Daniel Ménager (1936-2020)
Entre catholicisme et Réforme, se déroula la carrière de Daniel Ménager, maître des études seiziémistes, mais pas seulement. Normalien de la rue d’Ulm, agrégé de lettres classiques, il enseigna trente-trois ans durant la littérature de la Renaissance à l’Université de Paris X-Nanterre, puis se retira en 1998, à l’âge de 61 ans, décidé à consacrer ses dernières années à l’écriture. Très tôt, il publia une Introduction à la vie littéraire du xvie siècle, excellente initiation au siècle de l’humanisme et des Réformes1, puis Ronsard. Le roi, le poète et les hommes2, version remaniée de sa thèse, et l’édition des Œuvres complètes de Ronsard en « Bibliothèque de la Pléiade », réalisée en collaboration avec Jean Céard et Michel Simonin3. Il édita aussi, dans cette collection prestigieuse, une anthologie des poètes français de la Renaissance4.
Daniel était de père protestant et de mère catholique, religion qui fut la sienne pendant la plus grande partie de sa vie. Cinq ans avant son décès, il revint au protestantisme. Il fut inhumé au cimetière de Rueil-Malmaison, après un culte d’action de grâce au temple du Vésinet, en présence de son épouse Élisabeth, de ses quatre enfants et de ses onze petits-enfants.
La première fois que je vis Daniel, il y a quelque quarante-sept ans, j’eus l’impression d’avoir en face de moi un pasteur, debout, droit, sévère. Mais dès qu’il se mit à parler, d’une voix d’abord retenue, ce fut le maître d’une éloquence simple et d’une impressionnante érudition, au demeurant magistral, efficace, rassurant, appelé régulièrement à faire des cours dans les Écoles normales de la rue d’Ulm, de Saint-Cloud ou de Fontenay. L’année où je suivis son cours magistral, Les Discours des misères de ce temps de Ronsard étaient au programme. On sait que ces poèmes polémiques de Ronsard prennent à partie les protestants et interpellent Théodore de Bèze, qui prêche alors aux portes de Paris, flanqué d’arquebusiers. Sans jamais simplifier, Daniel Ménager expliquait posément, méthodiquement, soulignant le contexte religieux de cette poésie fougueuse, énergique, laquelle, en dépit du différend confessionnel, servit de modèle à Agrippa d’Aubigné pour Les Tragiques.
Le Ronsard à la couverture toilée rouge, que Daniel Ménager publia dans la collection des « Travaux d’Humanisme et Renaissance » chez Droz à Genève, a pour objet le poète de cour, composant La Franciade, une Énéide à la française en décasyllabes, à la demande toute spéciale du roi Charles IX, qui avait exigé ce mètre de préférence à l’alexandrin. Sans s’en tenir aux seuls Discours des misères, ce volume montre que Ronsard avait de la religion une conception démonstrative et spectaculaire, accordée aux fêtes de cour mais aussi à la piété publique et tout simplement à sa propre pratique personnelle, une conception évidemment opposée à celle des réformés.
Retraité, Daniel fut plus actif que jamais. Les livres qu’il écrivit se succédèrent tous les deux ou trois ans, à chaque fois inattendus, nouveaux, revigorants5. C’est au total une dizaine d’ouvrages qu’il composa durant les vingt dernières années de sa vie, depuis La Renaissance et le rire jusqu’à ses splendides Convalescences, dont il eut tout juste le temps de faire le service de presse avant de disparaître. Désormais il embrassait six ou sept siècles de littérature, vagabondant d’une langue et d’un siècle à l’autre.
Le protestantisme est bien sûr présent dans ces ouvrages. La Renaissance et le rire évoque Les Propos de table de Luther, où le diable rit à cœur-joie et s’emploie à détruire la paix de l’âme du réformateur. Mais le rire est déjà celui d’Abraham à l’annonce de la naissance d’Isaac, et en ce sens il est approuvé par Calvin lui-même. Quant aux écrivains protestants, qu’il s’agisse d’Henri-Frédéric Amiel ou de Jean-Jacques Rousseau, tous deux convalescents, l’un à Genève et l’autre aux Charmettes, près de Chambéry, auprès de Madame de Warens, ils occupent une place de choix dans ces Convalescences, dont le sous-titre révélateur est « la littérature au repos ».
À l’occasion du cinquième centenaire de la Réforme, Daniel Ménager consacra une communication à Jean Cochlée, le biographe catholique peu amène de Luther – peu amène, sans doute, mais nullement venimeux et fort bien informé6. Pour l’occasion, Daniel avait lu en latin le traité en question, les quatre cents pages des Commentaria de actis et scriptis Martini Lutheri. Cette communication, Daniel la prononça un soir, dans l’amphithéâtre de la Faculté de théologie protestante de Paris, docte, magistral, convaincant, mais en même temps très modeste, comme il l’était à l’ordinaire. La conclusion de son propos était qu’il fallait se garder de tout manichéisme, et ne pas se cacher les excès de Luther, non plus que son emballement d’un instant pour les paysans allemands, qu’il condamna par la suite sans rémission. Quant à Cochlée, c’était, plutôt qu’un adversaire résolu de la Réforme, un catholique évangélique, bientôt revenu à une stricte orthodoxie.
La modération de Daniel Ménager éclatait dans ses propos, conciliant, tolérant, mais délibérément engagé à gauche. On reconnaissait en lui l’homme de dialogue et le militant d’Amnesty international qu’il fut jusqu’à ses derniers jours. Daniel Ménager nous laisse une œuvre considérable, chaleureuse, ouverte, à relire, à méditer ; une œuvre ou plutôt une voix, que l’on continue d’entendre, familière, proche, avec laquelle la simple, l’amicale conversation se poursuit aujourd’hui.
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1. Daniel Ménager, Introduction à la vie littéraire du xvie siècle, Paris : Bordas, 1968.
2. Daniel Ménager, Ronsard. Le roi, le poète et les hommes, Genève : Droz, « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 1979.
3. Ronsard, Œuvres complètes, éd. en coll. avec Jean Céard et Michel Simonin, 2 vol., Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993-1994.
4. Anthologie de la poésie française, t. I : Moyen Âge – xvie siècle – xviie siècle, éd. Gérard Gros, Daniel Ménager, Jean-Pierre Chauveau, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2000.
5. Daniel Ménager, La Renaissance et le rire, Paris : PUF, 1995 ; Diplomatie et théologie à la Renaissance, Paris : PUF, 2001 ; L’Incognito, d’Homère à Cervantès, Paris : Les Belles Lettres, « Essais », 2009 ; La Renaissance et le détachement, Paris : Classiques Garnier, 2011 ; L’Ange et l’ambassadeur, Paris : Classiques Garnier, 2013 ; Le Roman de la bibliothèque, Paris : Les Belles Lettres, « Essais », 2014 ; L’Aventure pastorale, Paris : Les Belles Lettres, « Essais », 2017 ; Convalescences. La littérature au repos, Paris : Les Belles Lettres, « Essais », 2020 ; Montaigne et la « culture de l’âme », Paris : Classiques Garnier, 2020.
6. Daniel Ménager, « La biographie de Luther par Cochlée », Seizième siècle 15 (2019), p. 181-190.