Book Title

Owen STANWOOD, The Global Refuge : Huguenots in an Age of Empire

New York : Oxford University Press, 2020, 295 p.

Anna LLOYD HELLIER

Ce nouvel ouvrage d’Owen Stanwood, enseignant-chercheur américain et grand spécialiste du colonialisme anglais et européen, et plus particulièrement de l’histoire des religions dans les colonies, est le fruit de nombreuses années de recherches sur les points de rencontre entre l’histoire spécifique du Refuge huguenot et l’histoire globale de la grande période de l’expansionnisme colonial anglais, hollandais, et français aux xviie et xviiie siècles. Il s’agit d’une étude fascinante sur le pourquoi et le comment de la fusion d’une dévotion religieuse et d’un pragmatisme économique et géopolitique chez les huguenots à la recherche d’une terre, ou plutôt des terres, de refuge suite à la révocation de l’édit de Nantes en 1685. Afin de mieux comprendre la complexité de l’histoire de la diaspora huguenote, il est essentiel de dépasser les approches historiques traditionnelles et locales qui ont tendance à se focaliser sur l’histoire des huguenots dans un seul pays à un moment spécifique de leur histoire. Comme Owen Stanwood l’annonce dans son introduction à son ouvrage, « c’est seulement en poussant notre regard au-delà des limites d’une quelconque nation particulière, cependant, en accédant ainsi à une vision des connexions qui traversent les frontières, et même les océans, que l’importance globale des huguenots et leur histoire devient claire » (p. 8). Démontrer l’importance historique globale des huguenots est ainsi l’objectif que l’auteur s’est imposé.

Afin de retracer l’histoire de cette diaspora, Owen Stanwood a organisé son ouvrage en sept grands chapitres qui présentent clairement l’évolution dans les espoirs et les objectifs des huguenots du Refuge. Dans un premier chapitre, il reprend les origines du Refuge huguenot, avec une brève histoire de la Réforme, des guerres de Religion en France (1562-1598), de la promulgation de l’Édit de Nantes (1598), de l’expansion de la population huguenote dans le sud-ouest et l’ouest de la France, et puis de la politique répressive de Louis XIV, avec l’abrogation de l’édit de Nantes par l’édit de Fontainebleau (1685), laissant aux huguenots le choix entre une conversion forcée au catholicisme, une pratique clandestine et dangereuse en France ou une fuite vers des terres d’accueil protestantes, notamment la Suisse, l’Allemagne, les Provinces-Unies et l’Angleterre. Owen Stanwood explique que l’intention originelle des huguenots fut de trouver une terre d’asile en attendant la possibilité d’un retour au pays natal, mais que petit à petit la prise de conscience de l’improbabilité d’une résolution imminente du contexte religieux hostile en France força les huguenots à redéfinir leur cause. Il ne fut plus question d’espérer la conversion de toute la France au protestantisme, mais plutôt d’amener cette cause vers de nouveaux terrains. Le deuxième chapitre se focalise sur la conviction des huguenots de la fin du xviie siècle que ce fut leur mission providentielle selon le dessein de Dieu de propager la vraie religion à travers le monde, et que l’exploration et le colonialisme de l’époque faisaient partie intégrale de cet objectif. Ce fut l’époque de la vision utopienne, de la recherche d’un nouvel Éden, pour le Refuge huguenot : l’exemplarité de communautés saintes et insulaires devint le modèle, suivant les œuvres de Veiras ou Rochefort, par exemple, et avec plusieurs expériences aux Caraïbes. C’est au troisième chapitre que Stanwood approfondit la problématique centrale de son livre : la rencontre conflictuelle chez les huguenots en Refuge entre une profonde conviction de leur mission providentielle et la nécessité d’adopter un pragmatisme économique pour assurer leur survie dans les colonies. Le rêve utopien des premiers huguenots en diaspora rencontra ainsi le rêve économique des colons européens qui voyaient dans les conditions climatiques des nouvelles terres en Amérique, en Afrique du Sud, ou dans des îles de l’océan Indien, une occasion de promouvoir la culture et la commercialisation de produits de « luxe » en forte demande sur le vieux continent, et notamment le vin, la soie et l’huile d’olive.

C’est ainsi que les huguenots se rendirent compte de leur valeur ajoutée potentielle en tant que producteurs et artisans experts dans ces domaines. Ensuite commença un long partenariat fructueux entre les huguenots et les colons anglais et hollandais qui voyaient dans ces derniers une possibilité de gagner l’avantage sur leurs concurrents français en dépossédant la France, ainsi que ses colonies, de leur population protestante expérimentée dans les cultures souhaitées, et en les envoyant en avant-garde dans des nouveaux territoires afin d’y établir des premières cultures de vignes, de soie et d’olives, et de promouvoir en même temps la religion protestante. Le chapitre 5 démontre comment, au fil des années, les huguenots, tant prisés pour leur expertise dans les colonies anglaises et hollandaises, durent finalement apprendre à s’assimiler aux populations locales dominantes, en sacrifiant leur particularisme religieux, culturel et linguistique. C’est ainsi, comme le décrit le chapitre 6, que les huguenots français vinrent à servir les Églises et la cause protestantes anglicanes dans les colonies anglaises. Même si certains projets d’implantation huguenote, centrée sur le rêve d’établir des cultures viables de vignes et de soie, surtout en Amérique, continuèrent pendant tout le xviiie siècle, ces tentatives échouèrent presque toutes. Néanmoins le mythe du précieux savoir-faire des huguenots dans ces domaines, habilement exploités par les réfugiés eux-mêmes dans leurs transactions avec les colons anglais et hollandais sur le terrain, les aurait bien servis. Nous en voyons les preuves dans les nombreuses familles d’origine huguenote vivant toujours aux États-Unis. Finalement l’époque des révolutions française et américaine, avec la fin de l’Ancien Régime en France, mit fin à la nécessité de chercher la tolérance religieuse dans des colonies lointaines et donc au Refuge huguenot global.

Un des points fort appréciables de ce livre est que Stanwood nous dévoile le schéma ou la dynamique général qui émerge à travers ces chapitres par le biais d’un ensemble d’histoires particulières. Il se concentre ainsi sur le détail des aléas de la vie de maints individus, partageant l’héritage de protestants français en exil, pour mieux peindre le tableau général de leur histoire commune dans les différentes régions des empires français, britannique et hollandais. Cette approche permet de s’approprier une vision globale à partir de cas très particuliers. Les recherches minutieuses de Stanwood, puisant dans les archives nationales et locales de plusieurs pays à travers le monde pour livrer ces histoires individuelles sont impressionnantes. Les notes copieuses pour chaque chapitre en donnent le détail et attestent du sérieux de la méthode de recherche adoptée. L’approche atteint bien son objectif en rendant cette histoire générale et globale de taille très humaine, et ainsi d’autant plus saisissable et mémorable. À titre d’exemple, évoquons l’histoire de Durand de Dauphiné, mentionné à plusieurs reprises à travers le livre. Son histoire illustre, en effet, le parcours de nombreux réfugiés huguenots à la fin du xviie siècle. Durand de Dauphiné quitta sa Provence natale déguisé en catholique cherchant à faire un pèlerinage à Rome, débarqua d’abord à Livourne en Italie, pour ensuite prendre passage sur un navire de commerce anglais à destination de Londres, en passant par Cadix, puis quitta Londres pour la Caroline du Sud avec des projets de culture de soie, arriva finalement en Virginie après une traversée périlleuse et difficile, où il orienta ses projets vers les possibilités de culture de vignes, pour enfin retourner à Londres en 1687, travaillé par la conviction qu’il relevait de son devoir de revenir en Europe afin d’œuvrer pour le rétablissement de la vraie religion dans son pays natal. Il mourut à Londres, en toute probabilité peu après son retour, avant de pouvoir se consacrer à cet objectif. Il laissa à la postérité, par contre, le récit de ce périple, mentionné dans les notes de Stanwood.

Si ce nouvel ouvrage de Stanwood démontre clairement que l’étude de l’histoire documentée des familles et des individus du Refuge peut beaucoup nous enseigner sur les dynamiques de l’histoire globale des réfugiés huguenots, elle fournit également des preuves concrètes de l’étroit lien entre l’histoire des idées et des religions et celle des réalités économiques et géopolitiques sur le terrain dans la grande période du colonialisme européen, avec l’incidence que chacune exerce sur l’autre. Un autre grand mérite de ce livre est de donner de nouvelles preuves, si l’on en avait besoin, de l’interdépendance de l’histoire du protestantisme et de l’histoire des contextes économiques et géopolitiques qui encadrèrent son développement. À travers l’exploration de l’exemple particulier du Refuge huguenot, dans le contexte de la grande époque de l’impérialisme européen, Owen Stanwood ouvre de nouvelles perspectives et interrogations aux historiens des deux domaines. Son travail approfondit nos connaissances et notre compréhension de l’histoire complexe et spécifique d’un groupe de protestants d’origine française, tout en nous éclairant sur les mécanismes de l’expansionnisme colonial des xviie et xviiie siècles. La fusion de nos regards sur ces deux grands domaines de la recherche historique, dont les interrelations sont traitées traditionnellement de façon tangentielle et fragmentée, encourage donc à adopter une approche globale et transdisciplinaire similaire dans l’exploration de l’histoire d’autres groupes religieux, dont les histoires se révéleront et s’enrichiront au croisement de l’histoire des idées et des religions et l’histoire géopolitique des migrations humaines.

Ce livre devrait interpeller tous ceux qui s’intéressent à l’histoire du protestantisme français, ainsi que tous ceux qui cherchent à approfondir leurs connaissances sur l’histoire du colonialisme européen, que ce soit par passion d’amateur ou dans le cadre d’un projet de recherche universitaire. Il est bien écrit dans un anglais simple et abordable, et son organisation et son approche lui donnent une dimension humaine appréciable. Les notes détaillées et abondantes, ainsi que les cartes et illustrations choisies, éclairent judicieusement le propos de l’auteur. Si j’avais un seul reproche à faire, ce serait qu’on aurait apprécié un peu plus de matière en ce qui concerne l’implication politique des réfugiés huguenots dans leurs nouvelles terres adoptives, surtout à la lumière des études récentes, par Hugues Daussy entre autres, sur l’engagement et l’organisation politique des premiers huguenots qui se montraient extrêmement habiles dans leurs relations et négociations avec les autorités politiques françaises au xvie et xviie siècles. Néanmoins, ce n’est qu’un petit regret. De façon plus générale, ce nouvel ouvrage d’Owen Stanwood représente une contribution originale et précieuse dans deux grands domaines de l’histoire – celui du Refuge huguenot et celui de l’histoire du colonialisme européen – et nous interpelle quant aux bénéfices estimables de ce genre de croisement des regards pour fournir une approche plus globale de nos histoires européennes et transatlantiques.