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Chrystel BERNAT et Frédéric GABRIEL (éd.), Émotions de Dieu. Attributions et appropriations chrétiennes (XVIe-XVIIIe siècle)

(Bibliothèque de l’École des hautes études – Sciences religieuses), Turnhout : Brepols, 2019, 401 p.

Laurent ROPP

Si les mouvements des âmes croyantes constituent un champ des sciences humaines et sociales déjà exploré, les émotions divines sont largement restées à l’écart des recherches. En christianisme, parler d’émotions de Dieu constitue un « paradoxe doctrinal » (C. Bernat). Comment, en effet, concilier l’impassibilité et l’immutabilité de la divinité, liées à sa perfection, et les mouvements suggérés par sa jalousie, sa colère ou sa compassion, alors que ces variations sont reliées, depuis l’Antiquité, à la faiblesse et à la passivité humaines ? C’est un double angle mort de la recherche – thématique au sein de l’histoire des émotions et chronologique dans l’histoire de la théologie (F. Gabriel, p. 64) – qu’examinent quinze contributions d’historiens, de philosophes et de spécialistes de littérature et de civilisation, fruits d’un colloque international tenu en 2015 à la Faculté de théologie protestante de Montpellier. L’introduction (F. Gabriel) présente les lectures des émotions de Dieu par les théologiens chrétiens, principalement dans l’Antiquité : elles ne seraient que des métaphores à visée didactique ou, plus rarement, elles témoigneraient de la présence au monde de Dieu et de sa relation engagée avec son peuple. L’Incarnation donne lieu à des réflexions destinées à rendre cohérents mouvements de l’âme et absence de péché du Fils tandis que la possible communication de ses émotions au Père suscite des débats. Centré sur la période moderne, le volume comporte cependant trois études sur le Moyen Âge. Traités théologiques et philosophiques, récits hagiographiques, sermons, livres de piété, tragédie, oraisons funèbres et gravures : les sources analysées par les auteurs sont nombreuses et diverses. Nous nous concentrerons désormais sur les cinq études consacrées au protestantisme.

Par l’exemple du Jephté de George Buchanan et de ses quatre traductions françaises (dont trois réformées), A. Duru montre que, dans la tragédie humaniste biblique, les émotions de la divinité ne se limitent pas à son ire. Ainsi, si le tonnerre traduit la colère de Dieu, la miséricorde divine est suggérée lorsque l’orage n’éclate pas. Acceptant son sacrifice, la fille de Jephté est présentée comme un modèle d’obéissance à la volonté de Dieu et comme l’objet sa pitié. C’est peut-être cette question morale du discernement du commandement divin, au cœur de la pièce, qui explique son succès dans le contexte de la théologie calviniste.

Les contributions de V. Ferrer et de C. Bernat portent sur deux émotions attribuées à Dieu dans le contexte des persécutions dont les huguenots sont victimes à l’époque moderne. V. Ferrer examine les lectures de la colère divine aux xvie et xviie siècles. Les ouvrages d’édification et de consolation écrits par des pasteurs expliquent les souffrances des protestants par le courroux de Dieu, interprété comme la conséquence de leurs fautes, selon une logique héritée de l’Ancien Testament. Mais ces auteurs soulignent également la compassion de Dieu qui se tient auprès de ceux qui souffrent. Des pasteurs comme Charles Drelincourt ont ainsi recours à l’actualité des persécutions pour remobiliser les fidèles dont la dévotion est la seule arme dans une situation d’oppression. V. Ferrer montre ainsi comment la pastorale réformée contribue à former une identité confessionnelle caractérisée par l’expérience de la souffrance. Pour la période suivante, entre le milieu du xviie siècle et le milieu du xviiie siècle, C. Bernat étudie l’attribution d’une autre émotion à Dieu dans la littérature pastorale, l’amour. Aux côtés de la colère liée à l’égarement du nouvel Israël, la dilection divine est abondamment évoquée dans les sources protestantes pour consoler les persécutés. Cette émotion, qui atteint non seulement le Fils mais aussi le Père, n’est pas perçue comme une variation qui entrerait en contradiction avec l’immutabilité de Dieu. L’historienne présente une intéressante évolution liée à l’affaiblissement de la détermination des réformés : alors que dans les années 1660, la bienveillance divine ne saurait être minimisée, en 1685, les pasteurs mettent l’accent sur l’indispensable fidélité qu’exige la dilection de Dieu. Ces deux études montrent que l’émotion divine engage le croyant en l’exhortant à la fermeté face à l’oppression : les huguenots sont incités à imiter les fidèles qui sont morts pour répondre à l’amour divin et à la souffrance du Christ.

La question du lien entre les afflictions des fidèles et les émotions divines est également examinée par P. Barros, en rapport avec la doctrine de la prédestination dans l’Angleterre du premier xviie siècle. À la suite de Thomas d’Aquin, protestants et catholiques anglais considèrent les émotions de Dieu comme des « pseudopassions » (des mouvements semblables aux passions mais qui sont des actes de la volonté), ce qui n’exclut pas un certain embarras lié à la connotation négative du mot émotion. La littérature pastorale permet d’appréhender la manière dont la violence divine à l’égard des élus est interprétée par les protestants anglais. Le fidèle doit accepter la souffrance, l’aptitude à la supporter étant une marque son élection. Mais, selon John Downame, les épreuves ne doivent pas être considérées comme des punitions résultant de la colère divine car celle-ci est incompatible avec l’efficacité du sacrifice du Christ : les afflictions correspondent plutôt à des corrections paternelles qui procèdent de l’amour de Dieu pour ses enfants.

Enfin, l’étude menée par B. Tambrun est particulièrement intéressante car elle présente un cas de débat théologique où la question des émotions divines est mobilisée. En effet, Pierre Jurieu défend, face aux sociniens, la théologie de la satisfaction qui nécessite l’existence de la colère divine (même si, pour Jurieu, on ne peut parler de courroux au sens propre). Le calviniste reproche aux sociniens de croire en un dieu qui réagirait aux comportements des hommes et qui serait ainsi changeant et soumis à toutes les passions humaines. Or B. Tambrun montre, en s’appuyant sur l’œuvre de Johann Crell, que l’accusation de Jurieu est caricaturale car, selon Crell, les affects divins ne sont jamais négatifs. S’ils pouvaient l’être, cela risquerait d’entraîner les sociniens vers la théologie de la satisfaction qu’ils rejettent.

Ce volume, particulièrement riche et érudit, est doté d’un index de plus de mille noms. On regrette seulement que le xviiie siècle, dont il est question dans la postface (S. Drouin), n’ait pas fait l’objet d’enquêtes supplémentaires car il s’agit de l’époque où « la critique rationaliste sonne le glas de l’anthropomorphisme » (C. Bernat et F. Gabriel, p. 66).