Fils d’un médecin protestant de Sainte-Foy-la-Grande (Gironde), Paul Broca (1824-1880) fait de brillantes études de médecine : docteur en 1849, lauréat du Prix Portal de l’Académie de médecine en 1850 pour son mémoire sur l’Anatomie pathologique du cancer, président de la Société anatomique en 1851-1851, premier à l’agrégation de médecine en 1853, il publie ensuite de nombreux travaux. À partir de 1859 il se tourne vers l’anthropologie, dont il est le véritable fondateur en France ; dans ce cadre il étudie de nombreux crânes, et aussi le fonctionnement cérébral (la troisième circonvolution cérébrale porte son nom). Membre de l’Académie de médecine depuis 1867, il est nommé professeur à la faculté de médecine de Paris en 1868. Républicain, intégré au monde politique dans les années 1870, il est élu sénateur inamovible en 1880, quelques mois avant sa mort.

Vers 1855 il rédige une fiction médicale, L’Empire des tropiques, qu’il n’a pas publiée et qui nous est proposée dans ce livre par Jacqueline Lalouette, bien connue pour ses travaux sur l’histoire culturelle et religieuse contemporaine, et Jean Céard spécialiste de la littérature et de la culture du xvi^e siècle. Il s’agit d’une édition scientifique ; les deux éditeurs font précéder le texte d’une très intéressante introduction, où ils présentent Broca et le texte lui-même. Par ailleurs, ils ajoutent un grand nombre de notes érudites et très utiles au lecteur, ce qui permet de comprendre les nombreuses allusions que fait Broca, tant à la littérature médicale qu’aux controverses qui agitent le monde de la médecine au milieu du xix^e siècle.

Rédigé à la manière des historiens gréco-romains, cet ouvrage distrayant présente les différentes conceptions du cancer (sa spécialité) qui ont été forgées depuis l’Antiquité, mais sous la forme de dix siècles de l’histoire du « peuple des tropiques ». Il relate donc la création d’un Empire qui est en fait un organisme humain avec ses cellules, sa chair, sa maladie – le cancer – ses habitants, dont il analyse les mœurs et les croyances, etc. En fait les deux-tiers de l’ouvrage sont une parodie des premiers livres de la Bible, la Genèse en particulier. Le dernier tiers est consacré aux controverses entre médecins du xix^e siècle, Broussais et Laënnec plus spécialement, présentées sous la forme d’un récit de voyage. C’est un texte drôle avec de nombreux calembours ; ainsi il est question des villes de Peau ou de Foie, de la chaîne des Périnées, de la région de Pique Hardie ou du cap Ricorne. Il y a aussi des jeux de mots autour des termes médicaux en vogue vers 1850, que les notes des deux présentateurs permettent au non spécialiste de comprendre. Quant à la parodie du texte biblique, elle est elle aussi rédigée sur un mode comique, mais qui aurait sans doute choqué bien des lecteurs des années 1850. Ainsi, par exemple : « Dieu créa donc le cancer à son image ; il le créa à l’image de Dieu, et il les créa cellules et noyaux. Dieu les bénit et leur dit : Croissez et multipliez-vous ; généralisez-vous dans l’organisme […] » (p. 86). On comprend qu’il n’ait pas cherché à la publier en 1855. Sur le fond, il s’agit d’un texte d’esprit voltairien, anticlérical et même anticatholique, ainsi il se moque notamment des écrivains qui « ont réussi à édifier une religion divine parce qu’elle est parfaite, et parfaite parce qu’elle est divine » (p. 68), allusion évidente à l’apologétique catholique. Quant au protestantisme, il est mentionné très discrètement, surtout par l’existence d’une ville nommée Melanch-Town ; tandis qu’en bon huguenot Broca ne manque pas de stigmatiser la révocation de l’édit de Nantes (p. 149). Ce texte ne paraît pas de nature à permettre de se faire une idée exacte des idées religieuses de Broca en 1855. Certes sa correspondance permet de savoir qu’à cette époque il lit des ouvrages de théologie (p. 17), mais on ignore lesquels. Toutefois, sans doute peut-on alors le classer alors parmi les libéraux avancés ; comme certains d’entre eux, plus tard il semble bien avoir évolué vers la libre pensée.

Avec ce livre nous avons donc un mélange d’anticléricalisme, de rappels historiques, d’histoire médicale et de théories scientifiques et thérapeutiques. Comme l’écrivent les éditeurs, il est parvenu à « trousser un récit plaisant dans lequel abondent les termes savants et les étymologies grecques tout en évoquant les grandes questions scientifiques de l’heure » (p. 58).