Juliette FERDINAND, Bernard Palissy. Artisan des réformes entre art, science et foi
Berlin/Boston : Walter de Gruyter, 2019, XVIII-412 p.
Le « mythe Palissy » a longtemps souffert d’un déficit d’appréciation lié à l’impéritie d’un public insensible à la production d’œuvres, dont l’incongruité heurtait les sensibilités par leurs thématiques « naturalistes » venues du règne minéral, végétal et animal. Ce n’est qu’à partir du xixe siècle que des études scientifiques fondées sur des archives inédites (le rôle du Bulletin de la Société de l’Histoire du protestantisme français y fut important) inversèrent cette image qu’affinèrent ensuite les fouilles du Louvre, un des sièges de l’atelier de l’artiste. Parallèlement, la publication des Œuvres Complètes (1992) et le colloque interdisciplinaire, Palissy : L’Écrivain, le Réformé, le Céramiste (Albineana 4, 1992), contribuèrent à approfondir la réception palisséenne. Aujourd’hui, le livre de J. Ferdinand, issu d’une thèse soutenue auprès de l’EPHE, amplifie ce mouvement, en ciblant le rôle pionnier que le potier de Saintes occupa dans l’établissement de la Réforme, la part qu’il prit dans l’évolution des techniques des arts de la terre et la place qui est dorénavant la sienne dans l’histoire littéraire du xvie siècle. En axant l’analyse sur les liens qui unissent l’œuvre à son milieu (scientifique, culturel et esthétique), l’ouvrage offre l’occasion de revisiter la signification d’un projet souvent incompris. Le sous-titre de l’étude, « Palissy, artisan des réformes entre art, science et foi », précise d’emblée le sens de cette enquête, au terme de laquelle le céramiste est défini comme l’agent d’un processus de renouvellement, dont la caractéristique disruptive repose sur une posture de contestation du présent accompagnée d’une volonté de retour à la pureté originelle de la Création. Acteur investi d’une « réforme » scientifique et esthétique fondamentale, le « naturaliste » perturbe le dispositif des mutations techniques, révise les acquis scientifiques et redéfinit les critères formels, dont les poteries, la verrerie, les grottes, les jardins, ou le plan d’une cité idéale, arborent la marque distinctive. De ce point de vue, le paradigme de la « réforme » palisséenne nourrit dans son interface un dialogue inédit entre la recherche scientifique, l’expression artistique et la manifestation du sacré, posant, en bout de parcours, la question de l’existence d’un art (spécifiquement ?) protestant.
Dans cette optique, l’ancrage de l’œuvre dans son environnement spirituel et socio-économique suscite un ensemble d’interconnexions particulièrement complexes. Le tracé biographique de l’inventeur des « rustiques figulines » et notamment son rôle dans la fondation de l’Église de Saintes scellent, dès le départ, l’engagement confessionnel en faveur d’une cause qui le conduira à plusieurs incarcérations pour hérésie, dont la dernière dans les geôles de la Bastille lui sera fatale. Ce ralliement n’invalide cependant en rien la présence bénéfique de puissants mécènes catholiques, comme le connétable de Montmorency, Catherine de Médicis, ou Henri III. Sur le plan scientifique, la situation du savant autodidacte est marquée par une posture comparable juxtaposant paradoxalement les figures du « mécanique » ignorant le latin et le grec, de l’observateur surdoué de la nature, du promoteur de techniques inédites et du conférencier rebelle aux autorités ambiantes. Du côté des choix esthétiques, le rejet de l’iconographie traditionnelle en faveur d’une représentation « naturaliste » du monde traduit la suspicion profonde ressentie envers toute forme de mythologie, essentiellement gréco latine, qui prévaut largement dans les milieux artistiques. L’inspiration puisée aux sources mêmes de la nature équivaut à récuser le pouvoir fallacieux de l’iconographie officielle et à déjouer les illusions de la mimésis plastique récusée avec la même vigueur par les grands Réformateurs de l’époque. Éthique protestante et esthétique « rustique » se rejoignent autour d’une conviction inentamée que Palissy partage avec d’autres créateurs calvinistes, comme Jacques Androuet du Cerceau et Jean Goujon. Pour tous, il s’agit de rendre gloire à Dieu par la reproduction fidèle des merveilles de sa Création.
Le chapitre consacré aux architectures rustiques expose avec précision quelques-unes des implications formelles que génèrent l’adoption de nouveaux codes de la représentation et la valorisation d’une topique « naturaliste » opposée à l’art corrupteur dominant. Et J. Ferdinand conclut très justement à ce sujet que la « perte de l’aspect anthropomorphique » de l’iconographie correspond chez Palissy à un mouvement de « progressive dé-civilisation [et] une plongée au cœur de la nature qui semble remporter une victoire sur l’homme » (p. 122). C’est au centre de ce déplacement que se placerait d’ailleurs la vision « réformée » palisséenne, manifestée par l’alignement de son esthétique sur des critères exclusivement naturels, même si ceux-ci apparaissent aussi chez des artistes d’autres confessions religieuses, tant en France (Philibert Delorme, Jean Bullant) qu’en Italie (Sebastiano Serlio, Andrea Riccio, Le Primatice), en Allemagne (Wenzel Jamnitzer), ou dans les œuvres des poètes catholiques (Peletier du Mans, Ronsard, Belleau) et protestants (Du Bartas) : chez tous, l’élan lyrique s’emploie à magnifier le mystère des merveilles divines. Chez Palissy cependant, l’empreinte « protestante » semble surtout perceptible dans l’inflexion spirituelle qui oblitère une création fondée sur la proclamation des vérités de la foi calviniste et l’annonce des thèmes associés aux notions d’élection, de grâce, de l’omnipotence divine et de la vocation au martyre. Par le biais de l’expression artistique et la voie de la pratique scientifique, s’affirment les grands enseignements du message christique, en faveur desquels Palissy ne cessera de « protester » tout au long de sa carrière. Poussant plus avant cette interprétation, il serait sans doute loisible d’ouvrir la réflexion à un rapprochement de l’attitude philosophique du céramiste et des valeurs prônées par les membres de la Famille de la Charité, ces artistes et artisans, médecins, botanistes, écrivains et savants, qui partagent, au-delà de leurs propres appartenances confessionnelles, une conviction similaire sur les finalités de l’art et du savoir. C’est dire, en tout cas, l’intérêt que suscite cette interprétation face à la complexité de la mimésis palisséenne, dont le fameux passage consacré au « jardin delectable » de la Recepte pointe la place accordée aux pouvoirs initiatiques de l’art, de la science et de la foi. Palissy écrivain y introduit le lecteur à la signification ultime d’un art rude et sobre, celui-là même qui devait froisser pour un certain temps le goût du public, afin de le guider au long d’un parcours spirituel fascinant. De lieu d’agrément et d’espace récréatif propre au locus amœnus, le jardin idéal se métamorphose peu à peu en forteresse refuge accueillant les élus persécutés, tout en ouvrant la voie sublime de la Sapience.
Dans cet ouvrage stimulant, dont il convient de saluer l’originalité et la richesse, l’interprétation de l’œuvre palisséenne est abordée par rapport aux ressorts subtils qui l’unissent au contexte historique et religieux, au prix d’interactions denses, d’implications réciproques et de mutations culturelles décisives. Avec une bibliographie bien informée, une magnifique iconographie (p. 293-311), d’importantes annexes (catalogues sélectifs et extraits de documents, p. 313-360) et un index, le livre se distingue par la qualité de son analyse qu’agrémente la remarquable typographie réalisée par les Éditions de Gruyter.