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Daniel et Marianne Halévy – André Spire. Correspondance 1899-1961. Des ponts et des abîmes : une amitié à l’épreuve de l’histoire, Édition établie, présentée et annotée par Marie-Brunette Spire-Uran

Paris : Honoré Champion, 2020, 1151 p.

Patrick CABANEL

Les 739 lettres et cartes postales publiées ici sont précédées d’une introduction qui constitue un petit ouvrage à elle seule (186 p.) et qui s’appuie notamment sur le journal de Daniel Halévy, conservé à la Bibliothèque nationale et largement inédit. Le tout présente la longue amitié difficultueuse de deux intellectuels qui se sont connus au temps de l’affaire Dreyfus, des Universités populaires, de Péguy et des Cahiers de la Quinzaine – autant de chapitres d’histoire bien documentés ici, et qui permettent par exemple de découvrir le protestant Paul Roederer, lequel anime un groupe chrétien social de rencontres dans les quartiers ouvriers Villette-Chapelle de Paris et a sensibilisé Halévy à ces milieux. Spire et son ami ont mené ensemble le bon combat de la gauche dreyfusarde et soucieuse d’instruction du peuple, avant que l’évolution vers la droite, puis l’extrême droite, de Daniel Halévy au cours de l’entre-deux-guerres ne les sépare, jusqu’à marquer une longue période de silence dans cette correspondance qui s’éteint quasiment au début des années 1940, quand Halévy apporte son soutien public au gouvernement du maréchal Pétain et que Spire est parti en exil aux États-Unis. Le renouement a été tardif et peu dense.

Au-delà de son passionnant apport à l’histoire intellectuelle et politique de la Troisième République, l’ouvrage attire ici l’attention pour une raison précise : on sait que l’éblouissante dynastie des Halévy-Bréguet-Joxe, d’origine juive, a rencontré le protestantisme à l’occasion du mariage au temple de l’Oratoire de Ludovic Halévy, lui-même baptisé catholique (la religion de sa mère), et de Louise Bréguet, issue de la célèbre famille protestante suisse installée à Paris. Le couple a eu deux fils, Élie en 1870, Daniel en 1872 (l’un de ses petit-fils est Pierre Joxe). Correspondance, extraits du journal et des innombrables écrits de Halévy (un exemple : plus de 60 contributions, entre 1900 et 1909, à l’importante revue Pages libres) permettent de réfléchir à son rapport à ses origines religieuses : il ne se dit jamais protestant, et préfère insister sur le fait qu’il n’est pas juif, mais qu’il porte un nom juif et qu’il doit en tenir compte dans la société. Pour expliquer, en 1937, son refus de collaborer à la Revue juive de Genève, qu’il dit pourtant estimer, comme son directeur, il a ces phrases : « Je devrais dire que, différent en ceci de beaucoup de mes confrères juifs, premièrement je porte mon nom, et, deuxièmement, je ne suis pas juif. Pour être juif, il faudrait, premièrement, que de la personne de mon père je supprime la personne de sa mère, immémorialement catholique, à laquelle il devait presque tout, et moi-même beaucoup. Ensuite, il faudrait que je supprime de ma personne la personne de ma mère, immémorialement chrétienne. Je n’ai pas besoin de vous dire que ces opérations sont impensables. Je sais ce que je dois à mon nom, et ce que je dois aux miens » (cité p. 119). On notera que la grand-mère est dite catholique, mais la mère, protestante, est dite « chrétienne », ce qui n’est pas courant dans une France plutôt habituée, alors, à confondre catholicisme et christianisme.

Par ailleurs, Halévy révèle bien des traits d’un antisémitisme très appuyé (édifiante anthologie de ses portraits de contemporains juifs, p. 124-126, et influence de son père qu’il a entendu, alors qu’il était enfant, vers 1882, expliquer que les juifs, bien accueillis par la France, devraient se garder d’appuyer la politique anticléricale, au risque d’avoir à le payer un jour). Son évolution vers l’extrême droite nous vaut des pages assez impressionnantes sur l’émeute du 6 février 1934 : il consigne dans son journal ce qu’il a vu dans les rues de Paris (« J’avais envie d’être colonel, de mener 3 000 hommes à la bataille », sic, cité p. 113) ; Marie-Brunette Spire-Upran cite, en contrepoint, le témoignage de son propre neveu, Daniel Guérin, militant d’extrême-gauche, qui croise un homme « surexcité », « sorti de ses gonds » et qui s’avoue publiquement d’extrême droite ; avant de citer un passage des mémoires inédits de Spire, scandalisé par la dérive de son ami, et dont le jugement, un peu cru, voit sans doute loin sur ces formes de rédemption que des intellectuels issus de la grande bourgeoisie peuvent chercher dans l’action : « Toute sa vie il s’est cherché des couilles. D’abord dans la vie ouvrière ; puis dans le catholicisme populaire, républicain de Péguy, puis dans le grand bourgeoisisme à la Barrès ; maintenant dans la révolution de droite. Mais il aura beau faire. Elles sont mal attachées, et toujours le fil claquera au moment où il voudra s’en servir pour de bon » (cité p. 117). Il y a plus grave, lorsque l’on voit Halévy noter dans son journal une conversation avec Gabriel Marcel en octobre 1942 : « Je lui dis seulement : la question juive existe, et personne ne s’y essayera sans s’y brûler les doigts. Imaginez la défaite allemande, et le retour des Juifs français, des Jean Zay, ivres de vengeance… […] A ma vue d’ensemble, il y a un espoir pour l’Europe avec l’Allemagne, qui est d’Europe. Il n’y en a aucun avec Moscou-Chicago, tous deux extra-européens » (cité p. 135).

Portrait à charge ? Les textes et les faits sont là. Telle aura été l’évolution d’un grand intellectuel d’origine judéo-protestante… Et dont l’une des blessures aura été son échec à l’Académie française, en 1953… La correspondance révèle heureusement d’autres aspects de sa pensée et de son action, spécialement dans l’avant Première Guerre mondiale. Ainsi fin juillet 1905, alors que les relations avec Péguy sont devenues compliquées (elles ont manqué aller jusqu’au duel, en 1910 : p. 83-84) : « Le réactionnaire Péguy prépare un cahier, Notre patrie, il veut dire son fait à [Gustave] Hervé, je lui ai dit qu’il aurait mieux fait de ne pas lui ouvrir ses cahiers voici 3 ans. Lisez-vous Jaurès ? Je l’admire de plus en plus » (p. 285). La richesse de l’appareil de notes, la présence de deux index des noms et des périodiques cités font du volume un véritable instrument de travail. Et telle ou telle lettre montre en Halévy un écrivain : « J’ai trotté vers le soleil par des routes givrées, entre deux merveilleuses parois, murailles, colonnades, que dire ? d’ormes gelés, et givrés comme la route » (p. 405). Halévy, on le sait, a été un grand éditeur de littérature, à la tête de la collection « Les Cahiers verts », chez Grasset, de 1921 à 1933. Et son œuvre d’historien, ou plus exactement de publiciste engagé (ainsi dans La République des comités, essai d’histoire contemporaine, 1895-1934, 1934), continue à retenir l’attention. Renvoyons, pour une pesée globale, à sa biographie par Sébastien Laurent (Daniel Halévy. Du libéralisme au traditionalisme, Grasset, 2001) et à sa notice par Vincent Duclert dans le tome 3 du Dictionnaire biographique des protestants français de 1787 à nos jours.