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Hubert BOST, Bayle calviniste libertin

(La Vie des huguenots 88), Paris : Champion, 2021, 456 p.

Hubert BOST

« Ne vous livrez pas trop à la lecture de Bayle : il enchante & fait gober bien des sophismes », recommandait La Beaumelle à son frère au milieu du xviiie siècle1. Lui-même grand amateur des œuvres du philosophe de Rotterdam, l’homme de lettres cévenol se gardait bien d’appliquer ce précepte de prudence et puisait abondamment chez Bayle des connaissances et des idées qu’il recyclait dans ses propres ouvrages sur le siècle de Louis XIV ou sur la tolérance.

Mais d’où venait, d’où vient toujours cet « enchantement », ce charme que continue d’exercer la lecture de Bayle ? Certainement en partie du caractère moderne, comme on dit pour faire vite, des principes qu’il a défendus et de la liberté de ton avec laquelle il l’a fait : l’on s’étonne de lire, sous la plume d’un écrivain du xviie siècle, des réflexions sur la politique et sur la religion, sur la sexualité et sur la morale, qui font écho à des questions très actuelles. Réflexions émises d’une plume nerveuse, non sans plaisir éprouvé à balader son lecteur, à jouer des mille détours qu’offre un esprit alerte et virtuose, prompt à se saisir des hypothèses les plus contradictoires.

Ce charme intriguant vient aussi probablement du fait que Bayle ne donne pas à sa pensée un caractère formellement systématique, comme le fait un philosophe au sens classique du terme. S’il se livre avec délice aux joies de l’abstraction conceptuelle à toute outrance, y faisant preuve d’autant de virtuosité que d’opiniâtreté, il se sent tout autant à son aise lorsqu’il déambule sur les terres de l’histoire et de la morale, où prévaut la raison pratique. La « raison corrosive » ne connaît guère de frontières, qui s’applique à tous les aspects de la vie humaine, et qui s’ingénie à combiner des niveaux de réflexions que nous nous sommes habitués à considérer comme relevant de disciplines différentes.

Tout en affectant de ne pas avoir de style propre, Bayle s’en invente un, lui aussi « moderne » en ce qu’il privilégie l’écriture par fragments, joue avec l’arbitraire de l’ordre alphabétique, papillonne d’un genre littéraire à l’autre. Maniant l’érudition et la spéculation, il ne répugne pas d’apparaître aux uns comme un dilettante, aux autres comme un tâcheron, et d’affecter lui-même une forme de mépris pour son œuvre. Parlant de son Dictionnaire historique et critique, il explique pourquoi il fut tout d’abord porté à ne pas mettre son nom à la tête : « Les medisans ne m’en croiront point ; ils se persuaderont que mes scrupules étoient fondez sur le peu d’honneur qu’on acquiert en paroissant à la tête d’un gros Ouvrage de compilation, qu’ils apelleront égout de recueils, rhapsodie de Copiste, &c. De tous les emplois, diront-ils, que l’on puisse avoir dans la republique des lettres, il n’y en a point de plus meprisable que celui des Compilateurs : ils sont les portefaix des grands hommes. » 

De fait, l’œuvre de Bayle est rhapsodique : non au sens dépréciatif que lui-même affecte de donner à son opus magnum, mais au sens du plaisir poétique ou musical pris à varier les sujets abordés, à surprendre, et même à renoncer à une synthèse qu’il croit impossible.

Lorsqu’on relit le bref portrait qu’Henri Basnage de Beauval fit paraître de son ami récemment disparu, il faut certes faire la part des éloges qu’exige une nécrologie. Mais la sagesse, l’ascèse et la générosité, le savoir et le détachement (sauf dans les polémiques où il pouvait être mordant), cernent bien son caractère et éclairent son œuvre : « Il étoit véritablement Philosophe dans ses mœurs ; sans faste, sans ambition, ne se préférant à personne. Sobre jusqu’à la frugalité, & même jusqu’à l’insensibilité ; indifférent pour tous les plaisirs hors ceux de l’esprit, il sembloit être hors de l’attente des passions. Il étoit Ami fidelle & obligeant. Sa conversation étoit agréable, parce qu’elle étoit utile & instructive. Sa mémoire heureuse & fidelle lui rendoit à-propos tout ce qu’il lui avoit mis en garde dès qu’il venoit à le redemander. Il disputoit sans chaleur, & ne prenoit jamais un ton magistral & dogmatique2. » Il faut dépasser les louanges convenues pour trouver ces réserves que seul un véritable ami peut se permettre d’émettre, au nom d’une éthique chrétienne que tous deux partageaient : « Le plus essentiel, c’est qu’il a été un peu trop libre dans ses Ecrits, & qu’il s’est un peu émancipé sur le chapitre des femmes. Il s’est quelquefois échapé au delà de la bienséance. S’il avoit eu l’usage du monde poli, qui ne s’acquiert pas dans la solitude & la retraite du cabinet, il auroit badiné avec plus de retenuë, & enveloppé plus délicatement certaines choses qu’on peut faire entendre finement, sans qu’il soit besoin de les dire. Cela n’insinuë point sur ses mœurs, & ses ennemis les plus acharnez ne lui ont jamais rien reproché là-dessus. Sur l’article de la Religion il s’est trop abandonné à son esprit de doute, & de Pyrrhonisme, & il a poussé trop loin sa sagacité à trouver des difficultez. Il pouvoit s’expliquer avec plus de circonspection. En voulant rabattre l’orgueil de la Raison, il n’a pas assez ménagé le Public, il a donné l’essor à son imagination, & pris des libertez, qu’on appellera, si l’on veut, des débauches d’esprit. »

Dans l’Avis au lecteur qu’il rédige quelques semaines plus tard et qui paraît en avant-propos de l’édition posthume des Entretiens de Maxime et de Thémiste, Beauval devait enfoncer le clou. S’il estime que « la vie des Philosophes est rarement chargée d’évenemens considerables. Leurs disputes sont les batailles & les actions éclatantes de l’histoire de ces Héros » – ce que Voltaire simplifiera en affirmant que « la vie d’un écrivain sédentaire est dans ses écrits » –, c’est pour insister sur la discipline austère qui caractérisait l’existence de Bayle, que semblent contredire la teneur et le ton de ses écrits : « La lecture, la meditation & la solitude firent l’unique plaisir de Mr. Bayle. Ceux qui croient découvrir le caractere des Auteurs dans leurs Ouvrages, pourront se tromper à son égard. Il donnoit un tour enjoué à toutes les matieres qu’il manioit, quoi qu’il vecût dans la retraite. Sa Critique de l’Histoire du Calvinisme, & ses Nouvelles de la République des Lettres sont écrites avec une politesse & un agrément qui se trouvent rarement chez les Savans : & certains endroits de son Dictionnaire feront soupçonner qu’il aimoit le sexe, pour lequel il a toûjours eu beaucoup d’éloignement3. »

Beauval manquait de recul pour mesurer que, toute sédentaire qu’ait été la seconde moitié de son existence, la vie de Bayle avait été traversée par des « événements considérables ». En écrivant sa biographie, j’ai été convaincu que le parcours personnel du philosophe de Rotterdam, ses combats et ses deuils, constituaient des clés de compréhension de son œuvre. Et que, si celle-ci ne recelait guère de confidences ou d’anecdotes personnelles, elle n’en était pas moins traversée par une quête existentielle. Interpréter son œuvre seulement comme la production d’un pur esprit condamne à passer à côté de ce qui en fait le sel, de ce qui continue d’enchanter. En la désincarnant, on rate le Bayle qui se livre bien davantage qu’il n’y paraît dans des réflexions faites en passant. C’est avec cette conviction que j’avais fabriqué une petite anthologie de passages du Dictionnaire où Bayle se confie, voire se projette4. Sans parler de conflits comme celui qui avait opposé Abélard à Bernard de Clairvaux, ou d’oppositions telle qu’entre Charron et Montaigne, qui éclairent ses propres combats et conflits avec le théologien Pierre Jurieu.

Il est incontestable que Bayle est un philosophe. Mais il échappe aux catégorisations. Comme l’a naguère noté Thomas Lennon, les épithètes ne manquent pas pour cerner sa pensée, mais elles échouent à résumer d’un mot une réflexion trop essentiellement critique pour s’ériger en système5. De plus, chez lui la métaphysique et la logique sont inextricablement mêlées à l’histoire et la morale. Il braconne sur les terres des autres savoirs, passe du cours magistral à l’échange épistolaire fictif, du traité au pamphlet. Alors, Pierre Bayle, « calviniste libertin » ? J’avais risqué cet oxymore dans ma biographie du philosophe pour dire l’inconfort dans lequel se trouvent ses lecteurs et ses commentateurs. Il faut comprendre Bayle en tension, comme l’a récemment démontré Élodie Argaud en parlant de l’« affinité paradoxale » qui parcourt son œuvre, entre des courants apparemment aussi contradictoires que l’épicurisme et l’augustinisme6.

Le pôle calviniste, c’est l’affirmation de son maintien dans la foi réformée, vers laquelle il a choisi de revenir, et son fidéisme, quel qu’en soit le degré de sincérité. C’est aussi son indéfectible soutien militant des huguenots persécutés, si l’on considère que la critique sévère des dérives des protestants du Refuge s’enracine dans la fidélité aux principes qui ont toujours prévalu dans leur famille confessionnelle.

Le pôle libertin, c’est la critique de la religion dont on ne sait pas toujours jusqu’où elle mène, le scepticisme, l’athéisme au moins méthodologique. C’est aussi sa liberté de ton et son humour, qui peut aller jusqu’à une obscénité d’autant plus déconcertante qu’elle s’exprime sous la plume d’un homme de lettres « vertueux ».

Entre ces deux pôles se déploie une pensée dont on trouvera ici la présentation sur quatre registres qui se téléscopent et se recoupent : l’ensemble qui concerne les motifs de la foi et de la croyance, où l’on s’interroge sur les frontières entre religion, superstition, idolâtrie et crédulité ; le déploiement de la pensée critique sans limite, qui va de pair avec la liberté de conscience et la revendication d’une complète liberté de ton et d’expression ; le plan de la logique intellectuelle et du savoir érudit, terreau des échanges savants ; et la réflexion politique, sur laquelle se greffe un patriotisme français et une méditation désabusée sur la tyrannie.

Au soir de son existence, Bayle jette un regard rétrospectif sur les idées qu’il a défendues et les certitudes qui l’ont habité : « Il y a des doctrines qui me paroissent aujourd’hui très-incertaines, dont je ne croïois pas autrefois que l’on pût douter sans extravagance ; & je trouve beaucoup de probabilité pour le moins dans des opinions, qui me sembloient si absurdes il y a quelques années, que je ne comprenois pas qu’on osât les soûtenir. Vingt ans d’étude peuvent produire de grands changemens dans une tête, & font voir du païs7. » Ce bilan honnête et lucide, traversé d’un certain scepticisme, explique en partie la difficulté dans laquelle se trouvent, aujourd’hui encore, ses exégètes, pour se mettre d’accord sur la bonne interprétation de cette pensée en mouvement. Quoi qu’il en soit, les dernières décennies ont « fait voir du pays » aux spécialistes de Bayle de tous bords et les études consacrées au philosophe de Rotterdam se sont multipliées.

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1. La Beaumelle à Jean Angliviel, 23 février 1747 : Correspondance générale de La Beaumelle, t. I, Oxford : Voltaire Foundation, 2005, LB 365.

2. « Eloge de Mr. Bayle » (Histoire des ouvrages des savans, décembre 1706, p. 554-555, repris en tête des OD IV).

3. Entretiens de Maxime & de Thémiste, Avis au lecteur : OD IV, p. 2 (cet ouvrage posthume est paru en février 1707).

4. H. Bost, Pierre Bayle, Paris : Fayard, 2006, p. 406-428.

5. Thomas Lennon, Reading Bayle, 1999.

6. Élodie Argaud, Épicurisme et augustinisme dans la pensée de Pierre Bayle. Une affinité paradoxale, Paris : Champion, 2019.

7. Continuation des Pensées diverses 39 : OD III, p. 241.