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Bernard Roussel (1937-2021)

Philippe BÜTTGEN

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Les nombreux hommages qui ont suivi l’annonce du décès de Bernard Roussel le 1er avril 2021 (Le Monde, Réforme, École Pratique des Hautes Études – PSL, Laboratoire d’études sur les monothéismes…) ont retracé la riche carrière de celui qui fut, à partir des années 1980, le maître français de l’histoire des protestantismes1. Spécialiste de l’exégèse biblique et du premier évangélisme français, éditeur et commentateur de Calvin, historien des Synodes et Disciplines des Églises réformées, lecteur de Servet et des dissidences spirituelles, pionnier de l’anthropologie historique et de l’étude des rituels anciens, Bernard Roussel a marqué de son savoir et de ses choix chacun des grands domaines qui font aujourd’hui l’histoire des Réformes au xvie siècle. Il faut ajouter sa contribution à l’internationalisation de la discipline, avant même que son élection à l’EPHE en 1985 n’ait fait de sa chaire (« Histoire et théologie de la Réforme », rebaptisée en 1996 « Réformes et protestantismes dans l’Europe moderne ») un des centres mondiaux de la recherche. Bernard Roussel a bâti son œuvre d’historien dans une conversation permanente avec ses collègues de Suisse (Pierre Fraenkel †, Francis Higman †, Irena Backus †, Philip Benedict, Kaspar von Greyerz, Christian Grosse), de Belgique (Jean-François Gilmont †), d’Amérique du Nord (Heiko Oberman †, David Steinmetz †, R. Gerald Hobbs, Raymond Mentzer, Jonathan Reid), de Russie (Mikhail Dmitriev), d’Allemagne, autour notamment de l’« école de Göttingen » (Bernd Moeller †, Antje Roggenkamp, Thomas Kaufmann, Patrice Veit) mais aussi à Berlin (Heinz Schilling) – et jusqu’au Japon (Kenzo Tagawa). Le monde entier s’est retrouvé dans les Mélanges qui lui furent offerts en 20132.

Ce qui fait l’unité d’une œuvre fait aussi souvent le secret d’une vie. Dans une conférence mémorable prononcée en 2003, au moment où il quittait sa chaire de l’EPHE, Bernard Roussel s’était un peu livré3. Son plaidoyer pour l’anthropologie historique des premiers protestantismes, aboutissement de trente ans de recherche, se liait à un goût plus ancien, mal connu sans qu’il s’en cachât, pour un « protestantisme populaire », celui dans lequel il avait grandi à Marseille et qu’il avait retrouvé comme prédicateur en Algérie. Dans une historiographie souvent élitaire, attachée à la contribution des protestants à la dynamique des droits mais facilement prise au piège de l’étatisme, cette fidélité au petit peuple de l’Évangile, loin en outre de ses centres historiques, signifiait une forme de discrète rupture. Elle motivait l’intransigeant mépris de Roussel pour tout ce qui, dans la recherche, ne servait qu’à perpétuer l’entre-soi confessionnel et l’orgueil minoritaire. Bernard Roussel pensait que l’exigence de laïcité devait d’abord s’appliquer à ceux, les protestants, qui s’imaginent en être les inventeurs. Il ne tolérait pas la moindre complaisance communautaire. Ce n’était pas qu’un trait de caractère (et il en avait !) : tout cela a nourri une proposition d’historien.

Des « sociétés religieuses » excentrées de Menpenti et Hussein-Dey, comme Roussel les appelait, on retrouve l’écho au xvie siècle dans les « communautés d’interprétation », le grand concept dont, après Stanley Fish, Roussel s’est servi pour allier l’histoire de l’exégèse biblique à l’anthropologie4. Au préalable, il avait travaillé à faire de l’histoire de l’exégèse, terrain de ses premiers travaux sur le commentaire aux Romains de Martin Bucer, une science ouverte et d’une certaine manière totale. Il y réunissait l’histoire du livre, la plus haute érudition, un sens incomparable des doctrines et de l’innovation théologique de ces décennies 1510-1550, sans oublier un contact permanent avec le savoir frais apporté par les sciences bibliques.

Les « communautés d’interprétation » dans le travail d’historien de Bernard Roussel furent d’abord des communautés de savants, telle cette « école rhénane d’exégèse » qu’il a fait revivre, de Strasbourg à Bâle et Zurich dans les années 1525-1540, telle aussi l’équipe réunie par Luther à Wittenberg pour sa traduction de la Bible après le Septembertestament, que Roussel, souverainement indifférent à tous les cloisonnements linguistiques et nationaux, connaissait si bien. Mais l’histoire de l’exégèse telle que Roussel la pratiquait ou plutôt la perfectionnait, en mêlant les contingences de l’histoire matérielle aux nécessités de l’histoire doctrinale (et parfois l’inverse), ne pouvait que s’ouvrir à des communautés plus grandes que celle des érudits. L’apport décisif de Bernard Roussel est d’avoir montré que ces communautés plus vastes, qui incluaient tout le peuple protestant, devaient toujours être considérées comme des communautés d’interprétation, exégètes de leurs faits et gestes, prescriptrices de leurs rituels, de communion comme d’adieu, Cène et funérailles, à la lumière de l’Écriture. Désormais l’exégèse de la Bible, que Roussel avait d’emblée traitée comme une pratique (nous pourrions dire, dans un autre vocabulaire : au xvie siècle, la pratique théorique par excellence), entrait dans un nouveau cadre. En elle se projetait l’étude de groupes sociaux pour lesquels l’Écriture était « source », « norme » et « code », selon la triade fonctionnelle qui traverse les derniers travaux de Bernard Roussel. Par là s’opérait la caractérisation la plus précise des cultures pré-modernes de l’écrit, en même temps qu’une transposition concrète de la Sola Scriptura, loin du mythe confessionnel. Une lecture discrète, presque secrète, des grandes herméneutiques contemporaines, à commencer par Ricoeur mais aussi Xavier-Léon Dufour, y avait préparé : Bernard Roussel tenait avant tout à son métier d’historien mais consentait parfois à les nommer.

Il faut dire que son univers théorique allait bien au-delà. Quand en 2003 il décrivait les contraintes pesant sur les acteurs des diverses « sociétés religieuses » du premier xvie siècle, la nécessité pour eux de « constamment reformuler les règles symboliques et institutionnelles selon lesquelles “ils peuvent jouer ensemble”5 », l’inspiration anthropologique pouvait aller jusqu’à prendre le tour wittgensteinien d’une réflexion sur les jeux de langage et les formes de vie permises par la source, le code et la norme bibliques. Bernard Roussel a précisément montré, par l’exégèse et par l’histoire, que l’interprétation constitue un usage du sens, un « faire » et un « faire-avec » aussi évolutifs que les règles qu’ils suivent, et que ces « règles » de l’interprétation renvoient à l’inscription jamais stabilisée, toujours flottante du sens dans le réel. La leçon, en vérité, va plus loin que le protestantisme, plus loin que les « religions ». C’est elle qui fait tout le prix de l’histoire telle que Bernard Roussel l’a pensée et pratiquée.

On l’a compris : Bernard Roussel était un intellectuel, attentif au mouvement des idées et très profondément engagé. « Intellectuel » : le terme vient de lui, mais il est frappant qu’il ne l’ait utilisé qu’en relation à son premier engagement pastoral, au temps où, en Algérie, il était « un pasteur déjà un peu intellectuel, sans être encore historien ». Ce « déjà un peu », understatement typique de Roussel, en dit beaucoup sur sa formation de théologien, dans la filiation de Simmel et de Barth à Strasbourg, mais aussi sur la recherche qui a suivi et sur la manière dont il a conçu son métier d’historien. Pour lui toutefois, il fallait que sa vocation d’intellectuel fût d’abord référée à sa période algérienne et à sa vie auprès d’une « communauté d’interprétation » très particulière, de « petits blancs » protestants, à la fois minoritaires et coloniaux, dont il parlait avec respect malgré les désaccords politiques et religieux. Il faut lire son témoignage, « Pasteur en Algérie » de 2014, écouter l’heure d’entretien qu’il accorda la même année à Luc Daireaux, pour comprendre que Bernard Roussel a dit là ce qui comptait le plus, non seulement pour l’homme mais bien aussi pour l’historien qui n’a cessé de faire matière de son expérience d’homme6. Non pas, on s’en doute, pour s’en targuer d’une quelconque façon. Il y eut des refus, des risques et un parti pris, l’Algérie des Algériens, beaucoup de sang-froid. Dans la langue si particulière de Roussel, résister se dit « raison garder », l’« ambition de [s]a part d’intellectuel » dans les camps de « regroupement » de Thénia (Ménerville) et dans les rues plastiquées d’Hussein-Dey, jusqu’à son expulsion par l’armée française en mars 62.

À vrai dire, le récit est exemplaire à beaucoup d’égards. Je n’en retiendrai qu’un. Il existe peu de témoignages dans lequel le témoin se montre à ce point vigilant, exigeant envers sa propre mémoire, dans une forme de critique de soi, photos et textes en main, qui revient presque à traiter sa mémoire comme un document. Bernard Roussel a usé de l’ego-histoire dans un seul but : non pas justifier, mais vérifier sa vie comme on vérifie ses sources. Il ne prêchait pas pour une quelconque éthique de l’historien : il la montrait, pouvait suggérer ce qu’il en coûte, et chacun suivrait, ou non. Cet homme infiniment prévenant, souriant, gai et grave, était homme de scrupule, et l’on peut comprendre, en ce sens, qu’il soit resté homme de religio malgré toutes les distances prises envers la religion. À ce scrupule il alliait le courage, à l’intransigeance la plus rare des générosités. C’est comme historien de lui-même qu’est reparu l’enfant de Marseille et le pasteur confessant. Son œuvre est le fruit de cette transfiguration.

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1 Les principales données biographiques ont été rassemblées dans le dictionnaire prosopographique de l’EPHE : https://prosopo.ephe.psl.eu/bernard-roussel.

2 R. Gerald Hobbs et Annie Noblesse-Rocher (dir.), Bible, histoire et société. Mélanges offerts à Bernard Roussel, Turnhout : Brepols (Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses, 163), 2013.

3 Bernard Roussel, « De l’histoire de l’exégèse à l’anthropologie historique. Une explication en guise d’au revoir ! », BSHPF 150 (2004), p. 462-472.

4 Stanley Fish, Is There A Text in This Class ? The Authority of Interpretive Communities, Cambridge, Mass./London : Harvard University Press, 1980.

5 B. Roussel, « De l’histoire de l’exégèse à l’anthropologie historique », art. cité, p. 467-468. Sur Roussel anthropologue, voir Christian Grosse, « Le rituel comme commentaire », BSHPF 150 (2004), p. 473-480.

6 B. Roussel, « Pasteur en Algérie (1960-1962) et historien », Les Cahiers d’EMAM (Études sur le monde arabe et méditerranéen) 23 (2014), Résister, témoigner, s’indigner, p. 19-44, https://doi.org/10.4000/emam.683 ; et pour entendre la voix de Bernard Roussel : https://soundcloud.com/luc-daireaux/au-miroir-de-clio-avec-bernard-roussel-22062014.