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Pierre Escudé, Imprimerie et pouvoir. Politique, livre et langue à Toulouse de 1475 à 1617

Genève : Droz, 2017, 272 p.

Pierre-Jean SOURIAC

Pierre Escudé nous offre dans ce livre un panorama culturel et politique des grandes heures toulousaines entre Renaissance et conflits religieux. Au centre de son propos, les ateliers d’imprimeurs installés précocement dans cette capitale languedocienne et qui en ont fait, après Paris et Lyon, un des grands centres français de la production de livre. Développement capitaliste et développement culturel sont allés de pair, suivant une conjoncture marquée sur le temps moyen par la prospérité au cours du premier xvie siècle et la crise par la suite. Au-delà de 1620, l’ambition poétique des Toulousains semble se contracter et perdre l’éclat acquis depuis un siècle, tant sur le plan qualitatif que sur le plan quantitatif. Ce livre se propose d’aborder un temps exceptionnel dans l’histoire méridionale, et ce sous l’angle de l’imprimé, des derniers incunables à l’apothéose littéraire du Ramelet mondain de Peire Godolin.

Trois chapitres thématiques scandent cette histoire : le premier campe le contexte toulousain des conflits religieux et des factions à l’œuvre dans les diverses institutions politiques, judiciaires et éducatives. Le second étudie en détail la production imprimée en proposant une chronologie revisitée des œuvres littéraires sorties des presses toulousaines. Le troisième chapitre offre au lecteur un travail sur la langue de cette littérature méridionale, entre français, gascon et provençal, interrogeant les pratiques orales et écrites toulousaines.

Spécialiste de littérature et des langues d’Oc, Pierre Escudé excelle dans les deux derniers chapitres à montrer la singularité toulousaine. En tant qu’historien, je serais plus réservé sur le premier chapitre de l’ouvrage, le plus court, et la contextualisation générale de l’histoire toulousaine au xvie siècle. Parmi les éléments qui me paraissent les plus gênants, je limiterai mon propos à l’idée omniprésente dans tout le chapitre de « la victoire du camp parlementaire et clérical », comme « le coup de frein radical et définitif à une renaissance urbaine et provinciale initiée depuis Toulouse à la faveur de son développement industriel ». On aurait d’un côté un parlement fanatisé derrière une intransigeance catholique rétrograde refusant toute modernité, et de l’autre un milieu marchand humaniste, gagné à la Réforme et siégeant au capitoulat. Capitalisme et protestantisme se retrouveraient ici dans le milieu le plus innovant de la sphère toulousaine. Ils se seraient fait balayer par les coups de boutoir orchestrés depuis le palais de justice de manière à plonger Toulouse dans un catholicisme mortifère pour la culture lettrée. Le conflit entre le capitoulat et les officiers du parlement est indéniable ; le basculement de la ville vers la radicalité catholique l’est tout autant ; l’affirmation de factions opposées dans les rues de Toulouse est une réalité que les émeutes de 1562, 1572 et 1589 n’ont cessé de prouver. Le livre revient sur ces événements et sur la première réaction antiréformatrice du parlement en 1532. Mais on aurait pu souhaiter un peu plus de nuances sur la structuration des rapports de force car cette bipartition Parlement/Capitoulat héritée d’une historiographie ancienne n’est pas toujours opérante.

Les élites toulousaines tant marchandes que judiciaires ne cessèrent de se croiser pour leurs affaires, en négociant des alliances matrimoniales, en allant au temple ou à la messe. Les cercles de lettrés mêlaient en permanence des individus de tout bord, opposés sur le plan politique et religieux mais unis par une même culture. Surtout, l’identité confessionnelle jusqu’au milieu des années 1560 ne fut jamais très claire, bon nombre de Toulousains curieux et ouverts d’esprit n’hésitaient pas à écouter le pasteur aussi bien que le curé de leur paroisse. Il manque à l’historiographie toulousaine un travail méticuleux sur les choix confessionnels et les factions urbaines à l’œuvre tout au long du xvie siècle, dont la manifestation la plus visible se fit au temps des guerres de Religion. À ce titre, l’ambition du premier chapitre de ce livre était difficile à satisfaire car Pierre Escudé manquait d’analyse fiable sur la question confessionnelle et partisane du milieu toulousain. On aurait pu souhaiter cependant que les travaux de Thierry Wanegffelen sur ces « chrétiens entre deux chaires » irriguent un peu plus ces lignes, à l’image de ce que les pièces du procès du sénéchal de Toulouse de 1562, Bernard de Vabres, éditées trop récemment pour être exploitées dans ce livre, permettent de saisir.

Venons-en maintenant à « La situation du livre à Toulouse ». La capitale languedocienne faisait partie de la vingtaine de villes françaises dotées d’une imprimerie et, sur le long xvie siècle, elle compta parmi les principaux centres de production de livres du royaume, après Paris et Lyon. Pierre Escudé propose une étude générale de cette production autour de trois axes problématiques. Le premier pose la question des imprimeurs, de leur implantation géographique dans la ville et de leurs liens avec les différents pouvoirs en présence. De 1477, avec l’installation du premier imprimeur, à 1619, date d’un nouveau raidissement du parlement de Toulouse contre les ouvrages interdits, sont proposées au lecteur les générations successives d’imprimeurs. Deuxième axe de travail, l’auteur développe une analyse typologique du millier d’ouvrages qu’il a pu identifier entre 1500 et 1610. En partant de la classification classique en cinq groupes – ouvrages politiques, religieux, juridiques, scientifiques et littéraires –, on suit l’intérêt fluctuant du public toulousain pour des genres littéraires qui ne cessent de se renouveler. Troisième axe d’analyse, Pierre Escudé propose en fin connaisseur des langues méridionales une analyse des choix langagiers et de leur signification dans cette Toulouse écartelée entre Renaissance et guerres civiles. Ce qui ressort peut-être avec le plus de force de l’ensemble du livre est un séquençage chronologique original qui associe production de livres, personnalités des imprimeurs, contexte politico-religieux et modèles culturels à l’œuvre dans Toulouse. Pierre Escudé nous propose les respirations d’une cité traversée par les questions religieuses et culturelles du xvie siècle, postulant un temps d’ouverture humaniste suivi d’une période d’intransigeance catholique mortifère, avant un soubresaut final au tout début du xviie siècle.

Le premier temps de cette respiration est celui des imprimeurs toulousains et de leurs activités relativement libres jusque dans les années 1530. En début de période, les enlumineurs voisinent encore avec les premiers typographes allemands, avant que les métiers se fondent et qu’apparaissent la première génération toulousaine. Sur huit quartiers – les capitoulats –, cinq comptent des ateliers d’imprimeur. La production est alors dominée par le droit, en conformité avec l’identité universitaire de la ville. Le latin se fait encore très présent dans les écrits imprimés, mais le français est de plus en plus utilisé alors que l’occitan résiste, notamment dans des textes au contenu religieux. Se met alors en place une économie plutôt prospère dans une ville touchée par la Renaissance et qui se forge une identité par son savoir et sa culture. Le deuxième temps est celui de l’apogée de l’humanisme toulousain et de son activité éditoriale. Des années 1530 aux premiers temps de la décennie 1560, l’imprimeur Guyon Boudeville incarne cette réussite toulousaine. Le français prend le dessus, les livres de droit et ceux qui traitent de religion dominent encore le champ éditorial, avec une véritable porosité où se mêlent aussi l’occitan, dans une langue qui peut prendre de temps à autre des allures macaroniques. Malgré la prospérité économique et culturelle, cette période a tout de même connu la première alerte sérieuse contre cet esprit toulousain. En 1532, le parlement de Toulouse se mettait à l’avant-scène du théâtre toulousain pour, au nom d’un catholicisme orthodoxe et intransigeant, condamner les tenants d’un humanisme trop proche des idées réformées. Signe avant-coureur d’un basculement idéologique menaçant, ce coup d’éclat du parlement fut confirmé par le virage radical que prit la ville dès 1562 et les premières semaines des guerres de Religion. Dès lors, bastion d’un catholicisme intransigeant débarrassé de sa minorité réformée, Toulouse se serait aussi purgée de son milieu humaniste, du moins se serait-il tu. En termes de production imprimée, le français, langue de cette purge autoritaire, a pris définitivement le dessus, à travers essentiellement des ouvrages de polémiques politiques et religieuses, reléguant les ouvrages de droit et de religion à une position marginale. L’occitan disparaît complètement car assimilé à la langue des hérétiques depuis la traduction des psaumes en gascon par Pey de Garros quelques années auparavant. Le latin se fait très rare et tout semble contribuer à l’affirmation d’un seul modèle culturel et religieux, le catholicisme intransigeant hostile à la liberté créatrice. Moins d’imprimeurs, moins de livres imprimés : tout concourt à un assèchement de la source créatrice toulousaine. Il faut attendre la pacification henricienne et le début du xviie siècle pour voir une renaissance partielle mais bien réelle de l’élan précédent. Autour d’un libertinage mondain incarné par Adrien de Monluc, un groupe de gentilshommes fit revivre une culture occitane écartelée entre provençal et gascon. L’incarnation la plus connue de ce mouvement littéraire fut Peire Godolin et son Ramelet mondain, dont la première édition date de 1619. Pierre Escudé parle pour ces années d’un « enivrement poétique », d’une production imprimée privilégiant la poésie, y compris la poésie mystique en provençal de Jean de Nostredame, plutôt que les romans ou le théâtre. Dans cette Toulouse baroque, le protestantisme n’a plus droit de cité et l’opposition culturelle et littéraire met en vis-à-vis les tenants de l’ancienne intransigeance catholique et cette nouvelle génération considérée comme libertine, à contre-courant de la marginalisation en cours de la scène éditoriale toulousaine. 1619 résume alors à elle seule l’intensité de cette confrontation : le jésuite Coton prêche le carême à la cathédrale, le parlement condamne Vanini au bûcher et 177 livres à être brulés ; parallèlement, Montmorency organise à Toulouse une grande fête où se retrouvent les membres de ce cercle libertin et Godolin publie son Ramelet. Pour Pierre Escudé, une nouvelle fois, l’intransigeance fut la plus forte et l’emporta.

Cette lecture du contexte politique, religieux et culturel toulousain ne manque pas de questionner l’histoire. Pierre Escudé introduit à de très nombreuses reprises la notion de « laïcisation des esprits », soit, selon lui, un recul du religieux dans les intérêts et les motivations politiques des acteurs méridionaux et royaux. Il fait valoir la hausse sensible de publication politique et le recul de celle de nature religieuse. On rejoint plutôt ici la question de la sécularisation de l’État et de la raison politique exprimée par Olivier Christin. S’agit-il alors d’un éloignement du religieux de la sphère intellectuelle, ou plutôt d’un cloisonnement plus grand entre politique et religion dans la justification de l’action publique ? Je pencherais plutôt pour la deuxième idée. De même, le livre souligne combien « l’entaille historique des conflits religieux et l’isolement ligueur ont contribué à un affaissement de la création et de l’impression, de l’économie financière et intellectuelle », insistant sur l’appauvrissement culturel d’une Toulouse ayant basculé dans l’orbite des intransigeants. La Ligue et l’esprit ligueur comme point de rupture face aux qualités du premier xvie siècle. Il aurait été intéressant de comparer alors la situation toulousaine aux deux leaders français de l’imprimerie qu’étaient Paris et Lyon, villes à la trajectoire confessionnelle comparable à Toulouse et qui semblent avoir pourtant vécu un déclassement bien moindre. Enfin, pour l’historien du protestantisme, l’analyse de l’usage des langues proposée par ce livre éveille intérêt et question. Pour Pierre Escudé, le français, pourtant langue de la Réforme, incarne l’ordre de l’intransigeance catholique. Il est la langue du combat confessionnel et pour cela il est favorisé par les imprimeurs toulousains après le basculement de la ville dans la cause ultra-catholique après 1562. L’occitan prend ici le rôle de la langue de la contestation, de la liberté créatrice et dans la Toulouse des conflits confessionnels, de la défense des idées réformées. Pour le catholique toulousain, la langue du salut est le français bien plus que le latin alors en perte de vitesse. L’auteur apporte alors ici une nuance très importante sur les usages linguistiques au temps de la Réforme, où le français assimilé la plupart du temps à la liturgie calviniste peut se retrouver défendu par les tenants de l’intransigeance catholique quand l’occitan devient une arme de la contestation.