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Le colportage biblique dans la France rurale catholique de la Restauration à la fin du Second Empire

Michèle MOULIN

Conservateur général honoraire des bibliothèques

En 1815, avec le retour à la paix, les gouvernements européens encouragent la restauration religieuse pour rétablir un ordre moral que la Révolution et l’Empire sont censés avoir ruiné.

Du côté protestant, les sociétés bibliques, anglaises puis suisses, peuvent enfin développer leur action. En France, la Charte réaffirme la liberté des cultes dans l’article 5 tout en faisant du catholicisme, religion de la majorité sous l’Empire, la religion de l’État dans l’article 6. Le colportage biblique, difficile pour des raisons politiques sous la Restauration, connaît un essor exceptionnel pendant la monarchie de Juillet et dans les débuts de la seconde République. Avec le retour du parti de l’ordre, à la suite des émeutes de juin 1848, et surtout sous le Second Empire, il éprouve de graves difficultés qui se poursuivront, sous la « République des ducs », jusqu’en 1880.

Développement et difficultés du colportage biblique

Des débuts difficiles

Les premiers gouvernements de la Restauration sont libéraux jusqu’en 1820. En 1816, le ministre de l’Intérieur Laîné soutient le luthérien Frédéric Léo qui lance une souscription pour la réédition du Nouveau Testament de Lemaître de Sacy, traduction janséniste vieille de plus d’un siècle, et fonde une « Société pour la distribution du Nouveau Testament ». Cette tentative, qui se veut œcuménique, est immédiatement dénoncée par les journaux catholiques. La Société, est destinée à l’origine à fournir en NT les prisons et les écoles d’enseignement mutuel, d’inspiration protestante, dont le développement fera rapidement long feu. Elle distribue environ trente mille exemplaires, de façon assez brouillonne, avant de se dissoudre en 1824 après la promulgation de l’encyclique Libertas condamnant les sociétés bibliques.

Quelques petites sociétés bibliques protestantes sont fondées en province : à Strasbourg par exemple. La Société biblique de Paris a été créée en 1818 avec les encouragements du ministre de la police, le duc Descazes. Le marquis de Jaucourt, ministre d’État et pair de France est désigné comme premier président. Cependant, les statuts de cette nouvelle société interdisent la distribution de bibles aux catholiques. Les protestants libéraux y sont d’ailleurs opposés davantage par prudence que par conviction. Les partisans du Réveil en revanche sont favorables à un prosélytisme que l’Église catholique entend bien leur interdire, cantonnant les protestants dans une espèce de « réserve » où ils ne sont pas persécutés certes mais dont ils ne doivent pas sortir. Les revivalistes trouvent rapidement un appui en Angleterre puis en Suisse. En effet, des sociétés bibliques ou évangéliques ont été fondées au Royaume-Uni une vingtaine d’années plus tôt : ce sont la London Missionary Society en 1799 et surtout, la British and Foreign Bible Society, lancée en 1804 au lendemain de la paix d’Amiens. Cette dernière ouvre un dépôt à Paris en 1820 afin d’organiser son propre réseau de distribution en France destiné à l’ensemble des populations. Ce dépôt est dirigé par l’orientaliste Kieffer auquel succède en 1833 Victor de Pressensé. Pendant la période peu favorable de la Restauration, la Société se contente de fournir des bibles aux évangélistes de la Société Continentale de Londres fondée en 1817. Ce n’est qu’en 1837 qu’elle mettra sur pied un réseau d’une centaine de colporteurs bibliques.

L’âge d’or du colportage biblique pendant la Monarchie de Juillet

La situation a radicalement changé depuis la révolution de 1830. Le catholicisme n’est plus religion d’État, le nouveau monarque est réputé philoprotestant et la révolution de Juillet a été largement anticléricale. La question de la distribution de la Bible aux catholiques se pose donc à nouveau et, avec elle, celle de l’évangélisation : « Évangélisons la France », titrent alors les Archives du Christianisme suivies par d’autres journaux protestants de tendance évangélique mais aussi parfois libérale.

En 1831, la Société évangélique de Genève est fondée par un pasteur dissident de l’Église nationale (la Société Biblique de Genève avait été créée en 1814, dix ans après celle de Bâle). La SEG envoie ses émissaires dans tout l’Est de la France et même au-delà lorsque la situation locale le permet. En 1833 est lancée la Société évangélique de France qui concentre ses efforts sur le reste du territoire, la Bretagne exceptée, domaine des méthodistes gallois qui font traduire la Bible en breton et dont l’action a été remarquablement étudiée par Jean-Yves Carluer. La même année, des revivalistes fondent une Société biblique française et étrangère présidée par le bernois Philippe Albert Stapfer puis par l’amiral Verhuell. Elle cesse ses activités en 1864 après avoir distribué 370 000 bibles. De son côté, la Société pour l’impression des livres religieux, fondée à Toulouse en octobre 1831 par le pasteur Chabrand et par trois jeunes banquiers, les frères Courtois, édite jusqu’en 1905 près de huit millions d’ouvrages ; elle n’organise cependant que tardivement le colportage, donnant la priorité à la mise en place d’un réseau de bibliothèques, ainsi que l’a montré J.Y Carluer. Plusieurs autres sociétés bibliques voient le jour à Bordeaux, à Lyon, à Nîmes dans un contexte relativement favorable : si les évangélistes peuvent pâtir de l’article 292 du code pénal interdisant les réunions de plus de quarante personnes, renforcé par la loi du 16 février 1834 qui impose une autorisation et non une déclaration pour celles de plus de vingt personnes, les colporteurs sont rarement inquiétés. Cette loi vise les réunions politiques même si les autorités catholiques tentent régulièrement de l’utiliser contre les évangélistes protestants.

1848-1870 : les temps difficiles

Après quelques mois d’optimisme, les belles heures du colportage biblique prennent fin dès l’été 1848 avec le retour du parti de l’ordre. Les colporteurs doivent désormais être munis d’une autorisation du préfet. Les refus ou les retraits d’autorisation se multiplient. La situation s’aggrave dans les premières années de l’Empire alors que le nouveau régime s’appuie sur l’Église catholique qui mène depuis plusieurs années une vigoureuse campagne antiprotestante par journaux et publications interposées. Le préfet de la Sarthe va jusqu’à interdire la circulation des bibles protestantes comme contraires à la foi de la majorité. Une campagne orchestrée par le Journal des débats sous la plume de Prévost-Paradol l’oblige à revenir sur cette décision.

La situation s’améliore après 1860 lorsque la question romaine éloigne le pouvoir du parti catholique. Mais les sociétés ne retrouvent pas le niveau d’activité des années 1832-1848. La contrepropagande catholique a été efficace et surtout d’autres idées, socialistes et athées, sont venues prendre le relais cependant que la baisse du prix des livres et des journaux ainsi que le développement des bibliothèques populaires font une concurrence efficace aux colporteurs.

Les colporteurs, leurs livres et leur public

Vers 1840, le colporteur biblique est devenu une figure familière de la vie rurale. Qu’est-ce qui le distingue des marchands de bimbeloterie, de rubans et d’almanachs qui sillonnaient déjà les campagnes avant la Révolution ? L’émergence d’un corps spécifique de colporteurs bibliques s’est faite lentement. Sous la Restauration ce sont les émissaires des société bibliques qui distribuent les textes saints. Peu nombreux, dénoncés par le clergé catholique, ils sont mal accueillis. Quelques tentatives sont faites pour utiliser les colporteurs traditionnels des vallées pyrénéennes et alpines, mais ceux-ci se dérobent car les bibles se vendent mal et leur distribution est risquée tant est forte, et parfois violente, l’opposition du clergé. Les sociétés créées après la Révolution de 1830, et en particulier celle de Genève, entreprennent donc de former un corps spécialisé de colporteurs bibliques. Ceux-ci sont d’abord recrutés dans le pays de Vaud : ce sont des agriculteurs ou des artisans qui trouvent là une activité de complément pendant les mois d’hiver puisqu’on ne colportait pas en été alors que les paysans étaient aux champs. Mais leur qualité d’étranger leur est vite reprochée. On recrute alors des protestants français acquis aux idées du Réveil dont beaucoup deviennent évangélistes. Un contingent assez nombreux est fourni par les catholiques convertis dont on vérifie soigneusement la bonne foi car l’accusation d’acheter les consciences, répandue contre les sociétés bibliques par les journaux catholiques, provoquait parfois convoitises et malentendus. On organise donc des périodes d’essai. La démarche des convertis sincères est difficile à une époque où changer de religion ne va pas de soi surtout lorsque l’on quitte la religion majoritaire. Beaucoup d’entre eux ayant perdu leur emploi, la question de leur rémunération se pose. Faut-il les payer au mois ou au pourcentage ? Un fixe s’avère vite nécessaire. Ils sont défrayés de leurs frais de logement, de déplacement (minimes car ils marchent beaucoup), et des soins médicaux. Étroitement contrôlés, ils doivent envoyer tous les quinze jours un rapport à un sous-directeur qui le remet au directeur du département du colportage. Y figurent le nom des lieux et des personnes visitées, la liste et le prix des ouvrages vendus, éventuellement des récits de controverse et de conversion. C’est sur la foi de ces rapports, dont les meilleurs passages sont traduits pour les sociétés anglaises et même américaines, grandes pourvoyeuses de fonds, que l’on se décide à envoyer des évangélistes, à ouvrir des stations, des bibliothèques et même des écoles. Des Manuels du colporteur sont publiés tel celui de la SEG en 1865.

Que vendent les colporteurs et à quel prix ? Il convient de rassurer un public catholique souvent prévenu en lui proposant une Bible catholique, en l’occurrence la traduction janséniste de Lemaître de Sacy sur laquelle on appose des autorisations épiscopales vieilles d’un siècle. Ainsi l’acheteur peut-il plaider la bonne foi auprès du clergé local qui fait la chasse aux bibles protestantes. L’idéal pour les sociétés serait que le lecteur passe de cette Bible aux traductions protestantes de Martin ou d’Ostervald qui ne comportent ni les deutérocanoniques ni les apocryphes. Car la question des Bibles proposées aux éventuels prosélytes fait débat, les revivalistes étant souvent opposés à la distribution de Bibles « catholiques ». Pourtant, l’examen des registres des sociétés bibliques montre que les Bibles Sacy demeurent les plus vendues dans la période qui nous occupe. Du côté catholique la traduction recommandée, afin de discréditer celle de Sacy, est celle de Louis de Genoude publiée entre 1815 et 1824. Cependant, c’est la lecture individuelle de la Bible qui, pour l’autorité romaine, pose problème. Ainsi que le souligne dès 1809 Joseph de Maistre dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, l’Église admet l’enseignement mais non la lecture directe des textes saints. C’est aussi ce que l’archevêque de Lyon répond à Mme Jules Mallet, grande figure de la haute société protestante, qui lui demande des Bibles autorisées pour les catholiques en 1827.

C’est pourquoi les curés confisquent les Bibles et n’hésitent pas à les brûler. D’où la publication et la distribution de petits traités de controverse intitulés « Brûle mais lis » « Pourquoi votre curé vous défend-il de lire la Bible ? » « Les Bibles empoisonnées pour le clergé catholique répandues par les colporteurs protestants » ou « L’Église romaine condamnée par la Bible. » Cependant le colporteur n’est pas un prédicateur, c’est là le rôle de l’évangéliste, il doit se contenter de répondre aux questions, Bible en main. Pendant les périodes de répression, il lui est fortement recommandé de s’abstenir de ce qu’on appelle la basse controverse par opposition à la haute controverse défensive et appuyée sur le seul texte biblique. Une position qui n’est pas facile à tenir et, de fait, on trouve dans la balle du colporteur ces petites brochures « antipapistes », parfois délestées par prudence de leurs couvertures, dont des auteurs comme Napoléon Roussel ou César Malan se sont fait une spécialité. On y trouve aussi, et ce sont les meilleures ventes, des almanachs : l’Almanach des bons conseils (surnommé Almanach des mauvais conseils par les journaux catholiques), l’Almanach de la jeunesse et l’Almanach des familles.

Les polémistes catholiques dénoncent à l’envie le mercantilisme des sociétés bibliques. Les premières expériences ont montré qu’une Bible donnée est souvent une Bible perdue. Le fait de dépenser, fut-ce une petite somme, témoigne d’une démarche volontariste et les paysans résistent mieux aux curés lorsqu’ils ont payé la Bible qu’on veut leur confisquer. Néanmoins les ventes se font toujours au prix coûtant voire à perte. Quelques Nouveaux Testaments sont offerts aux indigents, bien que le meilleur moyen d’atteindre les plus pauvres reste la bibliothèque installée par l’évangéliste dans sa chambre ou chez une famille amie.

Le travail du colporteur est facilité lorsqu’il a affaire à des paysans propriétaires, à des artisans indépendants, à de petits fonctionnaires surtout. En pays catholique, le risque d’être renvoyé, de voir ses enfants exclus de l’école, de perdre sa clientèle ou, pour les plus pauvres, les secours du bureau de bienfaisance tenu par le curé, est réel. La présence de notables protestants est alors un atout.

S’ils ne prêchent pas, les vendeurs de Bibles sont aussi des lecteurs, ce qui leur permet de toucher les illettrés encore très nombreux. Les rapports les montrent lisant les textes saints en bord de route aux cantonniers, aux malades alités, mais aussi dans les ateliers, dans les boutiques ou le soir à la veillée ce qui leur permet de s’insérer dans la communauté villageoise en élargissant leur public. Leur travail ne s’arrête pas à la vente d’une Bible. Ils sont tenus de revenir chez les acheteurs pour répondre à leurs questions. Il y a un va-et-vient constant entre l’oral et l’écrit et il arrive que des groupes de lecture et de réflexion se forment. On est frappé, en lisant les rapports, de l’appétit de lecture de certains et de la fierté qu’ils ont à posséder chez eux, bien en évidence, un livre relié acheté à un prix, il est vrai, bien inférieur à ceux pratiqués en librairie. D’où leur réticence à remettre la Bible ou le Nouveau Testament au curé. D’autant que l’argumentation de ce dernier est souvent perçue comme méprisante : après avoir affirmé que la Bible vendue par le colporteur est tronquée, il répond à celui qui veut en discuter que la lecture des textes saints est réservée aux personnes instruites. C’est ce qui apparaît par exemple dans les très vivants rapports de Jean Clot à la SEG dans les années 1840.

Dans l’ensemble les colporteurs bibliques ont été plutôt bien accueillis au village par les petites gens et leur action, complétée par celle des évangélistes, a eu des effets limités mais réels ainsi que l’écrit Maurice Agulhon dans La République au village : « Que les masses ébranlées par les divers conflits qui les opposaient à l’Église catholique aient eu leur propre détermination au lieu d’être dociles à un enseignement libre penseur venu d’en-haut, qu’elles aient notamment gardé un grand fonds de religiosité, un indice partiel mais significatif le montre ; les attirances populaires vers le protestantisme. »

« En-haut » en revanche, on s’est souvent gaussé de ces « maudits mômiers » pour citer Stendhal ou de ces « cafards noirs » pour reprendre une formule de Jules Vallès. Quant à Flora Tristan elle n’a pas de mots assez durs pour les « marchands de Bibles » rejoignant les arguments des polémistes catholiques qui dénoncent dans la lecture et l’interprétation individuelle de la Bible par les plus modestes un péril moral et social.