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Silvia Scatena, Taizé, une parabole d’unité. Histoire de la communauté des origines au concile des jeunes

Turnhout : Brepols, Bibliothèque de la Revue d’histoire ecclésiastique, fascicule 108, 2021, 650 p.

François BOULET

Ce livre exemplaire, copieux et discret, est l’histoire, précise et fouillée, de Taizé. L’auteur, Silvia Scatena, professeur d’histoire à l’université de Modène, l’a d’abord publié en italien, puis a pu l’éditer heureusement en français. De 1940 à 1970, elle précise les « origines » de cette communauté, pour le moins curieuses : une des toutes premières communautés « cénobitiques » dans le protestantisme francophone à quelques kilomètres de Cluny (Saône-et-Loire). L’historienne du concile de Vatican II et de l’œcuménisme en arrive à s’interroger sur le succès de la théologie, de la liturgie, de l’espérance chrétienne pour toute une jeunesse, française, européenne et même mondiale, sur cette colline bourguignonne.

Nous voudrions insister sur deux aspects neufs et précis de cette quasi thèse d’histoire de Taizé : les origines de la colline de Taizé en 1940-1942 et les heurts entre la communauté naissante et les protestants français dans les années 1950 et au début des années 1960.

Cette communauté est menée par Roger Schutz, une personnalité attachante, un « directeur de conscience » humble, énergique et scrupuleux. Il veut d’abord créer une « communauté d’intellectuels chrétiens », qui naît après la catastrophe du début de la guerre et de la défaite française (septembre 1939-juin 1940), au-delà de la neutralité suisse (p. 601-602) : il s’installe le 20 août 1940 sur la commune de Taizé presque désertifiée – une quarantaine d’habitants. Par la suite, une trentaine de jeunes protestants suisses se disent « clunisiens », et se rendent sur cette colline où des textes, des prières, du travail pour les réfugiés, apparaissent et se développent. L’abbé Paul Couturier, créateur de la « semaine de prière pour l’unité des chrétiens », se rend à Taizé en juillet 1941 et soutient cette initiative : la rencontre est décisive. À l’été et à l’automne 1941, Roger Schutz écrit les « Notes explicatives » de la communauté de Cluny, qui approfondissent un premier projet de « communauté des intellectuels chrétiens » dès 1940. Dans une France défaite, en détresse, ces jeunes protestants suisses aspirent à la retraite, au silence, à la vie fraternelle dans une commune isolée et au projet d’une première radicalité chrétienne : célibat, pauvreté et direction de conscience.

Cette première vie fraternelle passe ensuite par l’accueil de réfugiés, nombreux dans la région près de la ligne de démarcation. En août 1941, ces réfugiés sont au « Château », surveillés par la brigade de gendarmerie de Saint-Gengoux-le-National et le commissaire principal de police de Mâcon, mais avec l’accord de la Légion française des combattants et le préfet Brun, si ce sont des prisonniers rapatriés. Saint-Gengoux-le-National est village d’arrêt avant la ligne de démarcation, et un « village d’accueil », gare terminus : on signale notamment le rôle du curé Maurice Dutroncy, qui cache réfugiés politiques et jeunes déserteurs. En janvier 1942, Roger Schutz propose même à Madeleine Barot d’accueillir des réfugiés sortant des camps d’internement. Schutz ne fait pas mystère des difficultés avec la population locale et avec la police française (p. 75-78, 90-91, 154-155 ; voir la brigade de gendarmerie de Saint-Gengoux-le-National, Service historique de la Défense, Vincennes ; AD Saône-et-Loire, 1W1225). L’étude par Silvia Scatena des origines de Taizé nous frappe pour les similitudes possibles, toutes proportions gardées, entre le village sur la colline et la Montagne-refuge du Chambon-sur-Lignon : un lieu reculé et revivifié par le refuge, une ferveur religieuse extraordinaire proche d’un nouveau Réveil, un besoin de réconciliation et de paix, une jeunesse d’élite, une spiritualité franco-suisse (p. 79, n. 231), voire en 1945-1946, une maison d’enfants ou « Cité des gosses » à Taizé et l’accueil des prisonniers allemands (p. 155, p. 157 n. 55, lien de Roger Schutz avec la femme du ministre Mireille Philip).

Frère Roger écrit en 1965 que l’histoire de l’œcuménisme « ne s’écrira jamais » (Dynamique du provisoire, Taizé, 1965, p. 33). Silvia Scatena la retrace pourtant précisément avec toutes les crises, les tensions, les francs énervements entre protestants, l’Église réformée de France et cette communauté qui se rapprocherait du catholicisme. Essayons d’établir la chronologie de ces crises : 1949 (engagements des frères : célibat, mise en commun des biens, acceptation d’une autorité) ; 1954-56 (paroisse réformée de Mâcon et question communautaire) ; 1960 (réunion d’évêques et de pasteurs à Taizé, assemblée générale du protestantisme à Montbéliard) : 1961 (invitation de Taizé au concile de Vatican II comme hôtes sans avoir informé la Fédération protestante de France). L’auteur les reprend avec précision, dans leurs origines si diverses, souvent doctrinale et disciplinaire, qui va de l’« extrême-droite théologique » à l’« extrême-gauche politique » (p. 294 ; Réforme, n° 666, 21 décembre 1957). Le dialogue œcuménique ne va pas de soi ; il n’est pas à contre-courant, puisqu’il existe aussi des moments de rapprochement ou d’équilibre, de réconciliation en quelque sorte : 1945-1947 (premier article dans Réforme, n° 124, 2 août 1947, avec la réflexion du jeune philosophe Paul Ricœur) ; 1948 (« simultaneum » de l’église de Taizé et lien avec la paroisse réformée de Mâcon) ; 1957 (discussion à Genève et à Neuchâtel) ; 1958 (synode national ERF à Poitiers) ; 1963 (accueil de la FPF) ; 1967 (rencontre de Saint-Germain-des-Prés). Une anthologie des déclarations, documents, mises au point, procès-verbaux du conseil national, avec les différents points de vue, serait éclairante surtout entre 1948 et 1961. Le point de vue du président du conseil régional de l’ERF, le pasteur Henri Eberhard, pour la XIIe région « Alpes-Rhône », est intéressant : d’abord enthousiaste et proche de cette communauté, il se souvient de l’esprit de la « Brigade de la Drôme » des années 1920, à travers elle ; il change d’attitude au vu de toutes les « difficultés » avec les frères de Taizé (p. 159-160, 194). Même le nom de la communauté est un souci : longtemps appelé communauté de Cluny ou de Taizé-lès-Cluny, de nombreux protestants de Genève à Marc Boegner – pourtant un « ami proche de la communauté » (p. 16, 350) –, trouve que le nom de « clunisien » frise la réaction catholique. Pourquoi ne pas donner le nom d’« Académie de Genève » à un groupe d’intellectuels catholiques, plaisante un membre de l’Église genevoise (p. 113, n. 19).

Les questions sont posées : l’Église réformée de France peut-elle supporter cet hapax d’une communauté cénobitique chrétienne, qui impose trois vœux ou plutôt « engagements », de chasteté, de pauvreté et d’obéissance au prieur « frère » Roger, alors que la tradition réformée est notoirement méfiante envers l’expérience monastique ? Plus prosaïquement, un membre protestant qui s’engage dans l’aventure spirituelle de Taizé peut-il rester pasteur de l’Église réformée de France ? Comment comprendre la « catholicité réformée » menée à Taizé, entre les premières visites au pape (13 mars 1949, 24 juin 1950, février 1951, 7 novembre 1958, 13 ou 17 octobre 1960) et une communauté de moins en moins rattachée juridiquement à l’Église réformée de France, et même des succès de plus en plus lourds à supporter pour l’ERF et le président du conseil national Pierre Bourguet ? Les chapitres IV à VI du livre, « Un monastère « protestant » (1948-1953) », « Sur la frontière des Églises, au cœur des masses (1954-1958) », « L’unité, espérance de vie (1959-1962) » y répondent précisément.

Il est clair que cet œcuménisme de Taizé, dès 1948-1949, refuse les fausses voies pour l’unité : confusionnisme, pragmatisme, fédéralisme, eschatologisme et « réunionisme ». Du côté huguenot, frère Roger rencontre un « héritage d’anticatholicisme » et « un milieu intégriste dans la foi réformée » (p. 353), surtout en contexte cévenol et ardéchois. L’effort de rencontre et de compréhension doit s’effectuer dans un dialogue humain, patient et loyal, sans intention cachée de prosélytisme, conscient d’avoir son fondement dans la dernière prière du Christ sur l’unité. Taizé n’encourage pas les passages confessionnels d’un bord à l’autre ou une action de concurrence et de rivalité (la vieille querelle sur le prosélytisme confessionnel) pour annoncer l’Évangile. Cette délicatesse religieuse pour une unité visible des chrétiens surprend sur la colline de Taizé (p. 214-215), et irrite parfois, surtout avec le souhait d’un dépassement confessionnel pour un appel plus fort, plus universel : l’unité reçue du Christ (p. 363).

Bref, Taizé est une communauté chrétienne d’origine protestante, solidaire des Églises de la Réforme et ouvert à l’unité chrétienne, mais qui agit de façon de plus en plus autonome dans les années 1950 envers l’Église réformée de France, et dans les années 1960 envers l’Église catholique romaine. À travers l’exemple de Taizé, le jeu œcuménique est mené par les protestants dans les années 1950, puis par les catholiques dans les années 1960, selon frère Pierre-Yves Emery (p. 609, n. 257). Quant aux années 1970, ou décennie du « concile des jeunes », Taizé rencontre davantage de difficultés avec Rome : Taizé est une aventure courageuse, difficile, entre la recherche de l’unité chrétienne et la volonté d’être, selon frère Roger, « aux points névralgiques de la vie des hommes » (Vivre l’aujourd’hui de Dieu, Taizé, 1959, p. 85-92).

Silvia Scatena reprend, dans cette somme sur Taizé, la généalogie de cette frontière interconfessionnelle chrétienne, où Roger Schutz et Max Thurian, mais également Daniel de Montmollin et Pierre Souvairan, suivis de plusieurs dizaines de « frères » – 35 en 1957 –, essayent de suivre un idéal de vie communautaire et œcuménique, actif et contemplatif, libre et discipliné, primitif et moderne, local et mondial (p. 294), sur une autre colline inspirée au cœur du xxe siècle. À cet égard, l’étude des « fraternités » à Marseille ou en Algérie pendant la guerre d’Algérie, ou au Brésil puis à Chicago, précise toute la dimension de Taizé hors de Taizé, de la colline à l’échelle mondiale. Ce travail d’histoire est méticuleux : tous les documents d’archives dépouillées dans une quête impressionnante de 44 fonds d’archives (liste p. 9-11). La lecture patiente du carton 107AS 176 de l’ERF et de la FPF aux Archives nationales à Pierrefitte-sur-Seine n’échappe à sa solide méthode. La somme est une mine et doit être lue et méditée.

Ce livre a de l’avenir scientifique et spirituel car il témoigne par le menu de l’extraordinaire et exceptionnelle aventure humaine et religieuse sur la colline de Taizé, de 1940 jusqu’en 1970 : signe prophétique de réconciliation, mais également de contradiction avec des « amis » réformés (p. 354). Comme souvent dans l’humanité, les naïfs, les ingénus, les sentimentaux, les optimistes, les idéalistes ou les mystiques à Taizé, font souvent preuve de pragmatisme, de patience, de prudence, d’équilibre, de sérieux, de tact, de raison, de présence dans tous les bouleversements de l’histoire (p. 373, n. 2 ; p. 602). La vérité essentielle de l’Évangile de Jésus de Nazareth, le pardon offert par Dieu d’amour, à travers la via communionis, fait agir, grandir, aimer, réconcilier de 1940 à aujourd’hui, de l’accueil des réfugiés en 1940-1942 aux rencontres internationales des jeunes gens à partir des années 1970. Autrement dit, la communauté de Taizé, menée par frère Roger, apporte une « passion d’unité » et de paix spirituelles et théologiques pour guérir de la guerre et de toutes ses blessures tout au long du xxe siècle : unité intérieure, unité de la communauté, unité de la famille humaine, unité visible des chrétiens ou l’« ut unum sint » œcuménique (conclusion de Silvia Scatena, p. 597-610 : « Quelques intuitions d’Évangile »). Le théologien dominicain Yves Congar a pu écrire à propos des frères de Taizé : « Ils communiquent Dieu, ils vivent Dieu, et c’est tout. Cela suffit. On vient à eux parce qu’on y trouve une mise en présence de Dieu » (citation reprise dans la préface de Christophe Chalamet, p. 16). C’est exactement ce que ressent le président de la République française François Mitterrand : « Quand on me parle de se mettre en présence de Dieu, je pense toujours à Taizé » (Marie de Hennezel, « Frère Roger et François Mitterrand », Le Monde, 19 août 2015). Rappelons qu’après sa traditionnelle ascension de la Roche de Solutré le dimanche de Pentecôte, François Mitterrand se rend le lundi, fidèlement à Taizé, où il recherche les « forces de l’esprit » : il s’assoit alors seul dans l’église de la Réconciliation puis rencontre et discute avec frère Roger dans la discrétion la plus absolue (témoignage de frère Charles-Eugène, 10 août 2020, à l’auteur de ces lignes).

Le livre de Silvia Scatena se termine avec 43 illustrations en grande partie inédites. Le n° 31 des archives du Conseil œcuménique des Églises suscite notre curiosité : cette photo résume l’esprit qui souffle sur la colline de Taizé. Devant l’église de la Réconciliation, un panneau indique : « Vous qui entrez ici, réconciliez-vous : le père avec son fils, le mari avec sa femme, le croyant avec celui qui ne peut pas croire, le chrétien avec son frère séparé ».