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Une bible à la main

La lecture de la Bible par les laïcs calvinistes au XVIe siècle

Max ENGAMMARE

L’image appartient à la mémoire collective du monde réformé : à la nuit tombée, une famille réunie autour de la table à manger est suspendue aux lèvres du patriarche qui lit la Bible dans une édition grand format ouverte devant lui. Le tableau de Greuze ou des illustrations du xixe siècle nous aident à visualiser la scène. Cette image est pourtant rare dans les familles réformées du xvie siècle et appartient davantage à l’imaginaire des sociétés bibliques du xixe siècle. Ce n’est qu’au xviie siècle, et tard dans le xviie siècle, que les autorités ecclésiastiques calvinistes, à Genève ou en France, privilégient vraiment la lecture familiale des Écritures. Ce que j’aimerais aborder aujourd’hui, c’est la place de la lecture laïque de la Bible, individuelle ou familiale, à Genève aux xvie et xviie siècles. D’une certaine manière c’est l’archéologie du libre examen de l’Écriture par le fidèle réformé que j’entreprends.

Fig. 1. Jean-Baptiste Greuze, La lecture de la Bible (1755), Paris, Musée du Louvre (Wikimedia Commons).

Rappelons que le développement fulgurant de l’imprimerie, surtout au cours des premières décennies du xvie siècle, puis l’essor triomphant de la Réforme protestante avaient galvanisé les éditions de la Bible en langues vivantes, dont les premiers Réformateurs favorisaient la diffusion et la lecture. On sait toutefois qu’après 1525 et la Guerre des paysans Luther est revenu sur sa conception de la Bible donnée en lecture à tous : le peuple a besoin de guides pour bien comprendre l’Écriture. Dorénavant, ce sera le Catéchisme qui remplacera la Bible pour les gens simples (Grand et Petit publiés en 1529). Ma thèse aujourd’hui est que tant Calvin et l’Église de Genève que Viret, à Lausanne ou à Lyon, ne privilégiaient pas davantage la lecture individuelle ni collective de la Bible, pour les mêmes raisons : un laïc a besoin d’un pasteur ou d’un docteur de l’Église qui lui « mâche les morceaux », qui lui explique l’Écriture par le menu. Comme hypothèse, on peut poser que la crainte des débordements spiritualistes et enthousiastes des lecteurs dits libertins ou nicodémites, dénomination usuelle dans la langue des Réformateurs francophones, dès le milieu des années 1540, fut à l’origine d’un durcissement de la position de Calvin qui avait d’abord pensé, comme Luther dans un autre contexte, à une large utilisation de la Bible dans la traduction d’Olivétan parmi le peuple des fidèles.

Calvin insiste à plusieurs reprises sur la nécessité de se rassembler pour entendre et bien comprendre la Parole de Dieu. Quand il s’oppose aux nicodémites, dans un sermon sur le Psaume 27 (1552), il avance :

Notons bien que [Paul] ne dit pas que Dieu a laissé l’Écriture afin que chacun y lise, mais qu’il a institué une police, qu’il y ait gens pour enseigner. Et sous cela il comprend tout le reste, qui en est comme une dépendance. Pour cette raison, si chacun lit en privé, cela n’empêche pas qu’on écoute en public. Et à qui est ce qu’il s’adresse ? Aux grands et aux petits indifféremment.

« si chacun lit en privé, cela n’empêche pas qu’on écoute en public », la formule a du chic et elle fait choc. Calvin corrige la revendication de la possession de la Bible par les laïcs en leur maison, en cléricalisant sa lecture et son interprétation, et ce en s’appuyant sur l’autorité de l’Apôtre Paul. Que ce soit dans des sermons, revus ou non, dans des commentaires, et même dans l’Institution de la Religion chrestienne, la mise en garde est identique. Le fait que de nombreux paroissiens possédaient un exemplaire de la Bible est pris en considération par Calvin, et chacun peut lire et méditer la Bible en son particulier, mais cela ne rend pas la prédication stérile ni dérisoire. La Bible doit être prêchée, car de la prédication sort l’instruction, puisque, en bon paulinien, le pasteur explique les passages :

Quand un homme lira le passage qui est exposé au sermon, et que celui qui prêche s’acquitte de son devoir, il mâchera les morceaux.

Le manque d’enthousiasme à favoriser la lecture individuelle de la Bible, par peur des débordements spiritualistes, se voit confirmer dans le recueil des prières qui parurent sous le nom de Théodore de Bèze au début du xviie siècle. Sur les vingt-huit prières du recueil, aucune n’est proposée avant la lecture de la Bible. On trouve quand même, dans le corpus genevois de la seconde moitié du xvie siècle, fort de dizaines d’éditions de prières ecclésiastiques, deux prières, deux seules prières à prononcer l’une avant, l’autre après la lecture de la Bible. L’Instruction des chrestiens ou recueil de plusieurs passages de la saincte Escriture, accordans à l’oraison dominicale, aux articles de la Foy et aux dix Commandemens de la Loy, parue à Genève en 1562, contient de nombreuses prières. Le dernier traité s’appelle « Le régime domestique des Chrétiens » (p. 223-285). On y trouve une « Oraison pour dire quand on veut lire en la sainte Écriture ou quand on veut ouïr le Sermon » (p. 228s). Dans les deux prières, qui ne sont pas de Calvin, le salut en Jésus Christ est le message central de la Parole de Dieu, alors que la lecture personnelle est quand même associée au sermon.

Il en est de même dans les marges de la Bible de 1588 des professeurs et pasteurs de Genève qui clôt le cycle des révisions du xvie siècle. Le commentaire spirituel et les injonctions ecclésiales prennent le pas sur l’établissement du texte qui n’est plus transparent, ce que confirme la préface de Théodore de Bèze.

Après avoir rappelé le contexte de la lecture de la Bible par les laïcs réformés – et il est avéré que de nombreux genevois se contentaient de lire le passage concerné chez eux, avant le sermon, ou de le relire après –, nous pouvons découvrir la pratique de certains lecteurs genevois, grâce aux Registres du Consistoire de Genève, tribunal civil et ecclésiastique du bien vivre et du bien croire, qui se réunissait chaque jeudi et comptait comme juges tous les pasteurs et un groupe de conseillers, dont le premier d’entre eux, le syndic (le maire) qui le présidait.

Une lecture de la Bible pouvait conduire certains fidèles devant le Consistoire, à l’instar de Louis Dupont, qui comparut et fut réprimandé le 26 janvier 1548 :

Une rumeur court qu’il discute souvent et glose la Sainte Ecriture. Il a répondu qu’on a mal rapporté ses propos. Il est bien vrai qu’on a lu le psaume 33 chez Godeveaux, mais on n’a rien conclu de définitif.

Fig. 2. Instruction des chrestiens ou recueil de plusieurs passages de la saincte Escriture, accordans à l’oraison dominicale, aux articles de la Foy et aux dix Commandemens de la Loy, Genève, François Jaquy pour Guillaume Fournet, 1562 (page de titre de l’exemplaire de la Bibliothèque de Genève « pour l’Hôpital »).

Si rien n’avait été « conclu de définitif », dans le sens d’une interprétation du Psaume 33, peut-être différente de celle qui avait cours à Genève, au moins deux ou trois laïcs, peut-être plus, s’étaient réunis pour lire et commenter un passage de la Bible. Il est clair que les pasteurs ne souhaitaient pas que les gens se rassemblent, lisent et commentent la Bible dans leur maison.

Si Louis Dupont, en 1548, se défendait de sa lecture communautaire de la Bible en affirmant n’avoir « rien conclu de définitif », d’autres Genevois osèrent des critiques qu’on peut qualifier de définitives. Ainsi, en juin 1547, un pâtissier passa devant l’instance disciplinaire : « Auquel furent faites remontrances des propos qu’il a tenu, disant à certains qui lisent en la Bible : “Pourquoi vous rompez-vous la tête en cela ? Les hommes y ont fait à leur plaisir.”

– Répond qu’il ne pensait pas y dire en mal.

– Lui ont été faites remontrances et le cas fut remis devant Messieurs, que les choses sont exécrables. Qu’il plaise à Messieurs de le bien châtier à cela aussi qu’il est vicieux en sa vie. » Le pâtissier fut donc convoqué devant le Conseil de Genève. Le 15 juillet, celui-ci décida de l’emprisonner, mais les éditeurs des Registres du Consistoire n’ont plus trouvé mention de cette affaire.

On remarque que, pendant cette première décennie du Consistoire, les admonestations suffisent souvent et les mesures coercitives sont encore légères, quoiqu’un bannissement ne soit jamais facile à vivre, la punition rigoureuse se limite à quelques jours de prison.

En juillet 1552, trois hommes témoignent contre un tourneur, Robert Le Moine : « et aussi que l’on ne doit point chanter des psaumes, dont les prophètes n’en disent rien, et autres propos de la prédestination prolixes ». Le Moine se défendit le même jour, mais il avait lu l’Écriture pour connaître ce silence des prophètes sur le chant des psaumes. Lui aussi fut simplement admonesté.

Il n’en est pas de même avec un changeur de son état, en novembre 1556. Le parti calviniste avait gagné les élections de février 1555 et éradiqué le parti perriniste – le parti des opposants à Calvin et à une discipline ecclésiastique rigoureuse – à l’automne suivant, le changeur Jaques Le Nepveur discute à partir de sa bible. Il a cherché dans le Lévitique ce qui était dit des paillards, en particulier de la femme adultère, pardonnée par Jésus, condamnée par les juifs et les pasteurs genevois, dont le pasteur Enoc. Il s’oppose avec d’autres, en Conseil général, au durcissement des punitions pour les adultères et les blasphémateurs.

Il faut remarquer que le Conseil va être dur contre le changeur qui se verra emprisonner de longues semaines, puis interdire son métier ; on le prive encore de ses droits civiques, en lui interdisant de participer au Conseil général pendant trois ans, et on lui inflige une lourde amende de dix écus. Par rapport au simple blasphème non argumenté de nier l’immortalité de l’âme, l’accusation de judaïser portée contre les autorités politiques, parce qu’elles veulent punir l’adultère de mort, en s’appuyant sur la Bible, entraîne une répression beaucoup plus forte.

Durant les années 1542-1560, on trouve trois types de critiques de l’Écriture chez les Genevois, souvent de naissance française, quand ils passent devant les séances du Consistoire, chaque jeudi.

Ce sont d’abord des critiques éthiques, puisque David est un meurtrier, Moïse de même tout en étant menteur, comme Abraham. David est encore paillard, adultère, et d’autres avec lui, Salomon idolâtre, Moïse et David, méchants, etc. C’est la déficience morale des acteurs bibliques qui est mise en avant. Chacun agit d’ailleurs comme bon lui semble : « Les hommes y font à leur plaisir ». Cette critique rejaillit sur les pasteurs qui ne sont pas meilleurs que ces hommes de la Bible : ils sont méchants ou ne font « que médire des gens ».

En poussant plus loin le raisonnement moral, une autre série de critiques portent un caractère anthropologique, puisque tant les rédacteurs de la Bible que les héros juifs et chrétiens, Prophètes et Apôtres, ne sont que des hommes : Moïse n’est qu’un homme qui n’a jamais écrit que du papier. L’apôtre Jacques était un homme « comme un autre homme ». D’ailleurs, on n’a « que faire de Moïse ni des prophètes ». Ce ne sont des modèles ni de vie ni de doctrine. Avec ces affirmations, c’est l’inspiration du Saint Esprit des rédacteurs bibliques qui est minimisée, sinon niée.

Le troisième degré de la critique pousse jusqu’à l’athéisme. Force est d’abord de constater que ces hommes et femmes ont souvent lu la Bible, puisqu’ils sont capables d’avancer « qu’on ne doit point chanter les psaumes, que les prophètes n’en disent rien ». D’autres osent avancer que jamais personne n’a vu Dieu. D’autres considèrent encore que ce n’est que « du papier blanc qui se laissait écrire de tout ce qu’on voulait ». Genève fut donc gagnée très vite par la pensée de ces gens qui ne formaient aucune secte unie, mais lisaient la Bible avec grande liberté, la commentaient sans l’aide des meilleurs exégètes, la critiquaient et la considéraient souvent comme une fable. Calvin les traitait de libertins, parfois qualifiés de spirituels.

À l’exception de Jacques Gruet, qui fut exécuté, ou de François Bonivard, plus prudent, ce ne sont pas des intellectuels dont on surprend une lecture de la Bible peu orthodoxe. Les critiques repérées émanent de paroissiens simples, artisans, femmes au foyer ou serviteurs, mais encore un homme d’argent. Ces critiques ne pouvaient que pondérer la position initiale de Calvin et restreindre son incitation à la lecture personnelle, solitaire ou collective, de la Bible par les laïcs.

À Nîmes, ce n’est qu’en mai 1671 qu’il fut décidé par le Consistoire qu’on lirait la Bible trois fois par jour dans les maisons. Cette décision est exactement contemporaine d’un texte genevois incitant les pasteurs à recommander aux chefs de famille « de lire ou de faire lire ordinairement la Sainte Écriture », principalement durant l’hiver, et de chanter les Psaumes dans la famille autant qu’ils le savent et qu’ils le peuvent. On peut comprendre ces exhortations dans le contexte des mesures de rétorsion qui allaient conduire à la révocation de l’édit de Nantes, mais en fonction aussi de l’assurance ecclésiastique procurée par plus d’un siècle de mises en garde et d’accompagnement pastoral.

Durant le premier siècle de la Réforme, j’ai essayé de le montrer, de telles exhortations ne sont jamais émises. Cela n’enlève rien à la réalité du fidèle réformé qui tient la bible en main – et on peut penser aux dizaines de milliers de bibles réformées qui furent imprimées entre 1535 et 1588 et distribuées en Suisse, en France et dans l’Église réformée francophone en Europe –, mais au xvie siècle la parole du pasteur, le commentaire du docteur encadrent rigoureusement la lecture individuelle et collective de la Bible par les laïcs. Avant les réflexions théoriques sur le libre examen, des chrétiens laïcs réformés, à Genève et en France, ont lu de manière critique la Bible, devançant la pratique d’un bon siècle, sinon de trois ; ils ont revendiqué un véritable sacerdoce universel, sans le théoriser, et une aptitude à lire et à comprendre la Bible sans l’aide de ceux qui pouvaient, qui devaient leur mâcher les morceaux.