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Jean-François Gilmont(1934-2020)

Bernard ROUSSEL

Jean-François Gilmont, bibliographe, historien des livres et de leur lecture au xvie siècle, est décédé le 6 juin 2020 à l’âge de quatre-vingt-six ans. Le flot de ses publications s’était tari depuis quelques années, et nous le savions confié à l’attention de soignants et à l’affection de ses filles. La génération, déjà bien décimée, de bibliothécaires, d’enseignants et de chercheurs qui ont fait corps autour de lui et de ses travaux depuis les années 1960 entre donc dans le temps de la mémoire et de la reconnaissance. S’y joindront les lectrices et lecteurs d’ouvrages sur le xvie siècle et le temps des Réformes dont la rédaction doit souvent beaucoup aux travaux de notre ami et collègue.

J.-F. Gilmont a passé quelques années au sein de la Compagnie de Jésus : il y acquit une formation de philosophe et historien et publia alors trois premiers travaux bibliographiques dont, en collaboration avec Paul Daman, une Bibliographie ignatienne (1894-1957). J.-F. Gilmont « habita » ensuite l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, jusqu’à y devenir Conservateur à la Bibliothèque générale et de Sciences humaines, en même temps qu’il y assuma des tâches d’enseignement. Il y parvint à l’éméritat, six ans avant d’être élu membre de la Classe des Lettres de l’Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique. D’autres ont déjà rappelé ce long cursus honorum.

La haute stature, l’élocution posée de J.-F. Gilmont, son sourire, bienveillant ou ironique – voire parfois sarcastique ! – étaient connus dans bien des bibliothèques européennes et américaines. Il s’y rendait en invité ou en « découvreur », longtemps accompagné par son épouse, Martine Jacobs qui, ajoutant à ses charges au sein de la Bibliothèque royale de Belgique, participait aux recherches de son mari.

La liste la plus accessible des travaux de J.-F. Gilmont figure dans la base de données bibliographiques du « GNL 15-16 », sur le site de la Bibliothèque de Genève (http ://www.ville-ge.ch/bge/gln) – un inventaire repris sous forme d’un livre qui permet d’autres modes de consultation : GNL 15-16. Les éditions imprimées à Genève, Lausanne et Neuchâtel [GNL ! !] aux xve et xvie siècles, Genève : Droz, 2015. À les consulter, on voit que J.-F. Gilmont a très tôt privilégié – mais non exclusivement – l’étude des imprimeurs, éditeurs, auteurs, réformés francophones : ses livres sur Jean Crespin sont en effet édités en 1981.

L’horizon helvétique que circonscrit le titre du GNL ne doit cependant pas induire en erreur. J.-F. Gilmont n’a en effet jamais cessé de situer ses travaux sur l’horizon le plus large de l’histoire du livre et de la lecture en Europe, qu’il s’agisse de l’évolution des « techniques » ou de celle des pratiques culturelles. L’attestent : La Réforme et le Livre. L’Europe de l’imprimé (1517-v. 1570), Paris, 1990 ; la 4e édition d’une Introduction à l’histoire du livre et de la lecture : du manuscrit à l’ère électronique, Liège, 2004 ; ou encore le si précieux recueil de ses articles, Le livre et ses secrets, publié à Genève et à Louvain-la-Neuve en 2003, enrichi de préfaces de F. Higman et de Mme M. Mund-Dopchie, ses interlocuteurs pendant tant de belles années.

La double édition du GNL – numérisée et « papier » – rappelle que Gilmont a maîtrisé très tôt les possibilités ouvertes par l’usage des ordinateurs, en même temps qu’il est resté vigilant à l’égard de l’essor des « humanités numériques » et des apparentes facilités offertes par la numérisation de fonds entiers. Il était certes devenu un « maître » en matière de « bibliographie matérielle », une discipline « dure » à laquelle on doit des notices parfois difficilement lisibles, et qui va bien de pair avec l’informatique. Cependant, après des débats partagés avec ses proches amis et collègues, il en vint à s’identifier comme un « archéologue du livre et de la lecture », attentif de façon quasi-exhaustive aux conditions matérielles et intellectuelles de production des livres, à leur environnement et à leurs usages. Il était comme un virtuose – nombre de ses articles en témoignent – pour décrire et analyser les gestes, les outils et les pratiques mis en œuvre entre la première dictée ou écriture d’un texte par un auteur et, au terme de multiples étapes, l’ouverture d’un livre éventuellement relié par son acquéreur en vue d’une lecture personnelle ou partagée. Il était un fin connaisseur des imprimeurs du xvie siècle, de l’organisation technique, sociale et financière de leurs ateliers, et des motifs qui les conduisaient au choix des supports du texte, des caractères et des formats, des mises en page, de l’adjonction de pièces annexes, des conditions financières et juridiques de diffusion des imprimés. Attentif aux motifs et objectifs de tous ceux qu’il identifiait comme autant de parties prenantes à une édition, J.-F. Gilmont a construit une œuvre originale et fondatrice.

Ainsi J.-F. Gilmont a-t-il contribué à introduire la « bibliographie » au rang des « sciences humaines », alors qu’au temps de nos apprentissages et de nos premiers enseignements – dans les années 1960 – elle était une « discipline annexe ». Une « science » donc, répondant à des exigences et des règles sur lesquelles J.-F. Gilmont ne transigeait pas ; « humaine » car il y était question d’hommes et de femmes, de leur métier, de leurs passions et de leurs croyances, de leur vie sociale. Il a convaincu nombre de ses lecteurs que la « matérialité » des livres étaient indissociable de l’environnement culturel dans lequel ils étaient conçus, fabriqués et diffusés, et qu’elle contribuait à donner sens aux textes qui y étaient imprimés.

L’empathie, et la sympathie, qui le conduisirent à rédiger de belles pages biographiques et historiques sur des auteurs « modernes » mais anciens (le xvie siècle !), en sus de notices plus strictement descriptives des ouvrages, étaient chevillées à la personnalité de J.-F. Gilmont. Il voulait comprendre les gens du passé autant que ses contemporains. C’est pourquoi il publia Maître Abel ou l’imprimeur trompé, une façon de roman « historique » re-édité pour la 2e fois en 2006, et qui est davantage qu’un simple jeu d’écriture. C’est pourquoi encore, un soir de juillet 1978 à Varsovie, il nous invita à quitter, dans le silence et la discrétion, une session de la Commission d’Histoire ecclésiastique comparée pour aller rencontrer des sympathisants du KOR (le Comité de Défense des ouvriers).

Ses qualités et les valeurs qui furent siennes sont présentes au cœur même des ouvrages de J.-F. Gilmont. Ainsi parut en 1991, à Genève, le premier des trois tomes de la Bibliotheca calviniana, sous les noms de Rodolphe Peter, notre collègue strasbourgeois décédé en 1987, et de J.-F. Gilmont – les tomes suivants sont datés de 1994 et 2000. Ce sont là non seulement des monuments d’érudition dont on ne se passera pas avant longtemps, mais aussi un modèle de respect de l’œuvre d’un prédécesseur, de conception intelligente d’une bibliographie qui menaçait d’engloutir son auteur, et de précision dans le respect des échéances, qui font honneur à notre collègue. Les institutions helvétiques, genevoises notamment, et d’autres pays qui y furent associées ne s’y trompèrent pas, qui offrirent leur appui sans barguigner. Par là aussi, Jean Calvin s’installait dans l’agenda de Gilmont, déjà bon connaisseur du milieu genevois d’alors ! Peut-être les institutions universitaires auraient-elles pu se montrer moins réticentes à « couronner » un tel travail, mais J.-F. Gilmont était serein en la matière !

Architecte de ces « monuments », il sut rester présent auprès d’institutions et de personnes en attente de soutien et de formation. Ainsi joua-t-il un rôle utile au sein de l’Association professionnelle pour bibliothécaires et documentalistes, créée en 1975 en Belgique ; ou bien marqua-t-il de la bienveillance « critique » dans son accueil d’un Traité des invectives, publié en 2004 par un « amateur », Claude Postel ; ou enfin rédigea-t-il la belle Lettre à un bibliographe débutant qui ouvre Le livre et ses secrets.

Il conviendrait ici d’évoquer encore les dizaines de recensions qu’il publia dans diverses revues au comité desquelles il a fréquemment figuré, et les présentations de ses travaux qu’il fit au bénéfice de ses collègues de l’Académie. Ce sont autant de lieux dans lesquels il montre – il insista souvent sur ce point – qu’il « lisait » les ouvrages qu’il découvrait, inventoriait, et « rangeait ». Ce faisant, il se montrait « libre » dans ses appréciations et ses jugements, modeste dans des questionnements parfois laissés sans réponse, et disposé à en discuter.

Non sans un certain amusement, J.-F. Gilmont a publié en 2012 un Insupportable mais fascinant. Jean Calvin, ses amis, ses ennemis et les autres – dont un chapitre sur « La mauvaise foi de Calvin » fut lu devant l’Académie. Certains se renfrognèrent ! Retenons ici la question posée au terme de la présentation de plusieurs « tableautins » – solidement argumentés toutefois ! « Qui est donc de mauvaise foi au terme de cet exposé : Jean Calvin ou moi-même ? Au lecteur d’en juger ».

Cette dernière expression, une invitation à la discussion, est présente en filigrane dans l’exposé par J.-F. Gilmont de nombre de ses hypothèses et interprétations. Elle vient tout droit de chez les humanistes du xvie siècle dont il était un lecteur assidu. Elle ouvre sur la relation que Jean-François Gilmont voulut et sut, entretenir avec ses collègues et ses lecteurs. Elle invite à le lire et ainsi nourrir la mémoire vive et reconnaissante qui est désormais attachée à son nom.