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Laurent Jalabert et Julien Léonard (éd.), Les protestantismes en Lorraine (XVIe-XXIe siècle)

Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2019, 720 p. (Histoire et civilisations)

Laurent ROPP

Issu d’un colloque qui s’est tenu à Nancy en novembre 2016, ce riche volume rassemble vingt-trois contributions sur les protestantismes d’une région réputée catholique. Si les trois parties consacrées à l’époque moderne sont principalement composées de synthèses, les quatre suivantes, sur la période contemporaine, comportent des études de cas précis. Cette différence reflète l’historiographie du sujet, les recherches ayant privilégié les xvie et xviie siècles.

La première partie (« mises en perspective ») débute par une contribution de Ph. Benedict qui retrace la diffusion de la Réforme au sein de l’espace francophone. Cette approche permet, notamment, de mettre en valeur les circulations de réformateurs issus de l’est de la francophonie dans cette aire linguistique. Deux études concernent la place des minorités confessionnelles dans l’Empire et en France. Dans le Saint-Empire, leur statut émerge paradoxalement, entre 1529 et 1648, du refus de la minorité à l’échelle de l’Empire et à celle des territoires qui le composent, selon Chr. Duhamelle. Après la paix de Westphalie s’instaure une tolérance de fait, peu à peu transcrite dans le droit. Y. Krumenacker s’interroge sur les spécificités des protestants en situation d’extrême minorité, en France, aux xviie et xviiie siècles. Après avoir défini ces communautés et mis en lumière leur diversité sociale, il souligne leur nécessaire cohabitation avec les catholiques et leur inventivité pour s’adapter à la législation défavorable.

La première contribution de la partie sur les protestantismes à l’époque moderne est consacrée aux marges lorraines. L. Jalabert y présente l’implantation de la Réforme au xvie siècle, le renouveau catholique et les effets des mesures antiprotestantes du xviie siècle ainsi que la survie des réformés et des luthériens au xviiie siècle. Leur maintien est lié, en partie, à la nécessité, pour les ducs de Lorraine puis les rois de France, de composer avec la présence de ces minorités que les protestants de l’Empire observent avec bienveillance. L’enquête menée par Cl. Ulbrich concerne, aux xviie et xviiie siècles, le comté de Créhange, un territoire peuplé surtout de catholiques mais gouverné par des luthériens puis par des réformés. L’historienne signale l’incapacité de ces derniers à limiter l’extension du catholicisme, ainsi que les arrangements entre les membres des deux communautés. Dans sa réflexion sur l’identité du protestantisme messin de 1552 à 1685, J. Léonard explique que l’Église réformée de Metz, influencée par les modèles français et genevois, reste cependant extérieure aux structures de l’Église réformée de France et possède des particularismes. Mais, en 1685, dans la continuité du processus de normalisation de la place de Metz dans le royaume, les protestants messins connaissent le sort commun des réformés de France. Les duchés lorrains sont examinés dans une seconde contribution de L. Jalabert. La réaction des ducs de Lorraine vis-à-vis de la Réforme est assez efficace, même si de petites communautés éphémères peuvent être observées au xvie siècle. À la fin du xviie siècle, Léopold Ier ne remet pas en cause la législation antiprotestante française et ce n’est qu’à partir de la Révolution que s’amorce le renouveau de la minorité. H. Marsat s’intéresse à la noblesse protestante au xvie siècle et identifie 95 individus appartenant à ce groupe dans la seconde moitié du siècle. Il insiste sur l’action des nobles pour favoriser la diffusion de la Réforme ainsi que sur leur engagement militaire. Celui-ci constitue une trahison envers le duc lorsque la Lorraine intervient dans la guerre de la Ligue, à partir de 1585.

Les points de vue catholiques sur les protestantismes aux xvie et xviie siècles font l’objet de la troisième partie. A. Cullière réfute l’image d’une Lorraine fermée à la nouveauté au temps de Charles III (1545-1608). Il met en valeur le pragmatisme du duc, qui s’entoure de protestants lorsque l’intérêt politique le nécessite, et l’esprit de réforme animant certains lettrés lorrains. L’étude des antiprotestantismes, par S. Simiz, explore les modes de la controverse (sermons, débats publics, traités) ainsi que ses thèmes (attaques contre les réformateurs, contradiction des doctrines protestantes…). Les processions et la rédaction d’histoires des évêques visent à restaurer et affirmer la vitalité du catholicisme lorrain. R. Tassin tente de déterminer si le succès des monuments inspirés de la Contre-Réforme en Lorraine dans le dernier tiers du xviie siècle relève d’une réaction catholique au protestantisme. S’il reste difficile de trancher, certains choix iconographiques, comme ceux du puits de l’abbaye Saint-Clément de Metz (1686), semblent manifester symboliquement la victoire du catholicisme sur l’hérésie.

La partie suivante, « protestantismes et révolutions », débute par une contribution de D. E. Düsterhaus sur les protestants de l’est de la France entre 1802 et 1815. En s’appuyant sur des exemples lorrains et, surtout, alsaciens, il décrit les conséquences des articles organiques en insistant sur le fait que les pasteurs deviennent des relais de la propagande napoléonienne. La reconnaissance officielle des protestants s’accompagne ainsi d’une perte d’autonomie. N. Stoskopf et É. Tisserand révèlent que le patronat protestant, surtout originaire d’Alsace, contribue à l’industrialisation de la Lorraine avant 1870. Sa présence se renforce après l’annexion. Attentifs aux politiques sociales des entrepreneurs, les auteurs soulignent aussi le fait que « les élites économiques pratiquent volontiers la mixité interconfessionnelle au point que l’identité “patronale” prime sans doute et renvoie à une image plus homogène que différenciée, notamment aux yeux des ouvriers » (p. 409).

Dans « les protestants face aux défis contemporains », la contribution de N. Champ porte sur les attitudes de ces croyants face à la mort, en Lorraine, de 1802 aux années 1920. Alors que les carrés confessionnels des cimetières se généralisent vers le milieu du xixe siècle, des tensions apparaissent avec le clergé catholique, mais aussi avec des maires comme celui de Chavelot (Vosges) qui avait fait inhumer des protestants dans le carré des suicidés (1863). Après 1918, l’exceptionnelle densité des plaques commémoratives dans les temples témoigne de l’essor du culte du souvenir des morts de la Grande Guerre. Chr. Pignon-Feller montre que l’architecture allemande s’est largement imposée pour les constructions de temples réformés et d’églises luthériennes dans la Lorraine annexée. Si le néo-gothique triomphe dans un premier temps conformément aux prescriptions de la conférence d’Eisenach (1861), le programme de Wiesbaden (1890) établit de nouvelles règles fondées sur la théologie protestante. Johannes Ficker, historien de l’art, professeur à Strasbourg, insiste ensuite (1905) sur le caractère individuel de chaque église et sur la possibilité d’innover. Cette étude est complétée par celle de M.-B. Bouvet sur la Lorraine restée française. Jusqu’en 1870, les constructions d’édifices religieux ont pour objectif de donner une visibilité au protestantisme. L’arrivée des optants conduit à augmenter la capacité des temples (Lunéville) ou à en construire (Épinal). Après 1945, les réaménagements intérieurs sont fondés sur des modèles variés.

La sixième partie concerne les rapports entre les protestants et la politique. En s’appuyant, notamment, sur la collection du pasteur Othon Cuvier (BPF), P. Bronn présente « la recomposition du protestantisme lorrain au xixe siècle ». Il explique que les migrations d’optants protestants vers la France, comme Cuvier, et d’Allemands vers la Lorraine annexée renforcent le poids des Églises issues de la Réforme des deux côtés de la frontière. Cependant, « en Lorraine française, le protestantisme est resté une microminorité […] alors qu’en Lorraine annexée il représente 17 % des habitants » (p. 497-498). G. Grivel indique que, sous la Troisième République, les protestants vosgiens jouent un rôle politique supérieur à leur poids démographique. Soutenant le parti républicain comme la plupart des Vosgiens, ils sont dreyfusards et se démarquent ainsi de l’opinion locale majoritaire, avant de se diviser politiquement dans l’entre-deux-guerres. La contribution de J. El Gammal, étendue à l’ensemble de la Lorraine française depuis le milieu du xixe siècle, permet d’élargir la focale. Si la réflexion sur les cultures politiques des protestants doit se limiter à quelques jalons en raison de leur nombre généralement faible dans le monde politique, l’historien peut distinguer « trois cas de figure […] : les industriels socialement conservateurs, les républicains modérés et des “intellectuels de gauche”, moins aisément décelables, sauf pendant l’affaire Dreyfus » (p. 527). J.-N. Grandhomme retrace l’itinéraire d’Oscar Burckhardt (1855-1934), fils d’un pasteur alsacien ayant choisi pour lui la nationalité française en 1872. Sa carrière militaire, qui se déroule en partie en Lorraine, est tournée vers l’objectif de retrouver les « provinces perdues » où réside toujours la famille de cet homme dont le protestantisme est resté discret. Dans son étude de l’épuration des pasteurs luthériens de Moselle et d’Alsace, Chr. Kohser-Spohn souligne la profonde méfiance des administrateurs pour le clergé protestant, jugé antinational. Ces pasteurs, qui avaient accueilli avec joie les Allemands du fait de leur langue et de leur religion commune, sont souvent sanctionnés par un déplacement d’office vers des paroisses reculées.

La contribution de Fr. Schwindt sur les anabaptistes-mennonites examinés dans la longue durée introduit la partie sur les « diversités protestantes ». L’auteur présente leur immigration depuis la Suisse, leurs rapports aux autres communautés et leur progressive assimilation : depuis le milieu du xixe siècle, certains mennonites font une carrière militaire alors que leurs prédécesseurs refusaient le port des armes. L’héritage anabaptiste constitue – avec les Réveils et le terreau luthéro-réformé – l’une des matrices du mouvement évangélique lorrain dont l’essor est étudié par S. Fath. Si la part de ces croyants dans la population régionale est relativement faible par rapport à la moyenne nationale, les 17 000 évangéliques de Lorraine forment une minorité en croissance, jeune et très pratiquante.

Ce livre, qui croise histoire religieuse, sociale, politique, culturelle et économique, offre un stimulant état des lieux de l’historiographie des protestantismes lorrains. Illustré, ce volume est aussi muni d’utiles index des lieux et des personnes (33 p.). Si la période révolutionnaire est malheureusement absente, ce que déplorent les directeurs de l’ouvrage (p. 666 et 672), la conclusion propose de passionnantes perspectives de recherche.