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Jean-Pierre BASTIAN, La fracture religieuse vaudoise 1847-1966

L’Église libre, « la Môme » et le canton de Vaud, Genève : Labor et Fides, 2016, 402 p.

Patrick CABANEL

Cette monographie que son titre semble cantonner dans l’espace étroitement circonscrit du canton de Vaud (jusqu’à cette « Môme », la faculté de théologie de l’Église libre, dont le surnom ne peut parler qu’aux autochtones) propose en réalité bien autre chose : une contribution de premier plan à l’histoire du (ou des) Réveil(s) au xixe siècle, encore trop peu étudiée, au moins dans l’espace francophone, même si l’ensemble des travaux de Sébastien Fath puis diverses thèses, dont celles de Sylvain Aharonian et Jean-Louis Prunier, en tout ou partie publiées, ont comblé une grande lacune historiographique. Jean-Pierre Bastian commence par faire l’histoire des mots qui ont désigné les premiers adeptes du Réveil : mômier, libriste, régénéré, réveillé, méthodiste ; il les emploie de manière neutre, « en leur accordant un sens générique, en l’occurrence un type d’acteur religieux dissident […], des protestants marqués par les idées du Réveil » (p. 17) (voir les deux pages de citations sur les mômiers vus par eux-mêmes, par des adversaires, par Amiel, p. 22-23).

La « dissidence » est importée dans le canton de Vaud par des hommes venus de Genève, Ami Bost, Henri Pyt, Émile Guers, Félix Neff, à la tout fin des années 1810. Mais les classes pastorales les dénoncent bientôt. Le doyen Curtat publie dès 1821 un libelle Contre l’établissement des conventicules dans le canton de Vaud. Ces pasteurs appartiennent à l’Église nationale (pour l’heure, la seule), ils prêtent serment comme les fonctionnaires, les paroisses sont à la fois des centres spirituels et des unités administratives ; la Confession Helvétique Postérieure est ici en vigueur jusqu’en 1839. Issus de familles bien établies, éduqués, confortablement rémunérés, les pasteurs font partie des notables ; leur prédication est marquée, banalement, par une tendance au rationalisme, elle aborde peu, selon un témoin, la conversion, la régénération. C’est là l’office des tenants du Réveil, mais ils se heurtent à un tir de barrage du Conseil d’État et du Grand Conseil qui interdisent les assemblées en 1824, sous peine d’amendes, de prison ou de bannissement pour toute personne qui officie ou prête un local. La législation a pour effet d’aggraver la dissidence. Alexandre Vinet entre en lice avec ses deux mémoires successifs, Mémoire en faveur de la liberté des cultes (1826) et Essai sur la conscience et la liberté religieuse (1829), en attendant l’Essai sur la manifestation des convictions religieuses (1842). Il appelle à la « séparation absolue de la société religieuse et de la société civile ». Si ces textes théoriques sont bien connus, l’organisation d’une Église dissidente l’est moins : alors que les animateurs sont bannis, que certains partent en exil en France et que des émeutes éclatent contre leurs disciples, les assemblées se tiennent parfois en plein air, ce qui n’est pas sans évoquer le souvenir du « Désert » français (voir plus bas). Cette violence populaire, J.-P. Bastian l’explique ainsi : en se réunissant en dehors des lieux et des temps cultuels autorisés, les mômiers brisent le principe d’autorité paroissiale qui se trouve à la base du vécu religieux et social populaire, ils s’extraient du système politico-religieux holiste, c’est une forme de subversion. Un historien du Réveil français pourrait toutefois objecter que l’on a observé des formes comparables de refus violent dans les communautés protestantes du Gard au Tarn, alors que l’Église réformée n’était certes pas Église nationale…

Des communautés religieuses indépendantes se forment. C’est la première tendance observée dans le Réveil : une rupture ecclésiologique de type congrégationaliste, « méthodiste », avec un groupe sectaire de type enthousiaste, porteur d’une piété exaltée. L’autre tendance choisit la modération et la continuité, en entendant rester au sein de la structure paroissiale et en promouvant une rénovation de la piété (cf. dans l’Église nationale la fondation de la Société des missions évangéliques en 1826, celles de la Société biblique auxiliaire et de la Société pour la distribution des livres religieux, toutes deux en 1827). La situation se radicalise sur un double plan, politique et religieux. Une nouvelle constitution entre en jeu en 1831, le mariage civil est autorisé en 1839 ; les lois ecclésiastiques de cette même année rejettent la Confédération helvétique postérieure (CHP) et adoptent une nouvelle formulation du « serment des pasteurs », sur la Bible seule. Mais plusieurs pasteurs, dont Vinet, et des laïcs éminents refusent la novation et souhaitent le retour à la CHP, gardienne de la saine doctrine. La révolution politique intervient le 14 février 1845 : le gouvernement du radical Henri Druey ordonne aux pasteurs de lire en chaire une circulaire recommandant la nouvelle constitution qui va être soumise au peuple. 43 pasteurs s’y refusent, le Conseil d’État en suspend 37 pour trois mois ; 155 (puis 190) pasteurs démissionnent, 41 se rétractent, 149 persistent, dont 88 sont aidés par une caisse spéciale dont un tiers des fonds proviennent de l’étranger (Pays-Bas, Angleterre, Écosse, Marseille, roi de Prusse…). C’est la grande rupture : l’Église nationale passe de 172 pasteurs pour 163 paroisses à 81, en 1846, pour 144 paroisses ; or le peuple ne bronche pas… Et il ne suit pas les pasteurs démissionnaires, qui ne peuvent donc se targuer d’aucun soutien populaire. Les principaux professeurs de l’Académie, dont Vinet, ont également démissionné. Un décret de 1849 interdit à nouveau de tenir des assemblées religieuses indépendantes ; la loi du 19 mai 1859 devait l’abroger, et la nouvelle constitution vaudoise du 15 décembre 1861 devait inscrire la liberté de culte.

Le 12 mars 1847 est donc constituée l’Église évangélique libre du canton de Vaud : malgré des tensions, le synode constituant a fait le choix d’une Église territoriale, et non du congrégationalisme ; mais les adhésions sont bien de type individuel, contre la logique multitudiniste de l’Église nationale dans laquelle chacun est accueilli du fait de sa citoyenneté vaudoise. Le peuple, donc, n’a pas suivi : 3 210 membres (dont 850 hommes) en 1849, outre 1 100 auditeurs aux cultes ; 3 870 en 1873, répartis en 42 communautés, outre 3 850 auditeurs sympathisants ; le pic est atteint en 1916, avec 5 587 membres (maximum de 10 000 avec les sympathisants). Il y a toujours au moins deux tiers de femmes. C’est environ 2 à 3 % de la population du canton. Même si l’on note la présence d’un petit peuple, les libristes appartiennent plutôt à l’aristocratie des châteaux et à la bourgeoisie d’affaires : piétisme, fortune, possession d’une « campagne » (château) vont de pair. Le milieu a les moyens d’ériger des chapelles, parfois belles (37 entre 1852 et 1890). Le recrutement des pasteurs libristes se démocratise à la fin du xixe et dans la première moitié du xxe siècle, avec l’arrivée d’hommes issus des paroisses de montagne.

Un chapitre central est consacré à « la Môme », la faculté de théologie, avec ses professeurs, ses étudiants, son penseur majeur (Vinet), mais aussi son pôle éditorial : ancien apprenti de Marc Ducloux (qui fut l’éditeur de la grande histoire des vaudois d’Italie, d’Alexis Muston), Georges-Victor Bridel (1819-1889), fils, frère et père de pasteurs de l’Église libre, a bâti une maison d’édition florissante, avec de la littérature populaire d’édification, des titres missionnaires, des romanciers à succès (Paul Chatelanat, Urbain Olivier, Paul Vallotton). À côté de la théologie et de l’édition, une « esthétique de la conviction », avec les peintres libristes Louis Rivier et surtout Eugène Burnand.

Un trait spécifique de ce milieu : la force des origines et de la mémoire huguenotes (du reste, la Bourse française de Lausanne n’est dissoute qu’en 1860). Au xxe siècle, on observe une tradition des pèlerinages au Musée du Désert et à la Tour de Constance ; la célèbre gravure de l’assemblée de Lecques (Nîmes) figurait dans le vestibule d’entrée de la faculté de théologie, au-dessus du buste de Vinet. Ces familles appartiennent à une internationale huguenote, avec au cœur de la mémoire un sentiment de distinction que l’on trouve chez d’autres descendants de réfugiés à travers le monde. Une internationale toute différente s’observe parmi les étudiants de la faculté (la « Môme ») : des vaudois des vallées (Italie) et un groupe d’Espagnols (une trentaine de 1864 à la fin des années 1870), dont le célèbre Manuel Matamoros (mort dès 1866), dont la plupart ont été dégrossis à Arudy, en vallée d’Ossau, au sein de l’Institut d’éducation évangélique créé grâce au soutien d’une Écossaise du Réveil. Internationale, à l’évidence !

Plus classique, mais passionnant, le volet des œuvres dans ce protestantisme qui ne prêche nullement le repli sur une piété privée, comme on aurait pu le penser, mais une action régénérée dans le monde. Le libriste, écrit J.-P. Bastian, est un activiste, un professant, un militant qui va au-dehors de l’Église (p. 182) ; il s’agit d’une « droite libérale et philanthropique, avec veine sociale ». Secteur éducatif, féminisme, missions, hygiénisme et tempérance, et même un christianisme social, sont tour à tour abordés. Si les libristes peinent à mettre en place et surtout à faire perdurer un réseau d’écoles primaires privées (la loi de 1865 imposait l’appartenance à l’Église nationale ou au catholicisme pour l’accès à l’école publique), et doivent envoyer les jeunes hommes se former à l’École normale de Peseux, dans le canton de Neuchâtel, ils ont à leur actif deux réussites dans l’enseignement secondaire : le Collège Galliard, à partir de 1847 (un bâtiment prestigieux est inauguré en 1877), pour les garçons, et un Institut pour les filles, dès 1837, devenu l’École Vinet en 1897. Les femmes votent dès 1898, avec dix ans d’avance sur leurs consœurs de l’Église nationale, pour l’élection des anciens et des pasteurs, et le ministère pastoral féminin est reconnu en 1930. Sur le plan politique, 4 des 9 femmes dirigeant l’Association vaudoise pour le suffrage féminin sont des libristes : la cofondatrice, Lucie Dutoit, professeur d’allemand à l’École Vinet, est aussi cofondatrice de l’Association suisse pour le suffrage féminin (1909) et la fondatrice du périodique Le Mouvement féministe. Autre libriste, Louise Cornaz, rédactrice du Bulletin féminin (1907), auteure de romans, de biographies, de récits pour jeunes, sous le pseudonyme de Joseph Autier.

« Les pères avaient fondé l’Église libre, les fils fondèrent la Mission vaudoise » (p. 214). Une première Société des missions évangéliques avait existé à Lausanne, dans la mouvance du Réveil, de 1828 à 1857. En 1870 surgit la Mission vaudoise, qui investit le Lesotho à partir de 1872, avec la création de la station Valdezia. Les missionnaires sont plutôt d’origine montagnarde ou rurale, et gagnent le Transvaal, Pretoria, Johannesburg, le Mozambique. En 1884, les Églises libres des cantons de Vaud et Neuchâtel et de Genève et l’Église nationale du canton de Vaud s’unissent dans ce qui devient la Mission suisse romande ; mais en 1921 66 missionnaires venaient de la seule Église libre de Vaud, contre 6 seulement de l’Église nationale. En 1932, la Mission comptait 42 stations et 193 annexes au Transvaal et au Mozambique, 10 600 membres de l’Église et catéchumènes, 104 missionnaires, 154 écoles et 8 278 élèves. Des fêtes missionnaires ont été organisées à partir de 1885, et un « musée missionnaire » installé dans la faculté de théologie.

Ce serait donner des dimensions trop abondantes à ce compte rendu que d’insister sur des domaines comme la lutte pour le repos dominical (mais les très nombreux domestiques étaient oubliés…), les sociétés de tempérance (L’Espoir, la Ligue suisse des femmes abstinentes… la Croix-Bleue, en revanche, est fondée par un pasteur de l’Église d’État, Rochat, même si elle comporte une forte composante libriste), le pacifisme (le premier objecteur de conscience suisse est un instituteur libriste, John Baudraz). Pierre Cérésole, le fondateur du Service civil international et premier secrétaire général du Mouvement international de la Réconciliation, était le petit-fils d’un pasteur libriste.

Conclusion de J.-P. Bastian : le rayonnement social des libristes a été inversement proportionnel à leur nombre ; la minorité s’est montrée ouverte aux problèmes de société, certains membres évoluant jusqu’au christianisme social, loin de leur héritage politique libéral (trois jeunes pasteurs fondent en 1906 L’essor. Journal social, moral, religieux).

La fracture de 1847 a engendré des incompréhensions, des satires. Le pasteur Jules Besançon publie en 1868 Le veau d’or. Esquisse des mœurs dissidentes (« Ils passent roides et sévères ; leur figure semble allongée par les macérations ; leur œil n’a plus de pupille […]. Ce sont les fidèles qui vont au local ». Pourtant des rencontres sont possibles : la Revue de théologie et de philosophie (1868) est commune aux deux Églises.

Et la fracture se referme en 1966, alors que l’Église libre ne regroupe plus que 5 000 membres et 40 pasteurs. Elle n’aura été ni une secte, ni une Église, mais une expression religieuse originale, « un groupe contractuel de professants de culture multitudiniste, tout en intégrant la dimension conversionniste en tant que membres d’une association religieuse volontaire » (p. 301). « Vinet ne put devenir un peuple, il resta une chapelle », a écrit le critique littéraire Edmond Gilliard. Et J.-P. Bastian de revenir à l’histoire culturelle : l’Église libre ne fut pas que cette chapelle contre le temple, mais la tasse de thé du salon mômier contre le tonneau dans la cave, Vinet contre le vin (mon résumé), le prêche contre l’abbaye, le cantique contre la gaillardise (ces dernières formules sont empruntées à l’écrivain Robert de Traz).

Pour autant la réunification n’a pas tenu ses promesses : de près 51 % de réformés en 1965 dans le canton de Vaud, on passe à moins de 29 % en 2010, une chute que l’essor des évangéliques (6 %) ne compense pas.

La conclusion de J.-P. Bastian invite à comparer les expériences française et vaudoise : « Contre la laïcité à la française qui réduisit le religieux à la privacité des consciences, le modèle libriste visa à réintroduire le principe religieux et éthique dans l’espace public par la moralisation du citoyen et des instances de régulation sociale » (p. 310).

L’ouvrage comprend des annexes intéressantes et deux beaux cahiers d’illustrations.