Book Title

Annelies Lannoy, Alfred Loisy and the Making of History of Religions. A Study of the Development of Comparative Religion in the Early 20th Century

Berlin : De Gruyter, 2020, 366 p.

Patrick CABANEL

Ce livre porte sur un moment important de l’histoire universitaire et intellectuelle de la France et de l’Europe : il traite de l’histoire des religions, cette nouvelle science qui connaissait une importante institutionnalisation dans les chaires européennes, principalement dans la partie protestante du continent, mais aussi en France, en Belgique ou en Italie. En France, les deux institutions concernées sont le Collège de France, où une chaire d’histoire des religions est créée en 1880 et confiée à l’ancien pasteur Albert Réville, et la section des Sciences religieuses (Ve section) fondée en 1885-1886 au sein de l’École pratique des hautes études, et dans laquelle la première génération de directeurs d’études compte une forte proportion de protestants, à commencer par le même Réville et son fils Jean. J’avais étudié ce processus dans les colonnes de cette même revue, alors BSHPF (1994), mais bien d’autres chercheurs ont proposé des approches plus globales, citons en particulier le collectif dirigé par Arie L. Molendijk et Peter Pels (ed.), Religion in the Making. The Emergency of the Sciences of Religion (Leyde : Brill, 1998), l’ouvrage de Walter Capps, Religious Studies. The Making of a Discipline (Minneapolis : Fortress Press, 1995) et celui d’Ivan Strenski, Theology and the First Theory of Sacrifice (Leyde : Brill, 2003). L’ouvrage d’A. Lannoy, spécialiste de Loisy et du Belge Franz Cumont (elle a participé avec Corinne Bonnet et Danny Praet à l’édition, à l’introduction et aux commentaires de leur Correspondance, Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2 vol., 2019), se focalise sur le Loisy des deux premières décennies du xxe siècle, après qu’il a publié L’Évangile et l’Église (1902), que cet ouvrage et quatre autres ont été mis à l’Index (décembre 1903) et qu’il a été excommunié par l’Église catholique (1908). Sa route croise à plusieurs reprises celles du Collège de France, de la Ve section de l’EPHE et de son groupe de « Liberal-Protestant colleagues » (Lannoy), ce qui explique la place que l’ouvrage leur accorde et le compte rendu de cet ouvrage ici-même.

Loisy a rejoint la Ve section de l’EPHE comme conférencier libre en 1900. Mais il a renoncé à siéger dans le Comité d’organisation du Congrès international d’histoire des religions, organisé à Paris à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900 ; cela après que le recteur de l’Institut catholique de Toulouse, Mgr Batiffol, a refusé d’en faire partie, et malgré les objurgations et les regrets du secrétaire du Congrès, Jean Réville (voir la lettre de ce dernier, p. 71). Lannoy estime que Réville et ses collègues « Liberal-Protestant » sont incapables de comprendre la violence du climat qui règne au sein de l’Église catholique à l’encontre de Loisy, de ce qui va bientôt être défini comme l’erreur « moderniste », et globalement de toute modernisation, à l’époque, de la science catholique : leurs cultures d’Église sont trop différentes. Réville invoque des « raisons de conscience » dont il estime qu’elles n’ont pas lieu d’être, alors qu’il s’agit pour plusieurs intéressés de pouvoir, ou non, rester au sein de l’Église. Loisy, dont les cours à l’EPHE connaissent un succès de curiosité après la mise à l’Index, choisit de démissionner, en 1904, pour apaiser les esprits (l’explication qu’il donne) et aussi pour éviter l’excommunication. Cette démission a déçu ses amis « Liberal-Protestant ». Maurice Vernes ayant évoqué une « défaillance », Loisy s’est défendu, et Vernes est revenu sur sa sévérité, dans une lettre de fin 1907 dans laquelle il risque deux parallèles audacieux et sans doute oiseux (le premier) mais aussi éclairants (surtout le second) : « Quant à la situation présente du groupe de savants en tête duquel vous marchez, je la compare soit à celle des réformateurs du xvie siècle dans leur première phase, soit à celle des protestants libéraux (de 1850 à 1865) ; ni les uns ni les autres n’ont réalisé ce qu’ils se proposaient de faire et, néanmoins, les uns comme les autres ont abouti en une réelle mesure et ont changé l’orientation courante » (souligné par l’auteur ; cité p. 73). Vernes rappelait dans cette lettre qu’il avait tenté (en vain) de parrainer Loisy pour qu’il succède à Auguste Sabatier dans la direction d’études du Nouveau Testament à l’EPHE, en 1901 – et il semble que cet espoir déçu ait pesé dans la démission ultérieure de Loisy.

Désormais excommunié, retiré à la campagne, ce dernier pouvait penser que toute carrière universitaire lui était fermée, quand la mort prématurée de Jean Réville, en mai 1908, est venue libérer à la fois une place à l’EPHE et la chaire d’histoire des religions au Collège de France, dans laquelle Jean Réville avait succédé à son père. Loisy ne souhaite pas candidater à l’EPHE mais se lance dans la bataille pour le Collège. Le deuxième chapitre de l’ouvrage est consacré à cette élection qu’il a remportée, et intéresse à nouveau l’histoire du protestantisme dans la mesure où Maurice Vernes est l’un des quatre autres candidats sérieux, avec Marcel Mauss en personne, d’abord annoncé comme favori, et Georges Foucart et Jules Toutain, ces deux-là étant soutenus par l’aile catholique et conservatrice du Collège, Vernes l’étant par une majorité des « Liberal-Protestant ». Le paysage est en vérité plus complexe : un haut lieu en est le salon du jeudi de la marquise Arconati-Visconti, bien connu des historiens de la vie politique et intellectuelle dans ces années ; la marquise est proche de Gabriel Monod et d’un autre professeur protestant, Alfred Morel-Fatio (et son compagnon est le protestant Raoul Duseigneur). L’élection de Loisy s’est pour une part jouée dans son salon et son réseau, et pour des raisons diverses, parmi lesquelles la judéité de Mauss a pu compter…

La suite de l’ouvrage (chapitres 3 à 5) propose une passionnante contribution à l’histoire de l’histoire des religions, à travers les emprunts, les débats, les polémiques entre Loisy et, notamment, Salomon Reinach (et son étonnant « manuel », Orpheus, 1909), James Frazer, Arthur Drews (Die Christus Mythe, 1909, traduit l’année suivante en français).

Mais on trouve aussi, par exemple, quelques pages éclairantes sur l’impact du Manifeste des 93 artistes et scientifiques allemands (octobre 1914), dont les théologiens protestants Adolf von Harnack et Adolf Deissmann, destiné à soutenir les buts de guerre de l’Allemagne. On sait le rôle de ce manifeste dans le tournant de la pensée du jeune Karl Barth ; on découvre ici la violence de la réaction de Loisy (« Le Dieu de Harnack me paraît être un élément du dieu allemand, et même celui de Luther. Notre bonne vieille Trinité n’aurait pas été si facilement mobilisable » : lettre à Cumont, 18 avril 1915). Riche bibliographie, index des noms et des thèmes.