs de la foi issus de toute la France. Son architecture, évidemment, va trancher avec les maisons paysannes méditerranéennes du Mas Soubeyran. Ainsi furent élevés la Salle des prédicants, le mur des galériens, la liste des prisonnières de la tour de Constance que rappelle le tableau de Jeanne Lombard (qui illustre la couverture). C’est dans ce cadre à la fois muséal, mémorial, et cultuel que se déroule, le premier dimanche de septembre, l’assemblée du Désert. Elle commémore chaque année un anniversaire ; elle est un moment majeur de retrouvailles chaleureuses, même si certains critiquent ce genre de « pèlerinage »… À la suite du musée du Désert, plusieurs musées locaux se sont ouverts, dans la seconde moitié du xxe siècle, regroupés dans un tableau par l’auteur. Un autre tableau présente les trente-sept plaques commémoratives, statues et obélisques installés à travers la France entre 1921 et 1939.
Le dernier chapitre se présente un peu comme l’exemple de cette fabrique mémorielle. Il montre comment s’est faite la « huguenotisation » de ce lieu emblématique qu’est devenue la tour de Constance dont on trouve le nom déjà au Moyen Âge, sans qu’on en sache l’origine. Mais cette énigme toponymique va permettre « la parfaite adéquation du nom et de l’histoire », ses célèbres prisonnières ayant démontré leur constance à résister ; et parmi elles, on voit comment a émergé Marie Durand, comment, par strates successives, elle est devenue une icône. L’inscription gravée dans la pierre « résister » qu’on lui a attribuée, a révélé toute son actualité pendant la seconde guerre mondiale, en servant de ralliement. Jusqu’à l’essor récent du mouvement évangélique, c’est cette mémoire huguenote qui est devenue le ciment et la marque du protestantisme français. Avec érudition et passion, ce beau livre et son cahier d’illustrations nous l’expliquent.