David Garrioch, Les huguenots de Paris et l’avènement de la liberté religieuse, 1685-1789
Trad. de l’anglais par Christophe Jaquet, Paris : Champ Vallon, 2021, 320 p. (Coll. Époques)
Inexplicablement, The Huguenots of Paris and the Coming of Religious Freedom, 1685-1789, de David Garrioch, professeur émérite à la Monash University (Australie), grand spécialiste de l’histoire sociale de Paris à la fin de la période moderne, n’avait pas été signalé dans notre revue lors de sa sortie à Cambridge en 2014. Sa récente édition en traduction française est l’occasion de réparer cette fâcheuse lacune. L’ouvrage reconfigure l’histoire du protestantisme au xviiie siècle accaparée par l’histoire du Désert, en quittant les sentiers battus de l’histoire politique, de l’histoire des institutions et des idées. L’auteur cherche à saisir quatre ou cinq générations de protestants (clandestins) parisiens sur le terrain des pratiques sociales et culturelles. Avec en tête cette question : comment une minorité officiellement inexistante, interdite, depuis la révocation de l’édit de Nantes en 1685, s’est-elle maintenue et même développée, avant sa sortie au jour en 1789 ? Pour D. Garrioch, cette survie tient à la fois aux stratégies des huguenots (réformés « nouveaux catholiques » ou « étrangers ») dans le contexte particulier de la capitale, et à des transformations en profondeur de la société catholique environnante.
Après deux chapitres retraçant l’évolution du traitement des huguenots depuis la Révocation, de la persécution à la tolérance de fait, précoce à Paris pour des raisons politiques liées entre autres à la démographie (chap. 1 et 2), l’auteur examine de plus près qui étaient les « huguenots » de Paris, leur sociologie, leurs pratiques religieuses, leurs réseaux (chap. 3-5). D’abord la question de leur nombre : ils étaient 8 000 à 10 000 en 1680, mais l’évaluation est malaisée après 1685. Quelque 5 000 d’entre eux ont émigré entre 1685 et 1687. Dans les dernières années du siècle, ceux qui sont restés à Paris ou les provinciaux venus se cacher à Paris sont tous des « nouveaux convertis » ; de même tous les enfants nouveau-nés et à naître sont obligatoirement catholiques. Il est difficile de faire le partage entre ceux qui vont s’ancrer dans la religion du roi et les huguenots clandestins, catholiques de façade, un certain nombre de familles étant d’ailleurs divisées. Après la mort de Louis XIV, une immigration de Genevois et de Suisses, non soumis à la législation antiprotestante du royaume (à moins d’être nés à Paris), a représenté au milieu du siècle un tiers de la minorité huguenote parisienne, avec un métissage par mariages. Pour D. Garrioch, vers 1690, à Paris, les huguenots étaient environ 4 000, et un siècle plus tard 7 000 (outre 5 à 6 000 luthériens allemands), soit plutôt autour de 1 % que de 2 % de la population parisienne, alors en pleine croissance. À partir des archives policières et judiciaires, du minutier central des notaires, des registres du couvent des Nouvelles catholiques, et de ceux des chapelles des ambassades de Danemark, Suède, Pays-Bas, l’historien a constitué une base de données de 5 104 individus identifiés comme réformés, ayant vécu à Paris entre 1690 et 1790. Cette base donne des indications sur leur origine géographique (un tiers nés à Paris, un tiers en Orléanais-Berry ou Normandie, un tiers à l’étranger), leurs métiers (une élite de banquiers-négociants, surtout genevois et suisses, de marchands de vin ou de bois, et des artisans tapissiers, horlogers, joaillers, tailleurs, dentellières), leur domiciliation (beaucoup autour de Saint-Germain des Prés et au faubourg Saint-Antoine).
Ces huguenots clandestins ont cherché à contourner par divers stratagèmes les pratiques catholiques obligatoires (confession au curé et communion pascale, mariage et baptêmes à l’église paroissiale, extrême onction). Parallèlement, ils se sont attachés à transmettre dans leurs foyers une culture confessionnelle spécifiquement réformée (chap. 4) : culte de famille, lecture de livres cachés venus de Suisse, décor du logement (p. 122-123), style de vie. Cette transmission a été voulue, comme en témoigne une endogamie confessionnelle (réformée, voire luthéro-réformée) massive, passant outre celles, habituelles, du métier, de la province, voire du pays. Elle a pu s’appuyer aussi – notamment dans la bourgeoisie –, d’une part sur l’existence de réseaux protestants, des liens actifs, professionnels et familiaux, avec l’Europe du Refuge, d’autre part sur l’existence des chapelles des ambassades des pays luthériens (Danemark d’abord, puis Suède) et surtout celle des Pays-Bas réformés, les unes et les autres leur permettant de se marier, de faire baptiser leurs enfants, d’entendre des cultes en français et un enseignement catéchétique, de communier, d’être soigné, assisté, enterré (chap. 5).
De telles pratiques dans la capitale du royaume de la part d’une minorité religieuse légalement interdite impliquent une certaine tolérance non seulement des autorités, mais aussi de la société globale. D. Garrioch souligne des changements d’attitude de la population catholique au long du xviiie siècle. Dans la première moitié du siècle, les protestants suscitent toujours l’hostilité du clergé, mais chez les laïcs les dénonciations de huguenots sont relativement rares (chap. 6). Dès les années 1750, et plus encore 1760 (avec l’affaire Calas lancée par Voltaire), l’acceptation de la coexistence est grandissante (chap. 7). Les relations de bon voisinage entre protestants et catholiques ne sont pas réservées aux salons de l’élite (le réseau Necker, les loges maçonniques) ; les liens d’amitié ou de patronage sont visibles dans les signatures des témoins aux contrats de mariage ou dans les parrainages/marrainages (cependant toujours catholiques). C’est le soutien de juristes catholiques (jansénistes) aux droits civiques des huguenots qui a fait mûrir le projet Malesherbes jusqu’à l’édit de novembre 1787 autorisant un état-civil pour les « non-catholiques ». En 1789, cet édit, toujours contesté par le clergé, semble accepté par la population parisienne. Pour l’auteur, les cahiers de doléances du tiers-état de Paris feraient preuve d’une « large acceptation » : cependant, en dehors du cahier général, signé de l’avocat Target, actif en amont de l’édit de 1787, qui fait l’éloge de la tolérance civile en France (étant entendu que la religion catholique a seule le statut de « religion dominante »), un seul de la multitude de cahiers de district pour Paris intra muros et Paris évoque la tolérance religieuse allant jusqu’à la liberté de culte. Autant dire que la tolérance en général et le sort des protestants en particulier semblent plutôt les cadets des soucis des Parisiens.
Dans les deux derniers chapitres (chap. 9 et 10), D. Garrioch recherche les causes de ce changement dans les croyances et cultures religieuses de la population catholique de Paris, accompagnant de nouvelles conditions de vie (prospérité et alphabétisation croissantes). Il relativise l’impact des philosophes des Lumières (Montesquieu, D’Alembert, Voltaire), aux écrits trop élitistes pour façonner d’emblée l’opinion publique (mis à part la Nouvelle Héloïse de Rousseau, roman au succès foudroyant, en 1761). Il met en avant un plus précoce « catholicisme éclairé », en partie (plutôt majeure partie ?) janséniste, épurateur des superstitions, valorisant l’intériorité, à terme sécularisateur. Ne faudrait-il pas aussi se demander si l’acceptation tacite des protestants à Paris à la veille de la Révolution n’a pas eu pour principal support le fait qu’il s’agissait alors d’une minorité représentant tout au plus 2 % de la population, soumise aux lois, dépourvue de liberté de culte donc sans capacité de prosélytisme ?
Riche d’aperçus nouveaux (ainsi sur la culture matérielle des non-catholiques parisiens), l’ouvrage de D. Garrioch offre une ample synthèse, documentée, vivante, citant une foule d’exemples et de cas concrets. La traduction fluide – un peu troublée cependant par des coquilles parfois gênantes pour la compréhension de la chronologie – en permet l’accès à un plus large public. Une brève chronologie des institutions et de la législation aurait néanmoins permis de se repérer plus aisément dans la succession des chapelains des ambassades ou dans l’évolution des pratiques. L’index final, des personnes et des matières, est très utile, de même que la copieuse bibliographie des sources et des travaux.