Philippe MASSÉ, Que nul ne regarde en arrière. Du Briançonnais à l’Oranais. L’exode en Algérie des derniers vaudois des Alpes françaises
Ampelos, 2020, 600 p.
Ce livre raconte comment de pauvres montagnards, poussés par la misère, aidés financièrement par quelques philanthropes, ont tenté de s’installer en Algérie, tel un front pionnier de colonisation. Il est constitué de 309 lettres et de documents bruts, préfacés, contextualisés, expliqués par Philippe Massé, et comprend de très nombreuses photos. Cet ouvrage peut être utile à ceux qui travaillent sur le sous-développement de certaines campagnes françaises au xixe siècle, sur l’histoire du protestantisme ou sur celle de la colonisation algérienne. C’est dire son intérêt et sa richesse documentaire.
Ces montagnards habitaient disséminés dans le val de Freissinières, ou regroupés à Dormillouse, le plus haut village de France, 1750 m. Là, au xiiie siècle, s’étaient réfugiés des vaudois du Piémont, rejoints au xvie siècle dans leur isolement par des huguenots. Au début du xixe siècle, ils étaient un millier. C’est là qu’arrive, en 1823, le jeune pasteur suisse, Félix Neff, qui pendant les cinq années de son ministère va « réveiller » la foi de son petit troupeau et diffuser l’instruction grâce à son école. L’« apôtre des Hautes Alpes » (Félix Neff, L’apôtre des Hautes Alpes, par Samuel Lortsch, Ampelos, 2018) a laissé un souvenir lumineux que la diffusion de ses écrits a renforcé. Mais, dans cette région isolée, loin de tous courants économiques, la misère qui peut confiner à la famine en cas de mauvaise récolte, d’avalanches, d’épidémies, est toujours présente malgré l’aide ponctuelle que quelques protestants fortunés de Lyon leur apportent en vivres et matériel. Ils ont formé, en 1856, le Comité pour l’évangélisation et l’instruction des protestants disséminés dans les Alpes françaises, dit « Comité de Lyon ».
C’est cette situation humaine moyenâgeuse appuyée sur une foi intense, que découvre Émile Niel, 20 ans, nommé en 1877 instituteur évangéliste et rémunéré par le Comité de Lyon. En 1879, il publie une monographie sur la situation désastreuse de cette population et il cherche vers quels cieux plus favorables elle pourrait émigrer. Il prend contact avec des pasteurs en Algérie et en Suisse. C’est grâce aux documents réunis par Émile Niel, grâce à sa correspondance (lettres reçues et brouillons de lettres envoyées), que cette histoire peut être racontée. En 1881, le Comité de Lyon réunit 65 000 francs et installe onze familles dans le centre de colonisation de Trois-Marabouts. Deux, totalement découragées par l’inorganisation et les pénuries, repartent, mais neuf s’accrochent. Rencontrant des difficultés financières, les colons ne pouvant rembourser les sommes avancées, le Comité de Lyon ne peut plus les soutenir. Une Société de colonisation, la Société Coligny, est alors créée (mars 1888) à l’initiative de l’homme politique Eugène Réveillaud qui souhaite fonder des villages où les colons protestants resteraient groupés, pour ne pas perdre leur foi en se diluant dans la population. Il réunit des soutiens politiques et financiers dans le monde protestant et obtient de l’État des lots de terre pour les colons que la Société patronne, tout en leur avançant les sommes exigées par l’administration. Ainsi vont être installés les villages de Guiard puis de Hammam-bou-Hadjar, proches des Trois-Marabouts. Et ces trois lieux sont dotés d’un temple et sont desservis par un pasteur. « Au total, elle [la société Coligny] aura favorisé l’implantation des colons dans environ 25 villages, la plupart situés en Oranie. » (André Encrevé).
De 1888 à sa mort en 1904, le pasteur Tournier a assisté ses paroissiens en tant qu’« administrateur, comptable, juge de paix, écrivain public » facilitant leur installation. Quant à Émile Niel, il est resté dans le Queyras faisant le lien entre les membres des familles coupées par le départ de certains, et gérant les affaires des expatriés. Il se charge de vendre en France les productions des colons, notamment le vin. Il fait alors de fréquents voyages entre les Alpes et l’Oranie. Mais toujours intéressé au développement de la vallée de Freissinières, il arrive, dans les années qui précèdent la Grande Guerre, à y faire ouvrir une usine de production électrique et une fabrique d’acide nitrique qui donnent du travail à plus d’une cinquantaine d’ouvriers. On peut regretter que ce livre se termine abruptement, sans une conclusion qui nous aurait dit ce qu’étaient devenus les protagonistes de cette histoire, notamment Émile Niel. Seules quelques photos des années 1920 témoignent du succès de l’installation et de l’enrichissement de certains colons.