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Ruth FIVAZ-SILBERMANN, La fuite en Suisse. Les Juifs à la frontière franco-suisse durant les années de « la Solution finale »

Préface de Serge Klarsfeld, Paris : Calmann-Lévy, Mémorial de la Shoah, 2020, 1448 p.

Patrick CABANEL

Cet ouvrage est issu d’une thèse soutenue début 2017 à l’université de Genève. Fruit de longues années de recherches, œuvre d’une vie (les premières publications de l’auteur sur le sujet, dont un livre, datent de 2000), elle a les dimensions et les qualités d’une ancienne thèse d’État à la française (1 180 pages de texte, 250 pages de notes, chronologie, sources et bibliographie, index des noms de personnes et des noms de lieux ; et aussi un cahier central de cartes et graphiques, en couleurs). Il faut se réjouir que de tels travaux puissent encore être publiés.

Le lecteur de la RHP se demande peut-être pourquoi un tel travail fait l’objet d’une recension dans ces colonnes – recension très partielle, mais nécessaire, y compris au terme d’un numéro spécial consacré à Marc Boegner. Un rapide coup d’œil dans les index montre que des noms bien protestants reviennent dans les pages : Boegner, précisément, mais aussi Madeleine Barot, André Morel, Mireille Philip, Roland de Pury, Edouard Theis, Pierre-André Toureille, André Trocmé et plusieurs autres (et, dans les lieux, Le Chambon-sur-Lignon ou le château de La Hille en Ariège). Du reste, c’est tout un chapitre (le III de la quatrième partie), « L’entraide “œcuménique” » (p. 833-945), qui intéresse tout spécialement l’histoire des protestantismes français et suisse, avec de riches pages consacrées au Comité œcuménique d’aide aux réfugiés (Genève), au Fonds européen de secours aux étudiants (Genève, avec plusieurs implantations dans des villes universitaires françaises, et la prise en charge du Foyer des Roches au Chambon), la Cimade (bien évidemment et surtout), enfin l’Aumônerie des protestants étrangers, du pasteur Toureille (dont la biographie par Tela Zasloff, parue aux États-Unis en 2003, vient d’être traduite aux Presses universitaires de la Méditerranée à Montpellier, 2019, 278 p.). L’histoire du protestantisme est également concernée par le chapitre précédent, consacré au Secours suisse aux enfants, mais d’autres pages pourraient être citées, à propos du rôle de Boegner dans L’Amitié chrétienne (chap. I de la même partie) ou de l’impressionnante figure de Johann Hendrik (Jean) Weidner, ce fils de pasteur adventiste et professeur à Collonges-sous-Salève, actif dans une filière de passage des juifs hollandais vers la Suisse (il est Juste parmi les nations, comme tous les noms cités ci-dessus).

Un mot sur la structure du livre, divisé en quatre parties : la première s’intéresse à la fuite des Pays-Bas et de la Belgique vers la Suisse, dont on comprend les difficultés et les périls bien spécifiques ; la deuxième (« De Vichy en Suisse : la fuite de France ») offre une contribution importante à l’histoire de la France et de ses régimes d’occupation, notamment l’italien, dans les années 1940 ; la troisième, plus brève, étudie « La réalité de la politique suisse d’accueil » : on sait que le débat a été important et douloureux sur la question de la fermeture des frontières aux juifs cherchant à entrer dans le pays ; la quatrième et dernière partie (« Utilisation de la Suisse par la Résistance civile »), comprend les chapitres cités un peu plus haut, outre un ultime et très important chapitre sur le sauvetage des enfants par la Résistance juive (p. 947-1175), qui se clôt sur la figure et le destin tragiques de Marianne Cohn (1922-1944).

Limitons-nous ici aux pages qui touchent à l’histoire des protestantismes français et suisse. Un intérêt majeur du travail de Ruth Fivaz-Silbermann est qu’elle a dépouillé systématiquement les sources suisses (en sus des françaises), ce qui fait généralement défaut aux travaux des historiens français sur la question. Elle peut donc à la fois offrir la partie « suisse » du destin des juifs lorsqu’ils ont réussi à entrer dans le pays et à ne pas en être refoulés, mais en vérité tout leur destin depuis leur départ d’Allemagne dans les années 1930 pour beaucoup, leur arrivée en France, leurs vicissitudes dans le pays, les chemins qu’ils ont suivis, les passeurs qui les ont guidés jusqu’en Suisse. C’est pourquoi ce livre est aussi une contribution de premier plan à l’histoire du Chambon-sur-Lignon, du foyer des Roches et de la maison d’accueil de la Cimade, le Coteau Fleuri. Les réfugiés arrivés en Suisse y ont été systématiquement interrogés par les autorités et leurs récits, consignés dans les archives fédérales, permettent à l’historienne de reconstituer parfois très en détail le long et périlleux chemin vers le refuge – qu’il ne serait pas inintéressant de confronter avec les routes suivies vers Genève par les huguenots au lendemain de la révocation de l’édit de Nantes.

Ruth Fivaz-Silbermann a le goût des archives mais aussi celui du récit : on trouve ainsi des pages presque haletantes sur un épisode par ailleurs bien connu des passages assurés par la Cimade. L’itinéraire de haute montagne suit ici des cols enneigés, un glacier, des câbles : il s’est soldé par la mort d’épuisement d’un couple juif (l’homme, âgé de 53 ans, avait des souliers de ville, un costume léger et un imperméable…) et par la condamnation à de la prison ferme du jeune pasteur et passeur André Morel et d’un autre passeur. R. Fivaz-Silbermann porte sur cet épisode et sur Morel un regard sévère, différent du témoignage qu’en a donné plus tard l’intéressé, dans l’ouvrage collectif Les Clandestins de Dieu (rééd. Labor et Fides, 2019). L’historienne ne craint pas de débusquer jusque dans les dires de ces sauveteurs, souvent proclamés Justes par la suite, des remarques qu’elle estime antisémites. Elle le fait notamment à propos d’André Dumas, qui en août 1945, dans une lettre à Madeleine Barot, propose de l’expérience du Coteau Fleuri un bilan profondément désenchanté, et bien propre à déconcerter. Elle y voit des « accents antisémites » (p. 923) : ce serait peut-être vrai, si Nina Gourfinkel, juive, n’avait proposé plus tard un bilan tout aussi grinçant de l’accueil des juifs, et de l’attitude de nombre d’entre eux, dans les centres de l’abbé Glasberg (cf. ses mémoires : Aux prises avec mon temps, II : L’Autre patrie, Seuil, 1953, p. 252). R. Fivaz-Silbermann a cette phrase sans appel : « Il n’a pas été possible de faire fleurir une utopie, quelle qu’elle soit, sur le fumier de la discrimination, de l’injustice, de la violence et de l’insécurité » (p. 924). Sur cette question, que l’on me pardonne de renvoyer à mon propre ouvrage sur l’histoire du Coteau Fleuri (La maison sur la montagne, Albin Michel, 2019), qui a pu bénéficier de l’aide généreuse de R. Fivaz-Silbermann, mais qu’elle n’avait pu, et pour cause, utiliser dans sa thèse. Sa remarque peut-être la plus éclairante sur l’attitude de la Cimade se trouve dans les statistiques confessionnelles partielles de la p. 922 : parmi les juifs qu’aide l’association, les convertis au protestantisme sont nettement plus nombreux que les non convertis… Mais on doit rappeler que la Cimade de l’époque est une association profondément protestante et croyante.

À propos de Marc Boegner, l’auteure ne manque pas de rappeler ce qui a sans doute été son geste décisif dans l’aide aux juifs : la négociation avec les autorités de Berne, fin septembre 1942, d’une liste (il y en eut en fait plusieurs) de juifs « non-refoulables ». L’accord obtenu, Boegner consigne dans ses Carnets : « Ce résultat est considérable » (Fayard, 1992, p. 208) ; en note (n° 29, p. 1297), R. Fivaz-Silbermann remarque toutefois : « Il n’est pas sûr que cette phrase figure dans l’original ». De fait, elle n’y figure pas… C’est l’occasion de dire combien nous avons besoin d’une édition scientifique intégrale de ce grand document que sont les Carnets de Boegner.

Ces quelques lignes n’ont mis l’accent que sur une petite partie de la thèse, mais avec l’ambition de montrer la méthode de l’historienne : dépouillement critique croisé de toutes les sources et témoignages possible, extrême minutie de la reconstitution des destins, des itinéraires et des filières ou réseaux (assez souvent informels), approche proprement historienne, ni accusatrice, ni hagiographique. La lecture en est rendue d’autant plus instructive. La préface de Serge Klarsfeld dit bien l’enjeu d’un livre qui mesure les vraies dimensions de l’admission en Suisse à la frontière avec la France, principale porte d’entrée (12 700 juifs), et du refoulement (quelque 3000).