Book Title

Viviane ROSEN-PREST, La Colonie huguenote de Prusse de 1786 à 1815. La fin d’une diaspora

(Vie des Huguenots 81), Paris : Champion, 2019, 519 p.

Julien LÉONARD

Ce livre est une somme. Son autrice, Viviane Rosen-Prest, est déjà connue pour sa thèse importante sur les Mémoires d’Erman et Reclam qui, un siècle après la révocation de l’édit de Nantes, célébraient l’accueil des réfugiés en Brandebourg, puis en Prusse. Sur le même terrain, mais en l’élargissant considérablement, c’est désormais à l’histoire de la Colonie, en partie liée à celle des Églises françaises, qu’elle s’attache.

Dans cet État allemand qui accueille environ 20 000 Français fuyant la politique louis-quatorzienne, les conditions d’accueil diffèrent considérablement de celles des Provinces-Unies ou de l’Angleterre, dont les autorités politiques accélèrent l’intégration (économique et politique) et même l’assimilation (religieuse, culturelle, linguistique), pour reprendre la distinction chère à l’historienne Myriam Yardeni, à la mémoire de laquelle est dédié ce livre. Malgré la prise de conscience, en Brandebourg-Prusse comme ailleurs, de l’irréversibilité de l’exil au début des années 1710, les privilèges accordés en 1685 par l’édit de Potsdam restent en effet en vigueur, et incluent une « Colonie », qualifiée de « corps de nation » (p. 17), permettant aux réfugiés, à leurs descendants (mais aussi progressivement au-delà) de recourir à des juges français, directement sous la protection électorale, puis royale. Ce particularisme, qui se maintient tout au long du xviiie siècle malgré la naturalisation des réfugiés en 1709, permet de poser une infinité de questions qui résonnent avec les pratiques plus rapides et expéditives des autres refuges.

Partant de l’hypothèse qu’à la quatrième génération l’assimilation n’est toujours pas achevée (mais l’est-elle réellement ailleurs ?), l’autrice propose une relecture de la période de fin de la Colonie (1786-1809/1815), à l’aune d’un océan documentaire et d’une imposante masse bibliographique, comme le souligne la préface de Michelle Magdelaine. Dans cette minorité faible numériquement, mais très visible, sans être cependant limitée aux élites comme on le lit parfois, se posent les questions de la langue, de la fidélité politique, des relations avec les populations du royaume, de la relation à la France aussi, de l’articulation entre Colonie et Églises. Usant volontairement du terme globalisant et neutre d’« acculturation », qui permet d’observer la variété des comportements d’assimilation et d’intégration, Viviane Rosen-Prest se penche sur les changements de mentalités, les mécanismes de l’incorporation (parfois même au-delà de ce dont les acteurs sont conscients), en convoquant la linguistique, d’autres sciences humaines et sociales, et surtout en sortant du carcan de l’histoire « huguenote ». Elle limite en effet le plus possible l’usage de ce mot, encore vu par certains comme péjoratif dans ses sources, et parle des « Français » et de la « Colonie française » (p. 19-20), ce dont on peut se réjouir, mais ce qui rend d’autant plus dommage le choix éditorial du titre de l’ouvrage…

Allant donc au-delà de la vision idyllique du Refuge prussien que donnent les historiographes stipendiés par la monarchie, l’autrice replace toujours son histoire dans son contexte, en la mettant en perspective dans l’histoire générale des stratégies de la monarchie Hohenzollern, principalement sa politique de peuplement, conforme aux principes du mercantilisme.

L’ouvrage se structure autour de deux parties imposantes, fouillées et érudites. Parfois, la démonstration sur l’acculturation s’efface devant la volonté de faire l’inventaire de ce que l’on sait, mais il ne faut pas le regretter, car cela rend l’ouvrage aussi utile pour l’avenir. Dans un premier temps, le lecteur est emporté dans un vaste état des lieux, présentant les colonies (une quarantaine) françaises dépendant de la Colonie comme institution centrale. On y voit leurs privilèges (et leur érosion), les conditions de la colonisation, l’évolution démographique, le niveau de vie et la composition sociale des populations (bien au-delà des seules élites donc), l’aspect institutionnel (y compris les rapports complexes avec les institutions ecclésiastiques et leurs rouages, la charité, l’enseignement). La question de la justice et du droit dont relèvent les colonies est traitée de façon remarquablement claire pour des questions si arides, et on est alors emporté dans l’univers mental d’une société d’Ancien Régime, faite de privilèges et de corps, ce qui nous la rend parfois si étrangère. L’acculturation passe par germanisation, par les mariages mixtes, par la question de la fusion des Églises et des rapports avec les luthériens aussi, par les apports économiques (dont l’historiographie est posée avec prudence et maîtrise). Dans cette partie, un chapitre passionnant est consacré à une analyse très fine de la décision de 1772 de laisser aux immigrés le choix de leur juridiction (c’est le Wahlbürgerrecht), permettant de faire rentrer dans le giron de la Colonie des individus n’ayant finalement aucun lien avec la France et/ou avec le calvinisme.

Puis une seconde partie porte sur les transformations brutales de la fin du xviiie et du début du xixe siècle, avec les bouleversements induits : les changements techniques, culturels et scientifiques d’abord, mais ensuite la Révolution française et l’émigration qu’elle produit, l’expansion napoléonienne bien sûr (et notamment la défaite prussienne de 1806) agissent comme de puissants révélateurs de la fidélité des descendants de réfugiés, depuis longtemps pleinement sujets de leur roi, mais désormais sommés de le formuler plus explicitement. On le voit dans la prédication patriotique de certains pasteurs « français », évoquée en épilogue, et que l’on pourrait avec profit comparer à ce que qu’a étudié Céline Borello pour d’autres espaces.

Il s’agit ici d’un livre d’histoire majeur, destiné à devenir la référence sur un sujet encore trop méconnu, mais qui fait écho avec bien des problématiques les plus actuelles de nos sociétés rongées par les questions identitaires. Mais au-delà de la démonstration de l’autrice et de ses réflexions sur l’acculturation, l’assimilation, l’intégration, cet ouvrage servira aussi d’outil de travail et de référence indispensable pour les chercheurs travaillant sur le Refuge « huguenot ».