Un « nouveau dictionnaire » ?
Les huguenots face aux transformations du langage politique dans la France des années 1610-1620
Une première version de cette étude a été prononcée le 24 novembre 2017 lors de la troisième rencontre du cycle d’études consacré au thème « L’attachement religieux. Exercices de la foi, engagement spirituel et résignation dans l’Europe moderne », organisée par Paula Barros et Chrystel Bernat à l’Université Paul-Valéry, Montpellier 3. Je remercie les organisatrices et les participants pour leurs questions et leurs précieuses remarques. Le regard exigeant et les recommandations d’Hubert Bost et Hugues Daussy m’ont permis d’approfondir mes réflexions. J’adresse enfin toute ma reconnaissance à Tatiana Debbagi Baranova et Caroline Callard pour leurs conseils méthodologiques et bibliographiques.
Dans un passage de la Confession catholique du sieur de Sancy, écrite entre 1597 et 1607, Agrippa d’Aubigné imagine un dialogue entre Jacques Davy du Perron et Mathurine, version féminine répandue au tournant des xvie et xviie siècles du personnage-type du bouffon. Dans cet écrit à vocation satirique, qui illustre le regard très critique porté par d’Aubigné sur la politique de tolérance civile initiée à la suite de l’édit de Nantes, l’échange est l’occasion de se demander sur un ton burlesque et tendancieux s’il existe réellement une différence entre les enseignements théologiques de ce protestant converti au groupe des Politiques, qu’il tient pour l’un des responsable de l’abjuration d’Henri IV, et cette figure de folle, qui enseigne la « Troulogie » en mettant « la main à la braguette1 ». Mais c’est un autre point de la réponse que d’Aubigné prête à Du Perron qui arrête l’attention.
Penses-tu que je ne lui aye rien appris [à Sancy] que cela ? Il estoit tout brutal et barbare, je […] lui ay fait part, non seulement de la Matheologie, mais à parler de l’Estat, […] et m’a falu lui montrer jusques aux termes : […] Je lui appris […] à dire souvent, maxime d’Estat, maladie d’Estat, […] un esprit poli, et mille termes en cette façon, à quoy on conoist aujourd’huy une belle ame2.
La conversion religieuse de Sancy, si l’on en croit le texte satirique, s’est traduite par une transformation « jusques aux termes » de son langage. Sancy, à l’image de ces huguenots qui ont renié leur foi en la faisant passer au second plan, et ont fait croire au roi que son abjuration était la condition de la défense de son État3, s’est mis « à parler de l’Estat ». Or d’après le texte, cette phrase doit être comprise en tant qu’elle désigne un changement de vocabulaire : l’emploi répété du mot « Estat », et « mille termes en cette façon » qui découlent de l’idéologie des Politiques.
Dans une perspective plus directement politique, la continuation de son Histoire Universelle, rédigée dans la deuxième moitié des années 1620 et relatant le premier soulèvement protestant de 1621-1622, fait également mention de l’usage et de la transformation du vocabulaire. D’Aubigné considère que l’une des causes de l’effondrement du parti protestant est l’adoption par ses membres d’un « nouveau dictionnaire » :
[Je veux instruire mon lecteur] de quel gout sont les aides mediocres en un temps où le mot de parti estoit sous les pieds, les anciens vocables abolis, comme zele, cause de Dieu, relevement des enseignes d’Israël, mourir pour la vérité, pour la querelle des predecesseurs. Tous ces mots estoient changez en service du Roi, obeissance parfaite, estre bon François, point brouillon, point turbulent, gueri des foles passions : Quiconque soupiroit autre chose estoit tenu pour melancolique et maniaque. Et les imprimeurs de ce nouveau dictionnaire estoient les Gouverneurs qui emplissoyent les esprits de ces frases pour faire perir les passions, et parmi elles les tiltres de poltrons, de traitres et puis de renegats4.
Face à cette tendance à policer son langage politique, d’Aubigné défend un langage où transparaît résolument l’engagement partisan huguenot. Il incite à conserver les « anciens vocables », c’est-à-dire un vocabulaire qui fasse signe vers le passé des guerres du xvie siècle, au sein duquel sont visibles à la fois l’intransigeance religieuse et la fermeté du combat politique, dans sa radicalité, voire sa dimension volontiers belliqueuse.
Ces exemples montrent que le choix du vocabulaire et l’usage de la langue sont des points centraux de la pensée d’Agrippa d’Aubigné, et que leur portée dépasse largement la dimension littéraire, puisque l’auteur met en relation ce changement de « vocables » avec les mutations de l’engagement politique huguenot dans la France du premier xviie siècle. C’est également dans cette logique qu’il faut comprendre son analyse de l’assemblée de Saumur de 1611, telle qu’elle est relatée dans Le Caducée ou l’Ange de paix, texte rédigé entre 1612 et 1613 où d’Aubigné décrit l’assemblée comme une opposition entre les « fermes », qui refusent toute compromission avec le pouvoir royal et défendent les édits de façon intransigeante, et les « prudents », plus disposés aux compromis et prônant des échanges apaisés avec le roi5. Là encore, la première différence entre le prudent et le ferme, ce sont les mots qu’ils emploient. Ainsi, là où le ferme sait préserver son langage et sa rhétorique de l’influence des agents du roi, le langage du prudent est contaminé par le vocabulaire monarchique. Les premiers mots de celui-ci sont d’ailleurs ceux que d’Aubigné condamne dans les textes cités plus haut : « C’est que nos Fermes ont voulu faire gloire de desobeissance, et nous d’humilité. […] Nous avons ploié le col soubz l’obeissance, nous separans des rebeles selon la forme et teneur à nous prescritte […]6 ».
La prise de conscience de l’importance du choix des mots dans la pensée d’Agrippa d’Aubigné, et surtout de celle qu’il donne au langage dans la détermination des engagements politiques, nous invite à repenser l’analyse de l’action politique des protestants dans la France du xviie siècle. L’historiographie du protestantisme français de la période, en usant de la distinction albinéenne entre les prudents et les fermes comme d’un véritable concept opératoire, a en effet perçu l’histoire du parti comme celle d’une division en deux groupes, sans prendre en compte la charge symbolique et stratégique du vocabulaire employé par d’Aubigné7. Ses remarques et ses écrits mettent pourtant en évidence que les membres du parti protestant ont transformé le langage dans lequel ils exprimaient leur engagement politique, et que les débats au sein du parti ne portaient plus vraiment sur les discours politiques, qui véhiculent des idées fixées dès le xvie siècle8, mais sur les termes et le langage dans lesquels ils devaient exprimer ces idées.
En focalisant l’analyse sur la question du langage, cette étude se propose de chercher à vérifier l’intuition de d’Aubigné : le premier xviie siècle réformé français s’est-il caractérisé par l’adoption par les huguenots d’un nouveau langage politique ? Comment les interrogations liées à ce nouveau langage ont-elles exercé une influence sur les actions politiques des réformés à cette époque9 ? Une telle approche a pour but de revaloriser le rôle de la langue (et en particulier du choix des mots) en tant qu’action politique10 : en ne se limitant plus à une analyse des discours des acteurs politiques dont il a été démontré qu’il n’apportaient pas de renouvellement conceptuel radical par rapport à la pensée politique du xviie siècle11, il s’agit de montrer que l’histoire politique de la période peut aussi être comprise à travers la confrontation de plusieurs types de langage, révélateurs des modes d’action et de la place que les huguenots s’assignent au sein du corps politique en reconstruction au sortir des guerres de religion.
« Parler de l’Estat » et action politique
L’étude des textes rédigés par les acteurs politiques protestants au cours des années 1610-1620 confirme, à première vue, l’idée d’une reprise par les protestants français des discours justificatifs forgés dès la fin des années 1550 pour légitimer leurs soulèvements. Tout au plus peut-on voir une version baroque du discours des « citoyens réformés », établi comme l’a montré Hugues Daussy dès l’affaire de la rue Saint-Jacques en 1557, puis de façon définitive par les manifestes liés à la prise d’armes du prince de Condé en 156212. Ainsi, Rohan justifie-t-il la défense de l’édit de Nantes par son souci d’être fidèle au roi. L’édit a permis à Henri IV de « recueillir les pieces de cét Estat deschiré13 » ; pour cela, il a dû en combattre les « ennemis », avec l’aide indispensable de ses anciens coreligionnaires. Loin d’être réservé à une minorité, l’édit de Nantes est donc présenté comme une garantie pour le roi, qui assure ainsi l’existence de ceux qui, dans son royaume, constitueraient la sanior pars : « Nous avons interest [à défendre l’État], nous faisons partie d’iceluy ; si ce n’est la plus grande, au moins la meilleure […]14 ». Ce discours vise à mettre l’accent sur l’importance de la cohésion et de l’implication des huguenots dans l’action politique, en tant qu’ils empêchent, par leur fidélité au roi et leur valeur militaire, les ennemis de l’État de « r’allumer le feu, & repandre le sang » et de « se servir du temps et de l’occasion, qui se presente, pour executer leurs desseins, qu’ils ont, de ruiner [l’État]15 ». L’Édit de Nantes apparaît alors tant comme une récompense que comme la garantie de la stabilité de l’État, dont il est la marque de la restructuration. Il est légitime de défendre les privilèges accordés par l’édit, puisqu’ils sont au cœur d’une construction politique qui a de justes fondements : la fidélité au roi et la valeur militaire. Rohan peut alors écrire en 1611 qu’« Il faut donc se trouver en cette Assemblée [de Saumur], avec un zele ardent de maintenir la paix en cét Estat16 ».
Toutefois, une analyse plus fine du vocabulaire employé montre qu’un infléchissement du langage a bien eu lieu depuis le xvie siècle. En effet, les textes de Rohan, que ce soit dans leur vocabulaire ou dans leur rhétorique, regorgent d’allusions à la défense de l’État, et mettent certes l’accent, de façon classique, sur l’autorité du roi17, mais lient systématiquement celle-ci à la stabilité de l’État.
La particularité d’un tel langage n’est pas la présence du terme d’« État » en lui-même, déjà présent dans la langue, philosophique ou politique, au xvie siècle18. En revanche, le terme est ici employé dans un sens spécifique, qui, selon d’Aubigné, relève d’une obsession politique, mais signale surtout une transformation intellectuelle décisive de la monarchie française : l’assimilation entre stabilité du royaume et domination monarchique sur ses sujets19. Depuis le règne d’Henri IV, cela se traduit par une inflexion majeure du vocabulaire monarchique, signalée par James Collins20, qui souligne qu’on assiste à la substitution de la notion de res publica par celle d’État. Faire de la protection de l’État le sujet central de leur discours et de leur rhétorique, c’est adopter un langage de la raison d’État, caractéristique du tournant des xvie et xviie siècle et que d’Aubigné n’est du reste pas le seul à critiquer21.
Cette transformation ne se limite pas aux textes rohaniens, ni même à ceux issus du milieu nobiliaire. Un libelle venant du camp opposé à celui de Rohan souligne lui aussi l’importance du parti huguenot, dans toute la particularité de son organisation, au sein du fonctionnement de l’État :
C’est un corps solide que celuy des Eglises Pr. Reformées de France, fidelle à son Prince, uny, fort. Ce corps qui est une partie de l’Estat est de grande consideration incorporé, meslé, collé avec le reste par parentages, aliances, voisinages, cognoissances, amitiés. Voila un fort bastion dans les entrailles du Royaume22.
De façon plus étonnante, alors que d’Aubigné fait du mot « Estat » le signe d’un asservissement à l’idéologie royale, lui-même l’emploie dans ses écrits politiques. Dans son Caducée, il prend pour modèle de fidélité – de façon certes tendancieuse – l’assemblée tenue à Millau en 1573, qui a conclu une « paix honorable […] aux articles de laquele […] il ne parut rien qui sentist l’abendon de la monarchie », et souligne que « quant le roy dernier mort voulut à l’assemblée de Montauban deliberer quelque chose qui sentoit trop le mespris de l’Estat, ce furent les ministres qui lui rezisterent en face23 ». Quant à la rhétorique de ces trois textes, elle est également très marquée par la question de la raison d’État : chacun, à sa manière, met au cœur de sa démonstration la défense et la stabilité de l’État, et la façon dont le parti et ses composantes sont susceptibles d’assurer, voire de renforcer celle-ci.
Ces observations confirment donc l’intuition d’Agrippa d’Aubigné : il y a bien eu une transformation du langage politique des protestants français au début du xviie siècle, puisque celui-ci est sensible aux inflexions du langage initiées par le pouvoir royal et à l’idéologie irénique qui accompagne la sortie des guerres de religion. Mais, contrairement à ce que d’Aubigné laisse entendre, l’adoption de ce « nouveau dictionnaire » n’est pas réservée aux « prudents » : cette transformation est au contraire généralisée.
Comment comprendre cette transformation du langage réformé ? Pour cela, il importe de revenir à la valeur politique que le premier xviie siècle confère au langage. Les historiens de la littérature ont en effet rappelé la façon dont le langage est alors lié au pouvoir et à la domination, dans la mesure où il est pensé comme le reflet d’un ordre social et d’un modèle de domination24. En changeant de langage politique, le pouvoir royal a voulu établir sa politique de pacification, fondée sur un apaisement des tensions confessionnelles porté principalement par une politique de l’amnistie et de l’oubliance destinée à imposer une certaine mémoire des guerres de religion25, mais également, dans une logique plus spécifiquement liée au xviie siècle, sur le renforcement de la stabilité de l’État et de l’autorité du roi. L’adoption par les réformés du langage de la politique irénique henriquatrienne serait ainsi une manière d’apporter leur soutien à celle-ci, et de marquer leur obéissance au roi.
Est-ce à dire que l’adoption d’un tel langage ôte toute marge de manœuvre aux réformés ? Bien au contraire. En effet, le choix des mots reste, dans les exemples que nous avons étudiés, une action politique à part entière, c’est-à-dire qu’elle ouvre la porte à des revendications spécifiques. Ainsi, l’interdiction de raviver la mémoire des guerres de religion permet d’axer la mémoire sur le soutien des réformés au roi lors de la guerre de 1585-1598, renforçant l’idée selon laquelle les huguenots seraient le socle de l’État. De même, adopter le vocabulaire royal permet de se définir par opposition aux catholiques, qui du fait de leur propre foi seraient toujours tiraillés entre l’autorité temporelle et l’autorité supraétatique du pape26. Ils reprennent ainsi un argument anti-jésuite, très présent, de façon transconfessionnelle, dans la polémique européenne de l’époque27. Toutefois, cette reprise d’éléments de contexte permet à chacun, selon sa sensibilité, de défendre un projet politique. Ainsi, la légitimation de l’existence d’un protestantisme partisan, chez Rohan, prend la forme d’une version confessionnelle du devoir de révolte28. L’auteur de la Copie de la Lettre sur l’assemblée de Saumur, en reprenant des expressions du vocabulaire royaliste qui sont a priori hostiles aux protestants comme les « Eglises Pr[etendues] Reformées » (même si on peut considérer que le fait d’abréger typographiquement l’adjectif « prétendu » est une manière d’en atténuer l’effet), ou en écrivant que le parti doit être uni « pour la gloire de Dieu en l’obeïssance de leurs Majestés29 », fait intervenir la question de l’obéissance comme fondement de la sujétion, particulièrement développée par les penseurs royalistes30, dans le but de défendre une relation de confiance et d’amour entre le roi et ses sujets réformés31. Chez d’Aubigné, la référence à la défense de l’État est une manière de légitimer le pouvoir des assemblées, alors remises en cause par les soutiens de la Régente. De manière plus générale, l’ensemble des documents émanant des institutions du parti exprime l’attachement des réformés à la défense de l’État, systématiquement rapportée à celle de la religion : c’est le cas par exemple des traités d’union de chaque assemblée32, et même du manifeste de l’assemblée de La Rochelle de 1620-162233.
L’adoption d’un nouveau langage politique par l’ensemble des sensibilités du parti huguenot témoigne donc bien d’une appropriation et d’une intégration du vocabulaire et de l’idéologie royaliste à la culture politique des huguenots de l’époque, dans le sens que donne à ce terme Tatiana Debbagi Baranova, pour laquelle les discours sont avant tout le fruit de constants réagencements de topoï et d’idées, mis au service de l’action politique voulue par leur auteur34.
Faut-il opposer langage de l’État et langage de la foi ?
L’adoption et l’usage d’un nouveau langage politique sont donc l’un des ressorts de l’action politique des huguenots du premier xviie siècle. Toutefois, les textes de d’Aubigné qui constatent cette transformation du langage ont pour but de dresser une mise en garde. En adéquation avec la conception d’un langage servant à représenter, mais aussi à consolider un ordre social, d’Aubigné considère en effet que l’intégration dans le langage huguenot d’un vocabulaire monarchique est un piège qui prépare, avec l’amollissement de l’âme, la sape des pratiques politiques huguenotes. Dès lors, pour d’Aubigné, adopter la langue du roi n’est pas seulement lui exprimer son obéissance ; c’est aussi être pris au piège par la relation d’obéissance formulée par ce discours. Porteur de l’idéologie des Politiques, le « parler de l’Estat » est assimilé, dans le Caducée, au « sens menteur » et à « l’equivoque des jesuites35 », première étape vers une probable apostasie. La langue, par sa dégradation, ou plutôt par sa mise au diapason avec le langage de la monarchie, est en réalité le « présage36 » d’une soumission à venir.
Cela explique que l’un des principaux motifs de la polémique albinéenne soit la dénonciation de la division entre les réformés. Le combat politique de d’Aubigné s’incarne dans une lutte contre l’affaiblissement du vocabulaire partisan, contre l’adoption rampante d’un vocabulaire royaliste qu’il juge intrinsèquement porteur de soumission. Dans son Debvoir mutuel de 1621, ses attaques portent, autant que sur les idées, sur les mots employés par les acteurs politiques. Il oppose ainsi la conception du pouvoir royal de ceux qui « apprennent de la parole de Dieu », et celle de ceux qui « doibvent dire & escrire en tordant leurs consciences et leurs cœurs », « l’un [voulant le prince] roy, l’autre tyran37 ». Comme dans le Sancy, la dégradation du langage conduit à celle de la relation politique entre les protestants et le roi, puisqu’elle fait abandonner à ceux qui adoptent le répertoire monarchique leur culture politique de « citoyens réformés38 » au profit de celle de l’obéissance absolue. Au contraire, celui qui demeure ferme dans sa religion, comme dans son langage et sa pensée, reste un acteur politique libre, capable de résister à un pouvoir abusif en cas de nécessité.
Il importe de vérifier si, comme le dénonce d’Aubigné, les réformés du début du xviie siècle ont véritablement recours à un vocabulaire du « sens menteur et de l’equivoque » dans leur langage politique. Il est impossible pour l’historien de se prononcer sur la duplicité des huguenots qui mettent le vocabulaire monarchique au service de leur action politique ; toutefois, cette mutation du langage a bien suscité des débats. Philippe Duplessis-Mornay, qui avait largement secondé le roi de Navarre dans l’élaboration de ses stratégies politiques39, considère ainsi que ce rôle passe, au début du xviie siècle, par des conseils sur les termes que le parti doit employer dans ses échanges avec le pouvoir royal. Il prépare par exemple en juin 1614 un « Sommaire des propos » que les députés de l’assemblée de Grenoble (initialement prévue en 1614, qui débute finalement en 1615) devraient selon lui tenir devant le roi qui venait d’entrer dans sa majorité40. Le texte est accompagné d’un vaste avis explicatif sur la rhétorique et les mots choisis41. Il y explique la nécessité de « tesmoigner nostre ferme obeissance & nostre affection envers la paix publique » et que cela passe, pour le parti, par l’adoption d’une « posture agreable & recommandable à l’Estat » et par l’action de « respandre à ses pieds les voeus tres-ardens de nostre treshumble & tresfidele devotion42 ». Duplessis-Mornay insiste sur l’importance de convaincre le roi de la fidélité et de la fiabilité du parti huguenot (« que la Majorité du Roy trouve nos Eglises en assiette agreable, & recommandable vers l’Estat43 »), à la suite de l’assemblée de Saumur et de la posture de désobéissance adoptée depuis par certains membres du parti. Il accorde une attention toute particulière à la dimension concrète de cette « protestation » de fidélité, précisant que les députés doivent se rendre auprès du roi pour la « monstrer de bouche44 ». Tout en rejetant l’idée que le discours qu’il propose « seroit trop ferme pour ses tendres oreilles45 », il souligne que les députés doivent veiller, « en parlant du passé [il s’agit ici des événements des années 1610-1614], d’eviter entant que faire se pourra, les paroles odieuses & offensives46 ». Dans son sommaire, Mornay veille à faire usage du vocabulaire monarchique et de l’idéologie qui lui est liée (il parle de ceux qui veulent « nuire à cest Estat », qui voudraient, à l’encontre de la politique de pacification, « rendre [les réformés] suspects à [leur] Prince à cause de leur Religion47 »), mais n’abandonne ni les préoccupations, ni le vocabulaire du parti. Il évoque ainsi les « persecutions48 » dont les réformés avaient été victimes avant l’établissement des premiers édits de pacification et ne parle des « maximes » ou « regles d’Estat » que pour dénoncer leur « fausseté49 ».
Les précautions et l’ampleur de la réflexion de Duplessis-Mornay sur l’emploi de mots qui ne blessent pas les oreilles du roi montrent, une nouvelle fois, la façon dont la culture politique huguenote s’est approprié les nouvelles modalités de l’action politique au début du règne de Louis XIII. Mais elles soulignent aussi les difficultés liées à l’usage politique du langage et, surtout, illustrent le soupçon que des éléments centrifuges au sein du parti ne l’emploient pas avec la même prudence. En 1615, lors de l’assemblée de Nîmes, alors que la Compagnie s’applique, le 10 novembre, à rédiger une lettre pour le député auprès du roi reprenant toute la rhétorique de « la tranquilité paix et repos de l’estat soubs la tres humble obeissance du Roy » pour appuyer l’importance du « service de Sa Majeste […] soubs l’obeissance de ses Edits de Pacification50 », elle reçoit le 12 une lettre de l’assemblée provinciale de Haut Languedoc et Haute Guyenne réunie à Montauban qui défend Rohan « avec la Charité et l’union dignes de vrays fideles et membres d’un mesme Corps51 », puis, le 16, une lettre de Rohan l’informant du danger représenté par les « papistes52 ».
Ces exemples révèlent non un affaiblissement des pratiques politiques partisanes par ceux qui adoptent le langage du roi, mais un effort réel, tout au long des années 1610, pour assurer une coexistence entre vocabulaire royaliste et engagement politique partisan. Les textes de d’Aubigné, plutôt que d’être pris au premier degré, doivent être lus comme une preuve d’une stratégie de différenciation menée par ceux qui refusent de souscrire aux valeurs d’unité du royaume et d’obéissance absolue que le langage de la politique irénique porte en lui ; celle-ci a de plus en plus tendance à passer par l’adoption d’un langage politique spécifique.
Cela est particulièrement visible au début des années 1620, tandis que le contexte politique se durcit, et que les huguenots sont divisés à propos du soutien à la prise d’armes décidée par l’assemblée de La Rochelle. La frange la plus radicale du parti abandonne alors totalement le vocabulaire de la politique irénique. Le registre et le répertoire convoqués dans le texte d’un désobéissant notoire, le pasteur Pierre Bérauld53, qui prononce en 1622 un prêche intitulé La Froissure de Joseph54, appelant ses fidèles montalbanais au jeûne en faveur de Montpellier assiégée, prend par exemple l’exact contrepied de la politique de modération du vocabulaire entreprise depuis l’édit de Nantes. Bérauld fait figurer dans son texte toutes les caractéristiques du langage de l’engagement partisan prônées dans les textes de d’Aubigné. Alors que la politique irénique voulait sortir de l’imaginaire eschatologique des guerres de religion, Bérauld dit se trouver dans un temps de « declin & derniere vieillesse du monde » et qualifie le siècle d’« égout des siecles passés55 ». Loin d’adopter une rhétorique de l’unité, il divise le monde non seulement entre « prophanes endormis » et « nous qui portons la marque de l’Eternel56 », mais aussi, au sein des élus que sont les réformés, entre les « hommes du siecle [qui] ronflent sur le mol duvet » et les « Fideles [que] la violence des persecutions [fait] coucher sur la dure57 ». En outre, Bérauld intègre à la syntaxe de ses phrases et articule son discours autour de formules scripturaires ou de termes empruntés au texte biblique. L’emploi de ce procédé, la langue de Canaan, également présente chez d’Aubigné, agit comme un véritable marqueur de l’identité huguenote et s’inscrit à la suite des polémiques du siècle précédent58. Cela permet à la voix du prédicateur de se transformer en voix prophétique, afin de porter un message politique : l’appel au jeûne se fait prétexte pour attaquer les réformés qui acceptent les compromissions avec le pouvoir royal, qui se manifesteraient par les pensions reçues en récompense. Dénonçant la « bestise […] [de] se plaire en une prison lambrissée & embellie de toutes sortes d’ornemens », il assimile ces pensions à des « liens d’or59 ». Il défend alors l’idée que ceux qui rejettent ces pensions sortent du « servage », action rendue possible par la vocation divine : « Il n’y a à dire vrai, puissance aucune qui rompe ceste obligation que nous avons à Dieu, si nous oyons sa voix de n’endurcir nos cœurs60 ».
Le propos du pasteur Bérauld passe ainsi de la prescription religieuse au discours politique. Si, en apparence, il ne prône jamais la désobéissance au roi, en blâmant les « haineux [qui] se baignent d’aise dans nostre sang », qui lui conseillent de persécuter les villes « où l’Estendart de l’Evangile estoit arboré61 », il s’inscrit en réalité dans la continuité des écrits monarchomaques qui, tout en préservant le système monarchique, visent les éléments susceptibles d’en dégrader la nature et les buts, à l’image des mauvais conseillers62. Sans aller aussi loin que d’Aubigné, qui oppose roi et tyran, dans une distinction typique de la pensée monarchomaque63, Bérauld renvoie le roi à son institution divine : il est « heritier de [la volonté de Dieu] pour nostre seureté64 ». Enfin, le choix même du vocabulaire cherche à défaire la construction rhétorique qui portait l’imaginaire de la politique irénique : reprenant certes la rhétorique classique du parti selon laquelle les protestants sont le socle de l’État, Bérauld écrit que « l’Eglise est dans la Republique65 ». Après l’effacement du terme du langage politique sous le règne d’Henri IV, et par le parallèle implicite établi avec les Provinces-Unies, la référence à la Res Publica dans une prise de parole publique apparaît ici comme hautement transgressive.
Outre ce texte en particulier, d’autres procédés visent à aller à rebours de la politique de purification de la langue française de ses dialectes, dans une démarche d’extension de la domination et de la centralisation monarchique66. En témoigne l’inclusion de termes occitans dans le langage politique protestant, à l’image, à partir du milieu des années 1620, du terme d’escambarlat, signifiant « à califourchon » et visant avec une connotation injurieuse les protestants jugés trop tièdes, qui cherchent à concilier leur foi avec l’obéissance au roi67. Au sein de la branche du parti qui prône la désobéissance, tout est donc bien pensé pour choquer les « tendres oreilles » du jeune monarque.
Dès lors, si l’hypothèse de d’Aubigné sur un affaiblissement du langage huguenot doit être validée, il faut souligner que cela est du fait des partisans eux-mêmes. La mise à distance, voire l’effacement du langage royaliste au sein de la langue des huguenots les plus radicaux au service de la mobilisation de la population protestante pour la désobéissance au roi, rend la mobilisation d’un langage de la foi largement transgressive, voire condamnable, y compris auprès des huguenots loyalistes. Il convient à présent de s’interroger sur la façon dont l’ensemble du parti a réagi à ces débats sur la langue.
Langage politique huguenot et légitimation
Il serait inexact d’affirmer que la mobilisation d’un vocabulaire de la foi aurait été entièrement captée par la frange la plus radicale du parti. On observe, de façon souvent concomitante à l’emploi du nouveau langage politique, une persistance de la langue de Canaan, certes de façon plus discrète que chez les radicaux, dans l’ensemble des sensibilités du parti. Ainsi, en 1610, Rohan écrit, dans un passage déjà évoqué plus haut, que les réformés font partie de l’État : « si ce n’est la plus grande, au moins la meilleure, & pour laquelle Dieu conserve le reste68 ». La fin de la phrase fait référence au « reste d’Israël », qui désigne chez plusieurs prophètes vétérotestamentaires la petite part du peuple élu restée fidèle, que Dieu se réserve. De même, d’Aubigné met dans la bouche de son prudent des passages de la Bible cités pour appuyer sa politique, faisant sans doute référence à des arguments échangés sur le moment : « nous qui croyons qu’il fault rendre à Cæzar ce qui apartient à Cæzar69 ». Il s’agit ici de critiquer le prudent qui dénature la parole divine. Les libelles loyalistes de 1611 ne laissent d’ailleurs pas cette accusation sans réponse, puisqu’ils la retournent contre le camp des fermes. La Copie de la lettre sur l’assemblée de Saumur leur reproche ainsi de piocher dans l’Écriture les passages de leur choix : « Soyez prudens comme les Serpens, C’est l’escripture ; Ils la tronquent : & humbles comme les Colombelles. C’est là qu’ils la mutilent & estropient70 ».
Mais dans un contexte où les accusations de corruption et de tiédeur sont fréquentes et où les partisans reprochent à leurs adversaires de prostituer leur foi pour obtenir des pensions royales, la mention, explicite ou non, d’une fermeté religieuse et d’un attachement aux dogmes protestants a de plus en plus tendance à devenir une arme politique. Dans ce cadre, le langage politique se remplit de termes destinés à faire montre de son attachement religieux, pour légitimer son action. L’attitude du maire et du conseil de ville de La Rochelle pendant le siège de 1627-1628, rapportée par le pasteur Philippe Vincent, illustre la façon dont politique et affichage de la foi réformée s’articulent désormais71. Dans une lettre écrite à Charles Ier pour négocier une aide militaire, les Rochelais revendiquent l’intransigeance langagière comme un signe de leur élection divine : leur prise de parole « avec des mots tranchans » y est mise en scène, dans le but de représenter au roi le « memorial à la posterité de la plus estrange et memorable desolation qu’un peuple innocent ait jamais soufferte72 ». Cette lettre convoque la communauté de foi entre les Rochelais et le roi d’Angleterre pour rappeler celui-ci à ses engagements politiques ; mais elle montre également aux alliés et – la lettre pouvant être interceptée et diffusée – au petit peuple rochelais voire aux réformés français en général la fermeté de l’engagement du corps de ville. Cela n’empêche pas les membres du corps de ville de mobiliser le langage royaliste à des fins politiques, puisque le même jour, ils affirment à un envoyé du maréchal de Bassompierre, qui propose un traité pour se rendre, leur désir de demeurer dans « l’obeissance qu’ils doivent au Roy » et adressent leurs « tres humbles remerciemens à Mr de Bassompierre [qu’ils] supplioient de moyenner de la part du Roy les passeports necessaires73 ».
Mais la démarche de légitimation de l’action politique par le langage de la foi ne se limite pas aux désobéissants : au contraire, elle a tendance, au cours de la période, à leur échapper. Le « verbal » rédigé entre octobre et novembre 1625, par le marquis de La Case, un noble huguenot de Saintonge, conservé dans les papiers du commissaire du roi Auguste Galland, constitue un exemple des stratégies linguistiques mises en place par ceux qui se disent loyalistes74. Ayant rejoint le camp royaliste après avoir essayé de servir de relais pour Rohan à Montauban pendant le deuxième soulèvement qu’il mène en 1625-1626, La Case est accusé d’avoir quitté le parti pour se convertir au catholicisme et doit justifier son départ. Son verbal est construit comme un vaste dispositif destiné à dévoiler l’inadéquation entre le langage radical des rohanistes montalbanais et leurs actes.
Sa stratégie de défense passe essentiellement par une mise en scène de son attachement à la foi. Dès l’ouverture de son propos, il lie son honneur nobiliaire au fait « d’estre homme de bien pour la conscience75 » ; il parsème l’ensemble de son discours de références religieuses, utilisées au gré d’expressions ou de tournures de phrases comme autant de signaux de sa connaissance de l’Écriture et de son profond attachement à la religion calviniste. Face à ceux qui lui reprochent son revirement, il affirme qu’il professera la religion réformée « moyenant la grace de dieu jusques au tombeau76 », il souligne qu’il estime qu’elle est « la meilleure » et qu’il n’est pas nécessaire qu’elle « puisse estre mise à prix ny a condition77 ». Pour jurer, il écrit que ce qu’il dit « est vray comme [il veut] estre un jour reçeu en paradis78 » ; pour conclure son discours, il affirme : « Voila au vray comm’il n’y a qu’un dieu ce qui s’est passé durant ma demeure à Montauban79 ».
Comme les huguenots les plus radicaux, il s’agit ici de recourir à la langue de Canaan. Mais il cherche à la mettre au service de la proclamation de son attachement au service du roi, en opposition au langage fallacieux de Rohan et de ses proches. Ainsi, La Case se plaît-il à raconter qu’au moment où il décide de quitter Montauban, le lieutenant du duc, Saint-André de Montbrun, se sent peu concerné par le jeûne proclamé par les Églises : « Je luy tesmoignay qu’à cause du jeune qui se celebroit j’eusse bien desiré demeurer ce jour la [;] il tesmoigna par son silence que la chose luy estoit comme indifferente80 ». La virulence des discours de ses accusateurs est donc démentie par leur mépris à l’égard des pratiques de piété. Mais son discours peut se muer en attaque, parfois tout aussi violente, bien que moins virtuose, que celles d’un Bérauld. Lorsque La Case écrit qu’« Il ne seroit jamais jour et il faudroit des decades pour dire les artifices et insignes menteries et impostures desquelles on s’est servy pour flestrir la candeur et integritté des gens de bien81 », faisant référence à la finale de l’Évangile de Jean, il fait de Rohan le héros d’un anti-Évangile, l’incarnation antéchristique d’un monde social renversé qu’il est en train de tenter de légitimer par son action politique. La Case cherche donc à mettre en évidence que l’attachement religieux ne signifie pas forcément la radicalité et l’intransigeance politique. Obéir au roi n’est pas un signe de compromission religieuse, c’est au contraire dans son cas une façon de lutter contre le mensonge des zélés.
Un tel exemple met en évidence la transformation qui est en train de s’opérer au sein du langage politique huguenot. Renversant l’opération albinéenne qui consiste à assimiler langue monarchique et dégradation de la foi, les protestants identifient de plus en plus la langue de l’affirmation radicale de la foi à la rébellion. En cela, ils suivent largement les critiques du pouvoir royal sur le langage huguenot. À la suite de l’assemblée de La Rochelle, les auteurs royalistes ciblent le « haut appareil de paroles82 » réformé, c’est-à-dire la stratégie politique qui consiste à se servir du langage de l’obéissance au roi pour présenter les huguenots comme le socle de l’État. Or, force est de constater qu’une telle lecture est de plus en plus répandue chez les protestants. Entre 1628 et 1629, un notable de Montpellier écrit ainsi une série de lettres au premier échevin de La Rochelle, le sieur d’Anchies, dans lesquelles il décrit par exemple les propos tenus lors de l’assemblée des Cévennes, destinés à encourager la poursuite de la guerre, comme une « pernitieuze et meschante deliberation83 ». Comme chez d’Aubigné, le langage et la rhétorique choisis par les rebelles est révélatrice de leur projet politique. Mais la critique a changé de camp : leur langage révèle désormais la fragilité de leur pensée politique, et leur incapacité à prendre des décisions politiques qui sont dans leur intérêt et dans celui des Églises. Ce n’est plus le langage du roi qui affaiblit la foi, mais celui des rebelles qui abaisse la raison et ne trompe plus personne, sauf « le pauvre peuple et les petits enfans [amuzés] comme Idiotz84 ». La solution repose dans « le Tallent que Dieu à [sic] donné [à Anchies] avec les qualitez et particulierement de parler et de persuader » : lui seul est à même de réorienter la pensée des rebelles afin de faire en sorte que la paix revienne pour les Églises, et, surtout, que « le Roy [soit] mieux seruy85 ». La langue des huguenots n’est dès lors plus valable que quand elle se fond dans celle du service du roi, ou, au contraire, quand elle est muette, à l’image des Rochelais mis en scène lors des entrées royales à La Rochelle après la reddition du siège, condamnés à ne plus prendre la parole que pour implorer la miséricorde du roi86.
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Il est admis que les protestants français, sous le règne de Louis XIV, avaient adopté un véritable langage de la minorité, leurs discours ne cessant alors de mettre l’accent sur leur désir d’obéissance au roi87. Si leur foi, différente de la sienne, les distingue des catholiques et définit leur piété, la revendication d’une spécificité de la foi réformée sur le plan politique semble ne plus exister que pour appuyer cette profération d’obéissance sans réserve88. Or, cette étude a voulu montrer ce que l’histoire de cette rhétorique protestante spécifique devait aux interrogations sur le langage des huguenots des années 1610-1620. L’opposition dressée par d’Aubigné entre les fermes et les prudents doit être lue comme un des ressorts de l’action politique révélée par l’étude du langage plutôt que comme un véritable outil de compréhension de la période. L’interrogation sur les structures de la rhétorique et du langage politique huguenot à l’orée du xviie siècle constitue un élément majeur de la vie politique du parti, tant elle informe sur la marge de manœuvre que le langage ménage à l’action politique, et sur ce que ce langage dit de la relation des huguenots avec leur jeune roi, au sein d’un corps politique en pleine reconstruction. Les tensions entre langage monarchique et langage partisan conduisent à rompre le lien établi au début du règne d’Henri IV entre huguenots et fidélité au roi, et réveillent à l’inverse la mémoire des pamphlets monarchomaques et ligueurs, au moment où le recours au langage du zèle se couple à la nécessité d’une mobilisation militaire. Progressivement, la forme que prend le langage politique huguenot contribue à assimiler la défense de la Cause à la sédition, l’affichage de la spécificité confessionnelle dans le langage à une attitude dangereuse pour le corps social et, après 1629, les protestants à d’anciens rebelles tolérés par la bonté de Louis le Juste. Comme le rappelle l’exemple de Valentin Conrart, dans la France du xviie siècle, il faut désormais préciser qu’un protestant peut être aussi un honnête homme, et qu’il est encore possible pour lui de parler de religion sans excès de zèle89. Il ne reste alors plus aux réformés qu’à fondre leur langage dans celui de la politique royale, ou à assimiler leur nouveau statut de minorité au sein de leur langage politique90.
L’une des caractéristiques de l’avènement de la « raison politique » dans l’Europe de la fin du xvie et du début de xviie siècle est, pour reprendre l’expression d’Olivier Christin, une « autonomisation » des questions liées à la politique et à l’État par rapport à celles qui sont liées à la religion91. Les conflits du premier xviie siècle montrent que cette séparation passe aussi par l’adoption du langage de l’obéissance. Mais dans une France qui sort de la guerre par la politique, la construction de ce langage semble aussi être le fait des acteurs eux-mêmes : à cet égard, la marginalisation par les protestants de leurs éléments les plus radicaux joue un rôle aussi déterminant, sinon plus, dans les années 1610-1620, que le pouvoir royal.
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1 Agrippa d’Aubigné, Confession catholique du Sieur de Sancy, dans Œuvres, éd. d’Henri Zuber, Jacques Bailbé et Marguerite Soulié, Paris : Gallimard, 1969, p. 623.
2 Ibid., p. 624.
3 Voir son récit de l’abjuration d’Henri IV dans Agrippa d’Aubigné, Histoire universelle, vol. VIII, 1588-1593, éd. d’André Thierry, Genève : Droz, 1994, p. 296-304.
4 Agrippa d’Aubigné, Histoire Universelle, t. X, (1620-1622), éd. d’André Thierry, Genève : Droz, 1999, p. 55-56.
5 Agrippa d’Aubigné, Le Caducée ou l’Ange de paix [1612-1613], dans Id., Œuvres Complètes, t. 2, Écrits politiques, éd. de Jean-Raymond Fanlo, Paris : Honoré Champion, 2007, p. 273-309. Sur l’assemblée de Saumur, Arthur L Herman, « The Saumur Assembly of 1611 : Huguenot Political Belief and Action in the Age of Marie de Medici », thèse dactylographiée, Université Johns Hopkins, Baltimore, 1984.
6 Agrippa d’Aubigné, Le Caducée ou l’Ange de Paix [1612-1613], dans id., Œuvres complètes, op. cit., p. 290. Nous soulignons.
7 À la suite de Magnus G. Schybergson, Le Duc de Rohan et la chute du parti protestant en France, Paris : Sandoz et Fischbacher, 1880. Voir Adrien Aracil, « Les “fermes” et les “prudents”. Réflexions sur une tradition dans l’historiographie des protestants français du premier xviie siècle », Enquêtes 4 (2019), en ligne : https://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/4350/files/2020/01/E4-5-ARACIL.pdf
8 Pour une analyse de ces idées politiques, voir Hugues Daussy, « Les huguenots entre l’obéissance au roi et l’obéissance à Dieu », Nouvelle Revue du xvie siècle, 22/1 (2004), p. 49-69 et Id., Le Parti huguenot. Chronique d’une désillusion (1557-1572), Genève : Droz, 2014.
9 Sur l’histoire du parti au cours des années 1610-1620, Léonce Anquez, Histoire des assemblées politiques des réformés de France (1573-1622), Paris : A. Durand, 1859 ; James H. Valone, Huguenot Politics, 1601-1622, Lewinson : The Edwin Meller Press, 1994 ; Hugues Daussy et Mark Greengrass, « La fin des institutions politico-militaires (1598-1629) », dans une histoire politique des réformés français à paraître sous la direction d’Hugues Daussy.
10 Sur cette notion, voir Christian Jouhaud, « Le duc et l’archevêque. L’action politique au temps de Richelieu », Annales ESC 5 (sept-oct. 1986), p. 1017-1039 ; Louis Marin, « Pour une théorie baroque de l’action politique », dans Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les Coups d’État, éd. de Frédérique Marin et Marie-Odile Perulli, Paris : Éditions de Paris, 1988. Sur la question du l’usage politique du langage, voir Hélène Merlin-Kajman, « Langue et souveraineté en France au xviie siècle. La production autonome d’un corps de langage », Annales HSS 2 (mars-avril 1994), p. 369-394 ; Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, « La vie politique des mots », dans Jean-Louis Fournel, Hélène Miesse, Paola Moreno et Jean-Claude Zancarini (dir.), Catégories et mots de la Renaissance italienne, Bruxelles : Peter Lang, 2014, p. 279-285.
11 Hartmut Kretzer, « Remarques sur le droit de résistance des calvinistes français au début du xviie siècle », BSHPF 123 (1977), p. 54-75 ; Myriam Yardeni, « French Calvinist Political Thought, 1534-1715 », dans Menna Prestwich (dir.), International Calvinism 1541-1715, Oxford : Calendon Press, 1985, p. 327-328.
12 Hugues Daussy, « L’invention du citoyen réformé. L’expression de l’identité politique huguenote dans la littérature polémique et les premiers ouvrages historiques réformés », dans Philip Benedict, Hugues Daussy et Pierre-Olivier Léchot, L’Identité huguenote : faire mémoire et écrire l’histoire, Genève : Droz, 2011, p. 37-48 et Id., Le Parti huguenot, op. cit. p. 292-311.
13 Henri de Rohan, « Discours sur la mort de Henry le Grand [1610] », Discours politiques du duc de Rohan, faits en divers temps sur les affaires qui se passoient, cy-devant non imprimez, s.l., 1646, p. 3-4.
14 Henri de Rohan, « Discours à l’assemblée de Saumur [1611] », dans ibid., p. 19.
15 Ibid., p. 18-19.
16 Ibid., p. 14.
17 Dans la lignée des discours de légitimation des révoltes nobiliaires (Arlette Jouanna, Le Devoir de révolte. La noblesse française et la gestation de l’État moderne (1559-1661), Paris : Fayard, 1989).
18 Sur les différents sens du mot au xvie siècle, voir Christian Lazzeri, « introduction » à Henri de Rohan, De l’intérêt des princes et États de la Chrétienté, Paris : PUF, 1995.
19 Marcel Gauchet, « L’État au miroir de la raison d’État : la France et la chrétienté », dans Yves-Charles Zarka (dir.), Raison et déraison d’État. Théoriciens en théories de la raison d’État aux xvie et xviie siècles, Paris : PUF, 1994, p. 193-243.
20 James B. Collins, « La République et l’État en France, 1360-1740 » dans La Monarchie républicaine. État et société dans la France moderne, Paris : Odile Jacob, 2013, en particulier p. 19-20.
21 Sur la critique de la raison d’État, voir Étienne Thuau, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu [1966], Paris : Albin Michel, 2000 ; Yves-Charles Zarka (dir.), op. cit.
22 Copie de la lettre d’un de la Religion Pretendue Reformee, à un autre sur l’assemblée de Saumur, Paris : Iean Regnoul, 1611, p. 23.
23 Agrippa d’Aubigné, Le Caducée ou l’ange de paix, dans Id., Œuvres complètes, t. II, Écrits politiques, op. cit., p. 296.
24 Hélène Merlin-Kajman, La Langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Paris : Seuil, 2003, p. 87-93. Voir aussi Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris : Gallimard, 2000 ; Éric Méchoulan, Le Livre avalé. La littérature entre mémoire et culture, Montréal : Presses Universitaires de Montréal, 2004, p. 138.
25 Le principal outil pour établir cette mémoire sont les deux premiers articles de l’édit de Nantes, qui instituent l’amnistie des crimes commis pour affaires de religion entre 1585 et 1598 et l’interdiction de raviver la mémoire des troubles de quelque façon que ce soit.
26 Voir par exemple ce qu’écrit Henri de Rohan, « Discours à l’assemblée de Saumur », op. cit., p. 16-17.
27 Arlette Jouanna, Le Prince absolu. Apogée et déclin de l’imaginaire monarchique, Paris : Gallimard, 2014, p. 19-24.
28 Ibid., p. 127-130 ; Ead., Le Devoir de révolte, op. cit., p. 224-227.
29 Copie de la lettre d’un de la Religion…, op. cit., p. 25.
30 Arlette Jouanna, Le Prince absolu, op. cit., p. 39.
31 Jean Hubac, « Fragments d’un discours amoureux : les huguenots et le roi au premier xviie siècle », dans Josiane Barbier, Monique Cottret et Lydwine Scordia (dir.), Amour et désamour du prince du haut Moyen Âge à la Révolution française, Paris : Kimé, 2011, p. 95-112.
32 Celui de l’assemblée de Saumur en 1611 (Bibl. Mazarine, Ms 2608, f. 104r), de Grenoble en 1615 (Bibl. Mazarine, Ms 2609, f. 15r) et de Loudun en 1619 (Bibl. Mazarine, Ms 2610, f. 4v) reprennent à peu de choses près la même formule : « … au nom desdictes esglises pour leur conservation et seureté pour le service de sa Majesté bien de l’estat affermissement de la paix et Tranquilité publique de ce Royaume… ».
33 « Manifeste ou declaration des eglises Reformées de France… de l’injuste persecution qui leur est fete par les ennemis de l’estat et de leur Relligion, et de leur legitime et necessaire deffense » (voir entre autres Bibl. Mazarine, Ms 2598, f. 293r-341r).
34 Tatiana Debbagi Baranova, À coups de libelles. Une culture politique au temps des guerres de religion (1562-1598), Genève : Droz, 2012, p. 266-267. Voir aussi Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, op. cit., p. 280-281.
35 Agrippa d’Aubigné, Le Caducée…, dans Écrits politiques, op. cit., p. 304.
36 Hélène Merlin-Kajman, La Langue est-elle fasciste ?, op. cit., p. 121-124, ici p. 123.
37 Agrippa d’Aubigné, Du Debvoir mutuel des Princes et des subjects, dans Écrits politiques, op. cit., p. 491.
38 H. Daussy, « L’invention du citoyen réformé », art. cit.
39 H. Daussy, Les Huguenots et le roi. Le combat politique de Philippe Duplessis-Mornay (1572-1600), Genève : Droz, 2002.
40 Philippe Duplessis-Mornay, Sommaire des Propos qui semblent devoir estre tenus au Roy entrant en sa Majorité… dans Id., Memoires de Messire Philippes de Mornay…, Amsterdam : Louis Elzevier, 1652, t. 3, p. 651-657.
41 « Advis de M. du Plessis pour l’Assemblée generale de ceux de la Religion assignée à Grenoble », ibid., p. 644-651.
42 Ibid., p. 644.
43 Ibid., p. 648.
44 Ibid.
45 Ibid., p. 645.
46 Ibid., p. 649.
47 Philippe Duplessis-Mornay, Sommaire, op. cit., p. 656.
48 Ibid., p. 654.
49 Ibid., p. 655.
50 Bibl. Mazarine, Ms 2609, f. 154v.
51 Ibid., f. 158r.
52 Ibid., f. 159v.
53 Sur ce personnage, voir Hartmut Kretzer, art. cit., et Pierre-Jean Souriac, « La prédication protestante dans un contexte de révolte contre le roi au temps de Louis xiii », dans Bruno Béthouart et Jean-François Galinier-Pallerola (dir.), « La Prédication dans l’histoire », Les Cahiers du Littoral 16 (2017), p. 115-132.
54 Celui-ci fait l’objet d’une diffusion imprimée : Pierre Bérauld, La Froissure de Joseph…, Montauban : Pierre Coderc, 1622.
55 Ibid., p. 4.
56 Ibid., p. 9-10.
57 Ibid., p. 19.
58 Sur la langue de Canaan, voir Véronique Ferrer, « La Langue de Canaan, les clairs desseins d’un verbe inspiré », dans Marie-Madeleine Fragonard, Pascal Debailly et Jean Vignes (dir.), Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques (livres VI et VII), Cahiers Textuel 27 (2003), p. 31-41.
59 Pierre Bérauld, La Froissure de Joseph, op. cit., p. 17.
60 Ibid., p. 12.
61 Ibid., p. 78-79.
62 Paul-Alexis Mellet, Les Traités monarchomaques. Confusion des temps, résistance armée et monarchie parfaite (1560-1600), Genève : Droz, 2007, p. 36.
63 Ibid., p. 43, 50-51.
64 Pierre Bérauld, La Froissure de Joseph, op. cit., p. 101.
65 Ibid.
66 Hélène Merlin-Kajman, La Langue est-elle fasciste ?, op. cit., p. 77-85.
67 Sur ce terme, voir l’introduction de Philippe Chareyre à Anne de Rulman, Chronique secrète de Nîmes et du Languedoc au xviie siècle, Nîmes : C. Lacour, 1990, p. ix-x. Rulman assimile également les Nîmois séditieux et les occitanophones (ibid., p. 227).
68 Henri de Rohan, « Discours à l’assemblée de Saumur [1611] », Discours politiques…, op. cit., p. 19. Nous soulignons.
69 Agrippa d’Aubigné, Le Caducée…, op. cit., p. 290. Référence à Mt 22, 21.
70 Copie de la Lettre d’un de la Religion…, op. cit., p. 6. Référence à Mt 10, 16.
71 Sur ce personnage, Marie-Clarté Lagrée, « Prêcher la révolte : le ministre Philippe Vincent durant le siège de La Rochelle (1627-1628) », dans Marie Barral-Baron, Marie-Clarté Lagrée et Mathieu Lemoine (dir.), Les Stratégies de l’échec. Enquêtes sur l’action politique à l’époque moderne, Paris : PUPS, 2015, p. 263-273.
72 BnF, ms. fr. 20963, « Journal du siege de la ville de la Rochelle », f. 51v.
73 Ibid., f. 52r.
74 BnF, ms. fr. 15823, « Verbal de Monsieur Le Marquis de la Case sur les affaires de Montauban et mouvemens de 1625 », f. 17r°-75r°. Sur ce personnage, A. Aracil, « Révolte et désobéissance dans la France du premier xviie siècle. Le marquis de La Case, huguenot saintongeais, face aux guerres de Rohan, en 1625 », Revue historique 693 (2020/1), p. 167-191.
75 BnF, ms. fr. 12823, f. 17r.
76 Ibid., f. 18r.
77 Ibid., f. 17v.
78 Ibid., f. 19v.
79 Ibid., f. 70v.
80 Ibid., f. 67v.
81 Ibid., f. 32v.
82 Père Joseph [attr. à], L’Antihuguenot, au duc de Rohan, reproduit dans Le Quatorziesme tome du Mercure françois, ou suitte de l’Histoire de nostre temps…, Paris : Étienne Richer, 1629, p. 226.
83 BnF, ms. fr. 18972, « Coppie de lettre escrite de Montpellier au Sieur D’anchies le [14 février 1629] », f. 6v.
84 Ibid.
85 Ibid., f. 8v.
86 Christian Jouhaud, La Main de Richelieu ou le pouvoir cardinal, Paris : Gallimard, 1991, p. 135 sq.
87 Myriam Yardeni, « Comment se comporter ? Les dilemmes d’une minorité persécutée », dans Chrystel Bernat et Hubert Bost (dir.), Énoncer / dénoncer l’autre. Discours et représentations du différend confessionnel à l’époque moderne, Turnhout : Brepols, 2012, p. 379-388.
88 Hubert Bost, « Théories et pratiques politiques des protestants français de la Réforme à la Révolution », in « Protestantisme et autorité », Anglophonia 17 (2005), p. 16-18.
89 Nicolas Schapira, Un professionnel des lettres au xviie siècle. Valentin Conrart : une histoire sociale, Seyssel : Champ Vallon, 2003, p. 343-366.
90 Adrien Aracil, « Dominer les huguenots : politique, domination monarchique et mise en minorité dans la France du premier xviie siècle (1610-1629) », dans David Chaunu et Séverin Duc (dir.), La Domination comme expérience européenne et américaine à l’époque moderne, Bruxelles : Peter Lang, 2019, p. 239-251.
91 Olivier Christin, La Paix de religion. L’autonomisation de la raison politique au xvie siècle, Paris : Seuil, 1997.