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Marianne CARBONNIER-BURKARD, Jean-Pierre TROUCHAUD (éd.), Un huguenot de Marsillargues réfugié en Suisse. Lettres de Jean Farenge à sa famille, 1686-1689

Éditions Alphil-Presses universitaires suisses, 2022, 305 p., ill. (Publications de l’Association suisse pour l’histoire du Refuge huguenot)

Marianne CARBONNIER-BURKARD

L’ouvrage présente une trentaine de lettres découvertes à l’occasion de travaux de réfection sur une maison de Marsillargues (elles avaient été cachées sous le toit, et oubliées là pendant trois siècles). Datées de 1686 à 1689, ces lettres étaient adressées de Suisse par un certain Jean Farenge, à sa femme puis à ses beaux-parents à Marsillargues.

Ce Jean Farenge, né à Marsillargues en 1661, marié en 1685, était teinturier et fidèle de l’Église réformée de la ville. Début octobre 1685, sous la menace des dragons, il avait fait partie des centaines de Marsillarguois abjurant « l’hérésie de Calvin ». Bouleversé par son abjuration qui l’avait fait « nouveau converti », sans aucune issue depuis la Révocation, Farenge avait quitté clandestinement Marsillargues en février 1686, pour gagner Genève. De Genève, où il est arrivé non sans mal, trois semaines plus tard, il écrit sa première lettre à sa femme. Peu après, il passe à Lausanne, puis à Berne, embauché par un teinturier. Début 1687, il s’installe à Yverdon, dans le pays de Vaud francophone, comme maître teinturier. Son épouse, dont le départ a été différé par sa grossesse, le rejoint en septembre 1687 avec leur enfant de dix mois. En 1689, Farenge laisse entendre une situation plus tendue pour les réfugiés en Suisse et une perspective de départ pour l’Irlande. Les lettres s’arrêtent fin juillet 1689 (après la mort de la belle-mère de Farenge, qui sera suivie par celle du beau-père), mais d’autres sources permettent de reconstituer la suite de l’histoire : en 1693, le couple Farenge et leurs deux enfants de 7 et 3 ans, sont en route pour l’Irlande ; en 1694, Jean Farenge est teinturier à Dublin, membre de l’Église française « non-conformiste » de Dublin, où il est « lecteur » en 1721 ; c’est vers 1730 qu’il a dû mourir.

L’intérêt particulier des lettres de Jean Farenge tient à leur consistance en série, à une époque précoce du Refuge huguenot, et de la main d’un artisan. Ces lettres offrent des matériaux pour une micro-histoire du Refuge languedocien en Suisse, au ras de la vie quotidienne : ainsi concernant les conditions matérielles du Refuge (les routes, la préparation, l’économie du Refuge), et les réseaux de sociabilité de la diaspora, tant dans les villes d’accueil qu’au pays. Elles dévoilent surtout leur auteur, lecteur de la Bible et auditeur passionné de sermons. Il prêche volontiers, exhortant sa femme et ses proches à sortir de « Babylone », autrement dit la France « toute catholique » et le rôle contraint de « nouveau catholique », pour rejoindre la Suisse, le « pays de Canaan où coule le lait et le miel », procurant la liberté de conscience et de culte et du travail pour tous. Maniant la langue biblique comme une langue vivante, il dit sa foi, sa confiance dans la providence de Dieu et dans sa grâce, déployées aussi dans le succès des entreprises du réfugié.

L’édition annotée des lettres est complétée de cartes des routes de Farenge, et illustrée de plans des villes et d’autres documents. Un important index biographique (p. 227-299) identifie les 160 personnes citées dans les lettres de Farenge, en s’attachant à leurs parentés et leurs parcours. C’est tout un pan de la société huguenote de la petite ville qui apparaît dans cette multitude de vies et de familles, divisées sous le choc prolongé de la Révocation entre les « nouveaux catholiques » restés au pays et les réfugiés.