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Le portrait de l’amiral de Coligny en chef huguenot

Marianne CARBONNIER-BURKARD

IPT Paris

Note à l’occasion de la présentation à la SHPF du tableau restauré, grâce au soutien du Crédit Agricole d’Île-de-France, par l’intermédiaire de la Fondation pour la Sauvegarde de l’Art Français, le 17 septembre 2022.

Ill. 1. Le portrait de l’amiral de Coligny en chef huguenot ; Huile sur toile – Anonyme, xvie siècle. Bibliothèque du protestantisme français, 54 rue des Saints-Pères, 75007 Paris.

Le portrait

De Gaspard de Coligny (1519-1572), portant le titre d’amiral de France depuis 1552, on connaît de nombreux portraits d’après nature, à l’huile (une douzaine) ou au crayon. Tous ou presque ont été réalisés après l’adhésion publique de l’amiral aux Églises réformées en 1560, et plusieurs par des peintres de la cour, de l’atelier de François Clouet et de Marc Duval1. Ces portraits sont de petit ou moyen format, le représentant en buste, de trois-quarts, portant moustache et collier de barbe, soit tête nue, avec une fraise, soit coiffé d’une toque, le col de manteau relevé sur un col de dentelle, rarement en armure, et le plus souvent avec en sautoir le collier de l’ordre de Saint-Michel, reçu du roi Henri II en 1547.

Comparé à ces portraits, plus particulièrement aux portraits peints, celui qui est conservé à la Bibliothèque du protestantisme français est singulier.

Il s’agit ici d’un portrait de grand format (88 x 72 cm), indice d’une commande de prestige.

En haut, une inscription : « Gaspard de Coligny, seigneur de Chatillon, admiral de France ».

L’amiral est « de grandeur naturelle, debout devant une table, vu à mi-corps ; portant une cuirasse, le bras droit appuyé sur son casque, il tient ses gants de la main gauche ; sur la tête, une toque en velours noir ornée d’une chaîne formée de perles et de rubis2 ». Notons encore qu’à la différence des autres portraits, celui-ci représente l’amiral portant non pas la croix de Saint-Michel, mais une écharpe de gaze blanche mise en bandoulière au-dessus de la cuirasse et nouée à l’épaule.

Dans ce tableau sombre (fond noir, armure noire, toque noire), la lumière se concentre sur le visage, les mains nues et l’écharpe blanche.

Cette écharpe sur la cuirasse attire l’attention3. Avant d’être détournée par la propagande royale sous le règne de Henri IV, la couleur blanche a été adoptée comme marque militaire des protestants, dès le début des guerres de religion. C’est d’abord Louis de Condé qui porte l’écharpe blanche, avec ses troupes, en juin 1562, lors d’une entrevue avec Catherine de Médicis, tentative sans succès pour mettre fin à la guerre. À la bataille de Dreux, en décembre 1562, la cavalerie du prince de Condé arbore la casaque blanche, d’une sobriété inhabituelle pour ce corps d’armée de prestige. L’historien La Popelinière l’explique :

Le prince [de Condé] leur avait fait prandre [la casaque blanche] pour marque d’une netteté de conscience au dessein par eux fait, pour maintenir l’honneur de Dieu et du public4.

Le blanc des huguenots – casaque ou écharpe ou enseigne, témoigne de la pureté de leurs intentions dans le combat qui les oppose aux armées royales, identifiées, elles, par la croix de Saint-Michel. L’écharpe blanche est l’équivalent des manifestes publiés par Condé pour justifier sa prise d’armes en 1562 et se dédouaner d’être rebelle au roi.

Comme celle portée, semble-t-il, par Condé, l’écharpe blanche de Coligny est brodée de fine rayures dorées, « peut-être une référence discrète à la livrée de la Maison de Condé, qui est le jaune5 ».

Ainsi, Coligny, « amiral de France », est représenté en chef de guerre des huguenots.

Quelle date ?

Le visage assez jeune – à peine de légères rides –, la barbe encore noire, mêlée de poils blancs semblent indiquer un Coligny un peu plus jeune que sur le portrait peint par Marc Duval, le seul portrait portant une date, de 15656. La date du portrait pourrait donc être de 1562 ou 1563.

L’histoire du tableau

On sait que le tableau a été aquis à Drouot en février 1877, par Ferdinand de Schickler, président de la SHPF, qui en fit aussitôt don à la SHPF à l’occasion du jubilé de la 25e année de la Société7. La vente avait été annoncée dans la revue L’Art quelques semaines plus tôt :

Le 5 février, sera vendue à Drouot la première partie de la collection de M…, lisez des Chartreux de Lyon. La vacation comprend cinquante italiens et plusieurs gothiques des écoles flamande et hollandaise. […]

Nous signalerons principalement la Vierge et l’enfant Jésus de Nicolo Alunno de Foligno, une Pieta de Mantegna […]. Mention spéciale à un beau portrait de l’école de Clouet, d’un vif intérêt pour la France, au double point de vue de l’histoire proprement dite et de l’histoire de son école de peinture, et à ce double titre fait pour attirer l’attention de la direction des musées. C’est le portrait de l’amiral Gaspard de Coligny. La peinture est remarquable à tous égards, d’une bonne tonalité, d’un dessin serré, d’un modelé savant, et d’une conservation qui ne laisse guère à désirer que dans le fond à droite, près de la tête. Il y a là une rstauration aisée à faire8.

Le catalogue de la vente avait présenté le tableau comme un « beau et très curieux portrait », de l’« École française »9. D’après le procès-verbal de la vente, le tableau a été acquis par le baron de Schickler pour la somme (non négligeable) de 2 000 francs ; le vendeur était apparemment Mathieu Fournereau, un Lyonnais, mais les initiés de la revue de L’Art savaient que celui-ci couvrait les Chartreux de Lyon10. Pourquoi ce mystère ?

La collection de peinture des Chartreux de Lyon, entreprise par le cardinal Fesch, archevêque de Lyon sous l’Empire, avait été dispersée en 1815, puis à nouveau constituée par l’abbé François Hyvrier (1809-1892), à la tête de l’Institution des Chartreux à partir de 1837. L’abbé avait vu grand, tant pour sa galerie d’art, destinée à former le goût des pensionnaires de l’Institution, que pour la construction de nouveaux bâtiments et d’une chapelle. Afin d’éponger les dettes des Chartreux, il avait dû vendre, clandestinement, en plusieurs étapes, toute la collection11 ; ainsi, au cours des trois ventes à Drouot, du 5 au 8 février 1877, 283 tableaux, dont 98 des xive, xve et xvie siècles, parmi lesquels le portrait de Coligny.

L’acquisition du tableau par F. de Schickler, en 1877, a aussitôt suscité la curiosité du comité de la SHPF. On sollicita l’avis de Frédéric Reiset (1815-1891), directeur général des Musées, qui conclut : « une fort bonne peinture, d’un artiste italien ». De son côté Charles Read prit des renseignements sur le tableau : il avait appartenu à un M. Martin de Lyon, qui l’avait cédé à un institut de Chartreux, lequel l’avait mis en vente à son tour12. Ce M. Martin n’est pas identifié13. Toujours est-il qu’au xixe siècle, le tableau a passé en plusieurs mains de collectionneurs lyonnais14.

Mais que faisait ce portrait de Coligny à Lyon ?

Ce tableau de prix, et de grand format, avait dû être placé dans le château de famille des Coligny à Châtillon-sur-Loing, passé par héritage, en 1695, aux Monmorency-Luxembourg.

En 1799, « le château fut vendu à la célèbre “bande noire”, qui rasa l’essentiel du château Renaissance, ne laissant subsister que le donjon médiéval ; en moins de dix ans, les démolisseurs ne laissèrent pas pierre sur pierre, les meubles, lambris, peintures étant dispersés15 ».

C’est ainsi que le tableau a dû arriver à Lyon.

Dès son acquisition en 1877, le tableau a été exposé dans l’hôtel de Schickler place Vendôme, qui était alors le siège de la SHPF.

Le tableau a figuré parmi les « portraits nationaux » exposés en 1878 au Palais du Trocadéro, dans le cadre de l’Exposition universelle de Paris16.

Le tableau, restauré, a été exposé en 1902, pour le cinquantenaire de la SHPF, dans la salle de lecture de la Bibliothèque du protestantisme français, installée rue des Saints-Pères depuis 1885. Le compte rendu de l’exposition loue

la belle peinture de l’amiral en grande tenue, débarrassée pour la circonstance de la couche de poussière incrustée qui lui donnait un ton gris et en voilait les couleurs très fraiches et délicates. Ainsi remis en état, ce portrait, d’après nature, paraissait vraiment digne de l’école de Clouet, si ce n’est de Clouet lui-même ; le visage vermeil, simple et bon, aux paupières légèrement rougies, y a des lignes beaucoup moins accentuées que dans le dessin de Bocourt que le Bulletin a reproduit en 1896, p. 44517.

120 ans plus tard, en 2022, une nouvelle restauration du tableau, dans toutes les règles de l’art, permet de mieux apprécier encore le « visage vermeil, simple et bon » de Gaspard de Coligny, et de raviver la mémoire de l’écharpe blanche et rebelle, sur laquelle les huguenots ont si vite fait silence18.

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1. La fin tragique de l’amiral, première victime du massacre de la Saint-Barthélemy, a relancé l’intérêt pour la figure du héros, et suscité une kyrielle de portraits posthumes, reproduits par des gravures, de 1573 au xixe siècle.

2. Description du catalogue de vente de 1877 cité infra, note 9.

3. Un autre portrait de Gaspard de Coligny, conservé au Musée Condé à Chantilly, représente l’amiral en cuirasse, mais sans l’écharpe, tête nue et blanchie (huile sur bois, 36 x 25 cm, dans un cadre ovale ; provenant, par de multiples transferts, du comte de Téligny, gendre de Coligny).

4. La Popelinière, Histoire de France…, 1581, I, 9. Sur l’histoire de l’écharpe blanche, voir Denise Turrel, Le Blanc de France. La construction des signes identitaires pendant les guerres de Religion (1562-1629), Genève : Droz, 2005.

5. Denise Turrel, op. cit., p. 36.

6. Ce portrait peint de l’amiral de Coligny (huile sur bois, 30 x 26 cm) est conservé au Musée Condé à Chantilly.

7. BSHPF 26 (1877), p. 190 : séance du Comité de la SHPF, 13 février 1877. 

8. L’Art. Revue hebdomadaire illustrée, 3e année (1877), t. I, p. 96, 118.

9. Catalogue de tableaux anciens principalement de l’école italienne des xve et xvie siècles…, Hôtel Drouot, 5 février 1877. Charles Pillet, commissaire priseur. N° 76.

10. Vente à la requête de Mathieu Fournereau, demeurant à Lyon, ayant pour mandataire Edmond Jeunet, employé (PV Vente, Étude Pillet, 5 février 1877, Archives de Paris). Mathieu ou Mataeus Fournerau (1826-1901), fils de notaire et peintre d’art sacré, très lié aux Chartreux de Lyon, avait arrangé l’affaire avec l’abbé Hyvrier (il a lui-même acquis plusieurs tableaux religieux dans cette vente du 5 février 1877).

11. Bruno Martin, « Quand les Chartreux vendaient leurs trésors », Les Chartreux. Actualité, 61 (déc. 2019).

12. Procès verbal des séances du Comité, à la date du 13 mars 1877 (Archives de la SHPF).

13. Était-ce Christophe Martin (1791-1866), maire de Lyon, qui acquit de nombreux tableaux pour le Musée de la ville de Lyon ?

14. Jean-François Garmier, « Le goût du Moyen-Age chez les collectionneurs lyonnais du xixe siècle », Revue de l’art, 47 (1980), cite parmi les collectionneurs l’abbé Hyvrier, supérieur des Chartreux, sans plus de détails (p. 60).

15. Jean Mesqui et Nicolas Faucherre, « Le Château de Châtillon-Coligny », Bulletin monumental, 146-2 (1988), p. 79.

16. Le catalogue indique que le tableau appartient à la SHPF et provient d’une institution de chartreux de Lyon (Henri Jouin, Notice historique et analytique des peintures, sculptures, tapisseries, miniatures, émaux, dessins, etc. exposés dans les galeries des portraits nationaux au Palais du Trocadéro, Paris, 1879, n° 63). Cf. BSHPF 27 (1878), p. 250.

17. Dans le BSHPF 45 (1896), p. 445 : fac-similé d’un dessin d’Étienne-Gabriel Bocourt d’apès le portrait peint de Coligny à la SHPF. – Jubilé cinquantenaire de la SHPF, 1902, p. 110, cf. BSHPF 51 (1902), p. 390-391.

18. Silence relevé par Denise Turrel, op. cit., p. 198-200, 208-210, 220-222, 228.