Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy
Paris : Éditions La Découverte, 2021, 351 p. (Coll. « À la source »)
L’auteur n’entend pas avancer une nouvelle hypothèse sur la Saint-Barthélemy, après la grande synthèse d’Arlette Jouanna en 2007, attachée aux « mystères d’un crime d’État ». « Plutôt qu’une autre histoire de la Saint-Barthélemy », écrit-il, « j’ai voulu faire une histoire des autres dans la Saint-Barthélemy : une histoire du petit, du commun, du banal dans un événement qui assurément ne l’est guère » (p. 7). On quitte Coligny, les Guise, les Valois, pour s’intéresser aux obscurs. « Tous ceux qui tombent » (écho de la pièce de Beckett ? ou directement de Ps 145, 14 ?) : ce sont, hors du cercle des illustres, les victimes sauvagement assassinées, mais aussi, par attraction, des « coupables » (p. 58). Des « visages » sont donnés à ces inconnus, aux victimes défigurées, comme aux meurtriers cachés.
La « Saint-Barthélemy » de Foa s’inscrit globalement dans l’approche socioculturelle de l’histoire de la violence religieuse dans la France du xvie siècle, lancée dans les années 1970 par Nathalie Zemon Davis, Denis Richet, Denis Crouzet, mais son terrain est plus précisément la micro-histoire de « ceux d’en-bas », à la manière de Michel Foucault et d’Arlette Farge, et de la nouvelle « prosopographie », dans le sillage de Robert Descimon.
Les sources de cette micro-histoire de la Saint-Barthélemy sont d’abord les récits recueillis par Simon Goulart (Mémoires de l’estat de France, 1579), et d’autres mémoires de contemporains. À partir des noms cités là, Foa a mené l’enquête dans les « archives du quotidien » – les minutes des notaires parisiens, en activité en 1572-1573 –, croisées avec des sources judiciaires – les registres d’écrou de la Conciergerie et les registres du Parlement, où se retrouvent les « hérétiques » depuis les années 1560. Barbara Diefendorf avait déjà utilisé ces sources d’archives dans son ouvrage fouillé, Beneath the Cross. Catholics and Huguenots in Sixteenth-Century Paris (1991), mais Foa en fait sa matière, et fait aussi des incursions à Toulouse, Rouen, Lyon, Bordeaux. Il met sous les yeux des lecteurs ces archives, les citant tout au long, et les fait parler.
L’auteur retient, pour les examiner à la loupe, quelques dizaines de cas, les uns victimes (une pincée sur les quelque trois mille, rien qu’à Paris), d’autres bourreaux et d’autres passants présents dans les scènes de massacre. D’inventaires après décès ou de procès-verbaux de police, il extrait des bribes des vies de ces hommes et de ces femmes, dans leur famille, leur métier, leur réseau social, leur quartier, leur rue, leur maison, leur lit, leurs vêtements. Il décrit le mode opératoire des criminels, les lieux des crimes, les fleuves premiers charniers à Paris comme à Lyon, le travail et la paye des fossoyeurs. Il ne s’en laisse pas conter par les témoins, débusquant à l’occasion de faux témoins. Il traque d’infimes détails cités dans les archives et en fait des indices : une montre en or, un nom, un prénom, une sonnette, un tableau.
Parmi les victimes : à Paris, la femme d’un commissaire du Châtelet qui remercia les meurtriers, un marchand de draps de soie et sa femme, assommés et jetés à l’eau par leurs neveux, un savant pédagogue ami de Pierre Ramus, tous deux défenestrés sur ordre de leurs rivaux, un riche lapidaire poignardé dans son lit, puis sa femme enceinte poignardée au ventre et défenestrée, leur maison pillée méthodiquement, un tanneur assassiné avec d’autres dans les prisons de l’archevêché à Lyon, et encore à Paris un teinturier, un menuisier, un avocat, un orfèvre de la reine, son fils et sa femme. Leurs voisins les connaissaient comme n’allant pas à la messe ou en possession de livres interdits ; plusieurs étaient déjà sur des listes, dénoncés comme étant « de la nouvelle opinion », et ont fait de la prison avant le dernier édit de pacification d’août 1570.
Victimes aussi : ceux qui ont échappé au massacre en se cachant avant de pouvoir s’enfuir, laissant leurs maisons aux pilleurs, ceux qui ont abjuré pour sauver leur peau, se sont désolidarisés de leur conjoint « hérétique », au point même, parfois, de le sacrifier. Parmi ces réchappés, le notaire Jean Gaudicher, suspect d’hérésie qui le 31 août 1572, terrorisé, se fait faire un certificat de bon catholique (p. 169-170). Il instrumentait souvent avec son confrère Eustache Goguier, l’un des deux notaires huguenots notoires – avec Antoine Léal, disparu lui-aussi en 1572 –, privés de leur office en décembre 1569 (voir Barbara Diefendorf, op. cit., p. 127-128). Le dernier acte rédigé par Goguier, à la suite d’un autre du 22 août 1572, est resté inachevé, interrompu au milieu d’une phrase. À la date du 5 septembre, en marge d’un autre acte, Goguier est noté comme mort et Gaudicher absent (voir l’article oublié de Franck Delteil, « Sondages à travers le Minutier central des Archives nationales », Actes du colloque « L’amiral de Coligny et son temps », BSHPF, 119 (1973/3), p. 528).
Les tueurs du massacre « populaire », après les exécutions des chefs huguenots, ne sont pas le peuple anonyme, la foule en délire, mais une minorité de miliciens, de bons bourgeois chargés du guet dans leur quartier, autorisés à porter les armes. Des catholiques exaltés, chauffés depuis des années par des prédicateurs de haine (rapidement évoqués : Simon Vigor, René Benoist, à Bordeaux Edmond Auger), et des opportunistes attirés par l’appât du gain ou des places. Ces notables, qui sont membres des mêmes confréries où se retrouvent « la fine fleur du zèle catholique », ont depuis une décennie repéré leurs cibles ; une fois ou l’autre ils ont dénoncé ou arrêté ces « hérétiques » qui sont leurs voisins de quartier.
Dans leur grande masse, les 300 000 Parisiens n’ont pas bougé le dimanche 24 août 1572 ni les jours suivants : ils n’étaient pas concernés par ce pogrom, pas plus sans doute qu’ils ne l’avaient été les années précédentes par des rafles d’hérétiques. Ils ont continué à aller à la messe, à faire baptiser leurs enfants, à passer des contrats, à faire enregistrer des successions. Combien étaient-ils le jeudi 28 août à la procession extraordinaire, clergé en tête, pour remercier Dieu de la victoire sur l’hérésie ? Cependant, à côté d’habitants qui ont fermé leur porte à leurs voisins suppliants, de rares sauveurs apparaissent dans les archives, au péril de leur vie, parfois pour de l’argent, souvent par solidarité familiale, ou encore par humanité à l’égard d’enfants ou de femmes.
Le dernier chapitre de l’ouvrage traque la suite de l’histoire des pires massacreurs. Où l’on découvre que non seulement leurs crimes sont restés impunis, mais que ces hommes ont « bénéficié leur vie entière du soutien de la Couronne, de Catherine de Médicis, d’Henri III », et sont « morts dans leur lit, de belle mort, gâtés d’honneurs et d’argent » (p. 264). Au passage, ces détails contredisent quelque peu l’image irénique de la reine-mère qui prévaut aujourd’hui. Foa est près de conclure que « la morale de l’histoire est qu’elle n’en a pas », mais – tant le besoin de justice immanente est pressant pour qui s’est immergé dans les récits de la Saint-Barthélemy – il imagine l’horrible tueur Thomas Croizier en 1592, sur son lit de mort, hanté par les fantômes de ceux qu’il a assassinés (p. 279).
L’originalité du livre n’est pas seulement dans son objet, mais dans son écriture, dans la présence de l’auteur. Sur un rythme bondissant, Foa entraîne ses lecteurs à sa suite, à la poursuite des « vies minuscules » qui ont vécu le massacre ou sont passées à côté (il s’intéresse aux victimes de hasard, cf. p. 149-151). Il les interpelle en les associant à son monologue intérieur, à son travail de chercheur aux Archives nationales (où le hasard, encore, joue son rôle), avec ses réflexions et ses émotions. Il échafaude devant eux des hypothèses, imagine des scénarios, fait partager son enthousiasme en cas de trouvaille, ses déceptions en cas de fausses pistes, et même avoue ses échecs.
Foa interroge les documents du xvie siècle à partir de questions de l’histoire du temps présent et des sciences sociales. Il cherche à varier les points de vue, en citant – sans se départir d’un ton familier – aussi bien Jules Michelet et Alexandre Dumas que Gaston Bachelard, Roland Barthes, Michel de Certeau, Erving Goffman et Maurice Godelier. Avec en tête cette question sans réponse : « Comment des hommes ordinaires ont-ils pu soudain égorger leurs voisins de toujours ? » (p. 7). Sautent aux yeux l’Holocauste, mémorisé en listes de noms, et sur un autre continent le génocide des Tutsi au Rwanda, de 1994 à 2006, ce « massacre de voisins » à grande échelle analysé par Hélène Dumas (voir son Sans ciel ni terre…, 2020). Ces sauts assumés entre sources et mémoires font que « tous ceux qui tombent » nous deviennent contemporains.
Des images de pages d’archives et de la reliure d’un registre d’écrou de la Conciergerie sont là pour accentuer l’effet de réel. Il manque cependant un plan de Paris lisible. On peut aussi regretter l’absence d’index des noms, vu la place des noms dans l’ouvrage. Mais le but de la collection est pleinement rempli par ce livre noir : de multiples publics iront « À la source » avec Jérémie Foa.