Book Title

Bernard Cottret (1951-2020)

Laurent THEIS

Président honoraire de la SHPF

Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, professeur émérite de l’Université de Versailles-Saint-Quentin, membre senior de l’Institut Universitaire de France, et en vérité bien plus que tout cela, Bernard Cottret, mort le 13 juillet à 69 ans, se reconnaissait d’abord par la voix. Au téléphone, dont il usait volontiers le matin vers 9 heures, sa tessiture de baryton Martin sonnait à la première syllabe. Il appelait pour parler d’un livre en cours, d’une rencontre, d’une indignation, et souvent comme ça, pour rien. Pour rien : est-il définition de l’amitié plus pure, celle dont Bernard était prodigue ? Le chant vocal, aussi, était constitutif de sa pensée et de ses convictions : « Je crois ce que je chante, je chante intérieurement ce que je crois », déclarait-il1. C’est encore en artiste lyrique qu’il rédigeait ses livres, interprétant une partition écrite, intellectuellement et moralement, à la première personne, très singulière. Car son impeccable et parfois éblouissante érudition était au service d’une démarche originale, au timbre particulier. Aucun historien peut-être depuis Michelet, qu’il considérait, comme il convient, avec une admiration critique, ne s’appropriait à ce point les sujets si différents dont il traitait successivement avec un égal bonheur.

À ses débuts, il se sentait Bolingbroke, cet esprit libre allant et venant d’une rive de la Manche à l’autre, auquel il consacra sa thèse d’État soutenue en 1988. En 1992, il était Cromwell, s’enchantant de ce « Bonaparte puritain », et aussi Jacques Fontaine, cet exilé huguenot « passionnément aimé » sur lequel il donna à la SHPF une conférence d’une saisissante intensité sous le titre très cottretiste de « Du bon usage de l’anticléricalisme », et qui, étonnamment, l’a « réconcilié avec l’argent », dont Bernard jouait et se jouait ; tout comme, en virtuose du contrepoint et du contrepied, il proclamait, officier de réserve, avoir aimé l’armée. Trois ans plus tard, il s’incorpore Calvin, qui rarement suscita une telle empathie, au point d’imaginer peut-être boire une bière avec lui, comme l’en défia un jour son maître et ami Pierre Chaunu. En 2001, il chemine fraternellement, dans sa magistrale Histoire de la réforme protestante, avec John Wesley, se donnant le plaisir du mimétisme : John eut sa rencontre décisive avec le Christ « le 24 mai 1738, à environ 9 heures moins le quart » ; Bernard participa pour la première fois à la Sainte-Cène « le 6 février 1987, vers 11 heures ». Rousseau, qu’avec Monique Cottret, dans un magnifique essai salué par la critique, il saisit du côté de la religion et de la musique – le père de Bernard, basse chantante, avait enregistré une version du Devin du village – était également son homme, au début des années 2000 ; sous le beau titre « Rousseau, simul justus et peccator », notre Société avait eu le privilège d’une conférence à deux voix dont le Bulletin de la SHPF a conservé l’exposé. Il n’est pas jusqu’à Karl Marx, campé par Bernard en romantique échevelé et démarxisé, avec lequel il ne se trouva des consonances, et aussi, tout récemment, Boris Johnson, dont il désespérait que les Français puissent le comprendre, tant l’Angleterre demeure pour eux « une puissance énigmatique » dont il était l’un des rares intellectuels, chez nous, à posséder les clés. Il s’inscrivait là, explicitement, dans la ligne de deux historiens protestants, Paul de Rapin-Thoyras et surtout François Guizot, dont l’Histoire de la révolution d’Angleterre était pour lui source d’inspiration et d’admiration. En vérité, son ambition était d’écrire une histoire de la foi en action, dans une perspective dynamique, et presque tous ses livres en sont autant de pierres d’attente. Mais les personnages et les événements auxquels il déclarait sa flamme, il prenait soin de leur administrer les verges quand il le fallait, avec une ironie qui revêtait, parfois, des accents graves, car Bernard Cottret, à l’instar de son maître et ami Jean Delumeau, mesurait les enjeux contemporains du passé. Rien n’illustre mieux ce regard à double foyer que son premier livre personnel, Terre d’exil. L’Angleterre et ses réfugiés 16e-17e siècles, paru en 1985, longuement préfacé par Emmanuel Le Roy Ladurie et dédié, ce qui éclaire rétrospectivement son cheminement intime, à Elisabeth Labrousse, qu’ici, rue des Saints-Pères, nous avons tant aimée.

Au milieu des années 1990, Bernard avait retrouvé l’historienne de l’édit de Nantes, auquel lui-même consacra un ouvrage douze ans après elle, aux séances de notre Comité. Il y venait irrégulièrement, ce qui donnait à ses paroles un écho d’autant plus retentissant. Nous pouvions alors mesurer, là comme ailleurs, combien cet homme attachant était sujet aux enthousiasmes, et parfois aux emportements. Émotif, lorsqu’il était saisi par son sujet sa voix s’étranglait de sanglots. Mais jamais la passion n’altérait sa clarté d’esprit, et, comme en témoignent ses multiples collaborations aux publications de la SHPF, ses interventions à l’Assemblée du Désert et partout où le conduisait son génie de la communication partagée, il savait comme personne porter la lumière dans les régions historiquement obscures, d’autant qu’il s’abreuvait largement aux sources de la Bibliothèque du Protestantisme. C’est au Christ des Lumières, peut-être son livre préféré, qu’il avait consacré une étude, et c’est sur les Lumières au xviiie siècle qu’avec Monique Cottret, à laquelle nous pensons avec affection, il travaillait lorsque, brutalement, la mort l’a pris. La théologie de la lumière lui venait de saint Augustin, et aussi de saint Anselme, apportée par ce dernier dans un trajet fait pour enchanter Cottret l’Européen, depuis Aoste jusqu’à Canterbury en passant par Le Bec-Hellouin, et au terme duquel la foi et l’entendement se rejoignent. Aussi est-ce à propos que fut récitée, lors du culte d’action de grâce au temple parisien de l’Oratoire, la prière placée par le Docteur Magnifique en tête de son Proslogion : « Regarde-moi, Seigneur, montre-toi, donne-moi la lumière. » Cette lumière perpétuelle dont Bernard Cottret avait au cœur la ferme espérance.

____________

1. « Regards croisés. L’Appel », dans L’historien et la foi, sous la direction de Jean Delumeau, Paris : Fayard, 1996, p. 67-79. Il s’agit du texte le plus directement autobiographique publié par B. Cottret.