Peter Auger, Du Bartas’Legacy in England and Scotland
Oxford : Oxford University Press, “Oxford English Monographs”, 2019, XIV-268 p.
En mars 1986 fut célébré le poète gascon Guillaume de Saluste, seigneur Du Bartas, l’auteur de La Sepmaine ou Creation du Monde, disparu près de quatre siècles plus tôt1. Dans l’étroite enceinte du château de Pau, aux frontons Renaissance, sous un soleil printanier, se tenait un colloque consacré à « Du Bartas, poète encyclopédique – encyclopédiste, devrait-on presque dire – du xvie siècle ». Je revois encore James Dauphiné nous conduisant lestement par les degrés jusqu’à la salle où se tenaient les séances réunissant une trentaine de conférenciers, dont le regretté Dudley Wilson, venus de France et de l’étranger, dont beaucoup, aujourd’hui, ne sont plus. Me revient en mémoire une escapade nocturne au palais Beaumont, élégant édifice art nouveau jaune et blanc, lequel, vis-à-vis des Pyrénées et de la dent majestueuse du pic du Midi d’Ossau éclairé par la lune, sorte de Cervin du sud, abritait le casino. « Rien ne va plus », dit une jeune femme vêtue de noir, debout, sévère et belle, les épaules dénudées, et c’est ainsi, peut-on dire, que tout commença. Bernard Tannier, grand et maigre, joua devant nous posément à la boule et gagna.
Alors à peine réédité alors par les soins d’Yvonne Bellenger, Du Bartas revenait au premier plan de l’actualité universitaire, suscitant une convergence d’intérêt des littéraires, des philosophes et de quelques historiens des sciences, dont le spécialiste de l’ésotérisme kabbalistique François Secret, le bien nommé, disparu il y a seulement quelques années. Trente-trois ans plus tard, le livre de Peter Auger nous ramène à cet immense auteur protestant et à son influence en Angleterre et en Écosse. En effet La Sepmaine, son œuvre principale, fut traduite dans toutes les langues de l’Europe, y compris le latin, langue dans laquelle il en existe au moins trois versions, et l’anglais, de sorte que cet heptaméron inspiré de la Bible circula non seulement dans les pays protestants comme les îles Britanniques ou les Pays-Bas, mais en Italie, en Espagne et jusqu’en Pologne.
Comment comprendre l’attachement que lui vouait, en plein xviie siècle encore, très exactement en novembre 1662, le diariste Samuel Pepys, sans l’admirable traduction en anglais de Josuah Sylvester ? L’œuvre n’est pas seule à avoir voyagé. Son auteur, en tant qu’ambassadeur d’Henri de Navarre, se rendit lui-même à Londres et à Édimbourg au printemps 1587. Le fait est que Du Bartas est venu en personne dans les îles britanniques, à l’invitation de la reine Élisabeth et du roi Jacques VI d’Écosse, qui aurait voulu le retenir auprès de lui. Le poète laissa outre-Manche un chant largement inédit de la Seconde Semaine, longtemps oublié, négligé par les éditeurs pendant quelque quatre siècles, tout récemment découvert et publié2. Le Paradis perdu de John Milton ne saurait s’expliquer sans les Semaines de Du Bartas, première et seconde.
Toujours est-il que Jacques VI tutoyait Du Bartas et s’entretenait familièrement avec lui en français. Du Bartas fut le premier à intégrer dans son poème des « scotismes » comme « plaids », « clakis » et « Clyde ». De retour chez lui, Du Bartas eut l’infortune de mourir sans avoir pu achever son œuvre, l’ample Seconde Semaine, qui aurait dû retracer l’histoire de l’humanité depuis l’Éden jusqu’à l’Apocalypse, en mettant d’accord Sainte Bible et savoir scientifique, sommairement vulgarisé. Cette Seconde Semaine, suspendue au seuil du « Cinquième Jour », en est restée au commencement de la longue décadence humaine, avec la tumultueuse aventure de Jonas, le prophète englouti par le poisson et recraché sur la rive, en partance pour Ninive.
Peter Auger a pour premier mérite de rouvrir le dossier et de le rendre accessible à tous les anglophones. L’héritage de Du Bartas en Angleterre et en Écosse est immense et durable. Il a suscité par son exemple d’innombrables poèmes, tout au long du xviie siècle, tous inspirés de la Bible mais plus particulièrement de l’Ancien Testament.
Divisé en deux parties et neuf chapitres, le livre de Peter Auger a pour introduction le monde comme livre, et caractérise les poèmes de Du Bartas comme poèmes de lieux communs, à cette réserve près, pourrait-on ajouter, que cette poésie n’est pas seulement de la prose mise en vers et rythmée par le monotone balancement de l’alexandrin, mais souvent de la grande, de la fulgurante poésie, qui annonce et qui égale, quelque quarante ans à l’avance, certaines des plus belles pages des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné. À preuve, l’annonce des derniers temps, présente paradoxalement dès le Premier Jour de la première Sepmaine ou création du monde, ce poème cosmogonique, où la fin de toutes choses est somptueuse et inaugurale3.
La première partie de ce volume est intitulée « un poète jacobéen » et comprend quatre chapitres, depuis l’évocation de l’amitié entre Jacques VI d’Écosse et Du Bartas, jusqu’aux « Divines Semaines » et à leurs lecteurs. Deux chapitres intermédiaires sont consacrés à la traduction et à l’imagination protestante, d’après William Scott et Sir Philip Sidney. Bartas devient même un nom commun dans des recueils comme Little Bartas de Josuah Sylvester (1621) ou Bartas Junior d’Edward Cooke (1631), qui offrent des versions miniatures ou partielles des deux Semaines, traduites et adaptées des volumineux originaux.
La seconde partie, « La poésie scripturaire et le moi », comprend également une tétralogie de chapitres, et commence par évoquer les modèles traditionnels, tels que les Hexa- ou Heptaméras, ou encore les Microcosmes. Vient en second lieu la poétique des Méditations, à travers les œuvres inspirées de Joseph Hall, Francis Quarles, Anne Southwell, Edward Browne et Anne Bradstreet. Puis c’est l’écriture pour l’œil intérieur, qu’il s’agisse de rimer l’Écriture sainte ou de dévider, avec John Milton, les premiers fils du Paradis perdu, avant d’évoquer les rétrospectives qui reviennent sur les fortunes de l’héritage bartasien et sur les tardifs successeurs du poète gascon dans l’Angleterre des Lumières.
Livre qui intéresse surtout l’Angleterre et sa foisonnante littérature jacobéenne, livre d’un angliciste compétent, cet essai passe un peu vite peut-être sur Du Bartas lui-même, qualifié injustement d’austère. Certes la fortune bartasienne est infiniment plus riche en Angleterre qu’en France, les Semaines étant régulièrement réimprimées jusqu’en 1641, et ce livre inspiré en est la preuve. Mais la vision qui est donnée du poète gascon est discutable. Du Bartas avait beau écrire vite et simplement, en termes immédiatement compréhensibles, voire prosaïques, à telle enseigne qu’il suscita les critiques dédaigneuses du cardinal Du Perron, il n’en reste pas moins un poète majeur de l’époque dite jadis baroque, un poète au plein sens du terme et non un simple rimailleur. S’il prit constamment appui sur l’Écriture sainte pour échafauder son œuvre, Écriture sainte qui était entre toutes les mains dans des pays protestants comme l’Angleterre ou l’Écosse, à la différence de la France restée majoritairement catholique, cette œuvre est l’une des plus éminentes, des plus diversifiées aussi, de la fin du xvie siècle.
La première partie de ce livre tranche trop rapidement. En affirmant que la vérité était juste sur la page et qu’elle n’avait pas à être discutée (« The truth was just there on the page », p. 132), l’auteur conclut bien vite. Certes la création de l’homme et surtout celle de la femme, quoique énoncées en une foison d’alexandrins, témoignent d’une pudeur extrême, fort éloignée des blasons du corps féminin, en vogue à la Renaissance au temps du marotisme et encore de la Pléiade. Mais il y a constamment une part de jeu dans les Semaines, jeu avec les mots comme avec les mythes, dont use merveilleusement le poète avec une agilité singulière et une imagination débordante.
Toujours est-il que les deux Semaines de Du Bartas, la Quinzaine Du Bartas, comme on pourrait dire un peu vite4, ont constitué pendant plus d’un demi-siècle en Grande-Bretagne un modèle hautement imitable et dûment autorisé, pour composer de la poésie épique ou narrative (p. 176). Rimer l’Écriture n’était pas à la portée du premier venu, non plus que composer à partir d’elle des fictions poétiques comme il y en eut tant par la suite, jusqu’à John Milton et bien au-delà.
Ce livre nous fait prendre conscience de la différence de nos cultures, la française passagèrement catholique et plus profane, l’anglaise hautement biblique et durablement marquée par la poésie du poète gascon. Relisons les deux Semaines de Du Bartas, comme nous y invite cet ample détour par les îles britanniques et leur littérature rayonnante, essaimante.
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1. Du Bartas, poète encyclopédique du xvie siècle. Actes du colloque international de Pau (7-9 mars 1986) rassemblés et publiés par James Dauphiné, Lyon, La Manufacture, 1988.
2. Peter Auger – Denis Bjai, « The King James Text of Du Bartas’ “Les Peres” : An Edition », in Ronsard and Du Bartas in Early Modern Europe, edited by Anne-Pascale Pouey-Mounou and Paul J. Smith, Leiden : Brill, 2021, p. 332-370.
3. Du Bartas, La Sepmaine, éd. Yvonne Bellenger, 3e tirage, Paris : STFM, 1993, Ier Jour, v. 353-406.
4. Frank Lestringant, La Quinzaine Du Bartas. Lire La Sepmaine, La Seconde Semaine et Les Suittes, Paris : Classiques Garnier, 2021.