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Le Mémoire de 1664 ou le Psautier face au « tyran des langues »

Guillaume PEUREUX

Université Paris Nanterre – Centre des sciences des Littératures en langue française (EA 1586)

Les Archives Tronchin, conservées à la Bibliothèque de Genève, abritent, classée sous la cote 100, une série de documents rédigés en 1664 par Laurent Drelincourt et adressés au Premier syndic de la République de Genève, Esaïe II Colladon1.

Le contenu de cette série est le suivant :

(1) une lettre qui accompagne les documents (2) à (8), datée du 7 [février ?] 1664, qui s’étend sur trois pages non foliotées, au format 14,8 × 19,6 cm2 ;

(2) un Mémoire pour Monsieur Colladon Premier Syndic de la République de Genéve dont les pages sont numérotées de 1 à 31, au format 15,2 × 19,5 cm ;

(3) une Addition constituant la p. 32 et contenant une liste complémentaire de propositions de réécriture et de points linguistiques et éditoriaux problématiques, d’une dimension de 15 × 19,2 cm ;

(4) une nouvelle Addition au Mémoire envoyé à Genève à Mr Colladon le 7. de l’an 1664 formant la p. 33 et comportant un date alternative (« En hâte, à Niort le 5 févr. 1664 »), destinée plutôt aux imprimeurs, au format 17 × 10,2 cm ;

(5) un document Pour Monsieur Colladon (paginé 37 à 44), de moindre dimension (12 × 18 cm) ;

(6) un second document intitulé Pour Monsieur Colladon (p. 45), de la même main que le précédent, mais qui relève d’une autre campagne d’écriture, au format 16,8 × 10,3 cm ;

(7) une lettre sans en-tête (p. 47-48), qui porte un projet général ; 11,8 × 18,1 cm ;

(8) une Suitte de remarques sur l’impression de la Bible (p. 49), d’une autre main, de dimension 25,2 × 17,3 cm.

On observe dans ces documents deux écritures distinctes et des plumes différentes : le dernier feuillet (8) a peut-être été ajouté au dossier Tronchin par quelqu’un d’autre que Drelincourt, mais on peut aussi risquer l’hypothèse qu’il y eut plusieurs campagnes d’écritures et que Drelincourt réunit au début de l’année 1664 en une liasse adressée à Colladon les documents qui étaient à sa disposition – des prises de notes, des relevés de problèmes éditoriaux identifiés sans doute au fil du temps et de ses lectures des éditions disponibles de la Bible et du Psautier. Concernant le quatrième document, qui mentionne deux dates différentes (« 7. de l’an 1664 » au début du feuillet, et « en hâte, à Niort le 5 févr. 1664 » à sa fin), la description des archives Tronchin déduit, pour la première, qu’il s’agit du : « 7 [février] de l’an 1664 ». Cette datation est plausible. Il est cependant impossible d’établir la chronologie précise de la rédaction des différents documents. En revanche, il est envisageable de faire des hypothèses sur la manière dont Drelincourt a conçu son projet global : la lettre (1) sert de cadre explicatif aux autres documents ; la présence de la lettre sans en-tête (7) indique que Drelincourt souhaitait publier l’ensemble de ses réflexions largement ; le Mémoire (2) est au cœur de l’envoi, il est à la fois la pièce la plus volumineuse et la plus circonstanciée de cette série d’écrits ; les documents (3) à (6) et (8) pourraient n’avoir été que des notes de lecture mises en forme de listes de propositions pour réécriture.

Drelincourt rappelle, dans la lettre relative à son projet général (7), que

le dernier Synode National de Loudun a ordonné à toutes les Provinces une exacte revision de nos Bibles. Si Messieurs les excellens Docteurs de Genéve avoient agréable de se joindre à ce pieus dessein po[ur] donner d’un commencement avec la France une nouvelle édition de la Bible, l’Église de Dieu en concevroit une tres grande utilité3.

Le synode de Loudun s’inquiétait en effet de la variété des leçons qui circulaient4, ce dont se plaignaient certains synodes provinciaux. La réponse synodale aux difficultés rencontrées était simple : il fallait réunir les variantes textuelles existantes, faire des propositions de réécriture « expédientes », dont déciderait en dernier lieu le synode d’Île de France. Serait alors mis en place un texte autorisé, vérifié et confirmé, auquel devraient désormais se conformer les imprimeurs. Partageant les inquiétudes exprimées à Loudun, Drelincourt présente donc une suite de « quelques remarques générales »5, qu’il met en concurrence avec les textes disponibles, parmi lesquels ceux de Diodati et de Marolles6, afin de relever ce qu’il juge inexact, de signaler les oublis, etc., et de promouvoir les reformulations qu’il préfère. Si son propos concerne la Bible dans son entier, il s’attache en particulier à traiter des psaumes, qu’il considère comme « la piéce de toute notre Bible françoise la plus délicate et la plus difficile à retoucher »7. Cette difficulté est au cœur du discours de Drelincourt et explique la complexité et les particularités de son projet de révision en comparaison des souhaits émis au synode de Loudun. Ce projet se fonde en effet sur les quatre axes de travail suivants : le refus de sacraliser la lettre des textes psalmiques et la nécessité de considérer leur révision comme un travail d’adaptation traductologique ; la prise en considération de l’usage linguistique et du vieillissement de la langue de Marot et de Bèze ; la mobilisation de ce qu’il désigne comme une « véne un peu poëtique » ; l’identification de ce qu’il y a à effectuer et l’accompagnement du travail jusqu’à présent insuffisant des imprimeurs. Si la plupart de ces points semblent préciser les intentions formulées au synode de Loudun, le troisième, qui touche à la dimension poétique, relève d’une appropriation personnelle du travail de révision du Psautier. L’effort poétique auquel appelle Laurent Drelincourt apporte une inflexion inédite, qui prend du reste la forme d’une métaphore inattendue dans son mémoire lorsqu’il note que l’« on ne demande pas icy à vray dire, une nouvelle version, si ce n’est peut-estre en quelque peu d’endroits, mais seulement que l’ancienne soit retouchée avec soin : on n’en veut pas proprement à son corps, mais à ses habits »8. Les habits dont il est question ici ne servent pas seulement à désigner les lacunes des traductions existantes. Cette image signale un intérêt pour une forme d’ornementation du texte soumise elle-même à des effets de mode. Comme on va le voir, Drelincourt se saisit de la divergence des leçons entre les éditions, de leur mauvaise qualité et de la nécessaire harmonisation des textes en matière de style et de langue pour développer une argumentation inattendue, qui touche à la langue poétique dans son rapport à ce que l’on désigne alors comme le bon usage, c’est-à-dire une conception de la norme linguistique. Les exigences particulières qu’il formule dans le cadre de son projet de révision du Psautier entrent en résonance avec les discours des poéticiens et des grammairiens remarqueurs contemporains. Il s’agit pour lui de promouvoir une belle langue poétique, un Psautier français réécrit à l’aune du bon usage. Cette inflexion, permise par l’expertise lettrée de Drelincourt, a une fonction précise : assurer la diffusion et la pérennité du Psautier, c’est-à-dire rendre sa lecture facile d’accès et la plus attrayante possible pour les lecteurs et auditeurs du temps.

La ligne d’horizon de son propos, qui est à la fois son cadre et sa liberté, est le processus de traduction à l’origine des Bibles ou des Psaumes en français : il s’agit de restituer du sens mais avec la permission d’écrire selon des codes renouvelés. C’est un enjeu permanent dans le Mémoire. Il convient, précise Drelincourt, de ne pas s’attacher à la langue de Marot et de Bèze, ce qui serait « superstition », mais, au contraire, de retrouver ce qu’il nomme « le stile du Saint Esprit », que Drelincourt pense perdu : la révision est pour lui une affaire de traduction. Mais, ajoute-t-il, « ces excellens autheurs de la derniére version de Genéve n’ont jamais prétendu que leur ouvrage fust authentique & infaillible »9. Drelincourt ne se montre donc pas dogmatique. Il compare les formulations, défend parfois un « tour » plutôt qu’un autre, et propose aussi souvent de conserver deux versions possibles d’un même passage. Surtout, sa ligne directrice est formulée clairement : il convient de traduire « élégamment »10, ce qui n’est pas sans lien avec la métaphore de l’« habit ». D’une certaine manière, ce principe déporte le projet de révision du Psautier du côté de la poésie et de la littérature, de la belle langue et de la séduction.

Le cadre défini par cette activité de traduction permettait de légitimer l’entreprise générale en mobilisant deux arguments corrélés : celui du vieillissement de la langue et celui de l’usage linguistique. Liés à des questionnements et à des observations du temps, ils apportaient une explication à l’intelligibilité des psaumes parfois non immédiate, voire menacée :

L’on ne prétend pas d’en détruire le sens, mais simplement d’en reformer les mots & les frases là où il est besoin. Et la raison de cette reformation c’est que la langue françoise a eu la destinée de toutes les autres langues : C’est qu’elle a changé extrémement depuis un siécle et que l’usage qui est le tyran des langues a aboly plusieurs de ses mots & de ses frases depuis ce tems là, et qu’il en a substitué d’autres en la place11.

Les textes de Marot et de Bèze sont une base de travail ou un sous-texte qu’il convient de mettre à jour (avec les contraintes inhérentes à leur existence quotidienne dans la vie des croyants), tantôt de conserver, tantôt de modifier – comme on change d’« habits ». Ce ne serait en somme qu’une affaire d’habillage, de polissage ou de mode, en quelque sorte. Drelincourt énonce ainsi une série d’interdictions de « locutions » qui seraient « mortes & pourries », « que l’usage a rendu[es] sales et atroces », qui sont « fort mal appliqués à l’usage d’aujourd’huy »12. Il s’agit de recoder les textes à partir des manières contemporaines de s’exprimer.

Ce travail de la langue pour respecter l’usage jouxte, dans le discours de Drelincourt, l’expression d’une forme d’esthétique de la langue qui, on l’a vu, réclame une « véne un peu poëtique ». Telle formulation « sonneroit fort mal », il faut donc « arranger les paroles selon le stile d’aujourd’huy ». Et Drelincourt de critiquer un adaptateur des psaumes parce qu’il n’est « nullement poëte »13. Il s’agit bien de retrouver une poéticité comme celle introduite en leur temps par Marot et par Bèze, de réintégrer les psaumes dans le giron de la poésie, de la belle langue en son usage le plus accompli. La reprise de la traduction pour laquelle Drelincourt plaide se doit pourtant de se conformer en partie à l’existant – on ne peut modifier les rimes, les sonorités, la langue, les formes strophiques dans des proportions importantes, au risque d’aliéner les textes et de les rendre méconnaissables. L’équilibre pourrait se trouver grâce à une expertise poétique (la sienne) et un ajustement linguistique guidé par l’usage.

Le rôle des imprimeurs dans le processus prend alors tout son sens. Drelincourt attend d’eux qu’ils rendent « un grand service au public »14. Il leur donne des conseils et, tel un chef de chantier, définit les tâches de chacun. Il suggère qu’au lieu de travailler sur des feuillets volants ou dans des cahiers, on utilise un exemplaire imprimé et que l’on en annote chaque page afin d’avoir l’ensemble des révisions en un seul lieu15. Se méfiant des imprimeurs, Drelincourt s’imagine conserver un œil attentif sur leur travail, ce qui garantirait à chacun, ses destinataires inclus, la cohérence du projet lors de sa réalisation. Il plaide aussi pour une collaboration étroite et continue entre les imprimeurs et l’auteur : ce dernier leur apporterait ses corrections au fur et à mesure de ses avancées de telle sorte que « pendant qu’ils y occuperoient leurs compositeurs & leurs presses, on travailleroit au reste »16.

Le projet de révision établi par Drelincourt, qui se présente comme un véritable plan de bataille, à la fois systématique et d’une grande minutie, dont on ne peut rendre compte en quelques pages, doit se lire à la lumière d’une rivalité avec les catholiques et de son souci de rendre le Psautier protestant attractif. Les catholiques se moquent des textes vieillis des psaumes protestants. Ils ressentent, rappelle Drelincourt à plusieurs reprises, du « scandale »17. Ceux qu’il désigne comme des « aversaires » exercent, selon lui, une pression continue sur les versions protestantes du Psautier notamment, ce qui renforce à ses yeux la nécessité de le réécrire. Son mémoire et les documents annexes cherchent à mettre en relief l’opportunité de son projet, à la fois dans le temps et en termes de maîtrise du sujet et de profondeur de la réflexion. Il observe ainsi au sujet des psaumes qu’« il s’y trouve plusieurs expressions barbares aujourd’huy, et quelques-unes même de significations peu honnestes, qui donnent sujet aux malignes et aux profanes railleries des aversaires »18. L’image des « habits », le sujet de l’élégance de la nouvelle version, le motif d’une belle langue, etc. entrent en résonance avec les critiques qui émaneraient du camp adverse : les « expressions barbares » aussi bien que les « significations peu honnestes » renvoient au vocabulaire des spécialistes de grammaire, des remarqueurs comme Deimier, Vaugelas, Dominique Bouhours ou Charles Maupas, qui analysent le détail des textes et les jugent en fonction de ce qu’ils considèrent comme la règle et le bon usage. Il semble bien que ce soit à eux que Drelincourt fait référence quand il dit avoir « apris de quelques uns de ceux qu’on estime les Maistres de notre Langue »19. L’inflexion remarqueuse de son discours est parfois explicite dans son propos : il écrit qu’il a « marqué sur [s]es Pseaumes plusieurs corrections douces & aisées, que l’on y peut insensiblement introduire »20. Il propose des « remarques générales » et signale qu’il « trouve aussi deux choses à remarquer »21 au sujet d’un verset, etc. L’appel à l’attention de ses lecteurs rejoint sa propre activité de lecteur. Ayant lu plume à la main et marqué ses ouvrages, il avait auparavant signalé, pour lui-même ou pour d’autres lecteurs, des passages qu’il jugeait intéressants ou problématiques et qu’il reprenait dans son Mémoire. On retrouve ainsi dans ses textes une double polarité normative : d’une part celle des poètes ou des poéticiens qui, en experts, lisent, commentent et réécrivent les vers d’autrui22 ; et d’autre part celle des remarqueurs, ces spécialistes de grammaire qui établissent le bon usage. Tous ces auteurs ont en commun de vouloir adapter les textes qu’ils lisent, de les mettre à jour en fonction de ce bon usage, selon des dispositifs qui consistent à isoler des fragments de discours ou des mots pour en dénoncer l’emploi et proposer souvent des reformulations.

Il n’est alors pas surprenant que Drelincourt fasse preuve de purisme dans sa critique, jusqu’à une forme d’excès qui révèle sans doute le privilège qu’il accorde à l’actualisation linguistique du Psautier selon les règles du bon usage. On peut notamment saisir cette tendance dans la section qu’il consacre à Diodati :

Feu Mr Diodati a mis à sa Version de la Bible des notes dignes de loüange immortelles. Mais sauf l’honneur qui est deu à la mémoire de ce grand Homme, bien qu’il y ait beaucoup à apprendre en cette Version, il n’y faut pas chercher ni le vray génie ni la pureté de la langue françoise : & la Version commune de Genéve toute telle qu’elle a paru dés l’an 1588. semble à plusieurs plus naturelle françoise. Au moins l’est-elle en divers endroits ; Comme entr’autres en ceus-cy, dont je me souviens, & que je produis pour échantillon.

Esdr. 3. 4.31. à gueule bee.

Matt. 5.4. qui font deüil.

Rom. 5.19. l’un homme.

2.Cor. 5.18. baillé à nous.

Ephes. 2.20. la pierre du front de coin.

Ebr. 4.16.23 Aprochons nous donc avec franchise au trône de graces.

Il ne fut jamais dit s’aprocher à une chose.

Et ce n’est pas icy une faute d’imprimeur, comme il paroit assez sur la note du Traducteur sur ce sujet. Outre que franchise n’est point icy en son lieu24.

Sans nous arrêter sur le détail de ce passage, notons qu’à travers les exemples qu’il prend Drelincourt aborde la version de Diodati en grammairien qui, relevant les soucis linguistiques (tant au plan lexical qu’à ceux de la construction verbale et de la logique du discours) qu’il croit identifier chez le traducteur, fonde toute sa critique sur un discours du « vray genie » et de la « pureté de la langue françoise ». Une telle inflexion de son approche fait écho à des problématiques érudites ou « mondaines » plutôt que religieuses. Il utilise les catégories, le vocabulaire et les formules qu’emploient les grammairiens, les remarqueurs et les experts en poésie afin de mieux voir la langue « repurgée de tout ce qui est devenu aujourd’huy de la lie ou de l’écume dans le Langage françois »25. Le tableau suivant illustre les proximités de méthode et cette insistance puriste :

DrelincourtRemarqueurs et poéticiens 26
il s’y trouve plusieurs expressions barbares aujourd’huy ; il y a habitude, qui est barbare aujourd’huy ; prison est barbare à présent, & laid ; plusieurs expressions barbares aujourd’huyDeimier : les termes barbares ; une periphrase du tout barbare ;
signification peu honneste

Deimier : propos […] deshonneste

Bouhours : une parole mal-honneste ;

aujourd’huy en bon françois (x2)

Deimier : il n’est pas en bon François ; il faut dire en bon François ;

L.-A. Alemand : parler bon François ; c’est à dire en bon François ;

Bouhours, Ménage : cela signifie en bon François ;

Vaugelas : parler fort bon François ;

la pureté de la Bible Françoise, la Bible Françoise en sa derniére perfection ; le vray génie [et] la pureté de la langue françoise

Deimier : on voit une pure clairté ; il expliquera purement ses conceptions ;

Th. Corneille : la pureté de nostre langue ;

L.-A. Alemand : la pureté de nôtre langue ;

Andry de Boisregard : confirme au génie François ;

Ménage : génie de nostre Langue ;

ne fut jamais dit

Costar : cela ne se peut dire ; nous ne sçaurions dire ;

La Mesnardière : « Jamais autre homme que luy n’a dit les bras d’un drappeau 27. »

rude

Deimier : le langage y seroit fort rude ; ceste rencontre d’Esté & d’avoir, rend beaucoup rude ce deuxième vers ; Ce terme (lou’ray) est fort rude ;

Malherbe : rude ;

ne vaut rien du tout aujourd’huy

Malherbe : ne vaut rien ;

Ménage 28 : on peut dire que toute cette stance ne vaut rien absolument ;

Costar 29 : cela ne vaut rien ;

il faudroit mettreMalherbe : il falloit dire ; il faut dire ; j’eusse dit ; il pouvoit dire ; il devoit donc dire

Deimier, Bouhours, Costar ou Ménage ont en commun avec Drelincourt une sorte d’idéologie de la langue française qui se manifeste par l’affirmation de sa pureté, parfois de sa supériorité sur les autres langues, et par la conviction qu’elle arrive au xviie siècle à un moment d’accomplissement jamais atteint, que la poésie a désormais pour fonction d’illustrer. La manière de lire de Drelincourt révèle ainsi une préoccupation de lettré qui n’est pas anodine. Emprunter des outils à des auteurs éloignés de ses convictions et préoccupations religieuses, en lisant comme eux des textes jugés désormais caducs du point de vue linguistique, n’est pas dénué d’arrière-pensées. Il s’agissait d’éviter que les « a[d]versaires » soient scandalisés par les textes protestants ou qu’ils « fassent scandale » du Psautier en s’en moquant publiquement. Il vise aussi à donner aux psaumes une tournure parfaitement intelligible aux réformés. Mais l’appropriation par Drelincourt de réflexes intellectuels alors courants dans le domaine de la poésie et des réflexions sur la langue française, souligne aussi l’inflexion spécifique de son projet : il s’agit de produire des textes requalifiés par leur poéticité, leur actualité linguistique, et leur adéquation aux usages les plus élégants. C’était une manière de séduire un public élargi tout en rivalisant avec les pratiques catholiques de paraphrases des psaumes.

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1. Sur ce mémoire, voir Christian Grosse, « La Réforme face à ses traditions : les controverses sur la révision du Psautier et du formulaire liturgique (1646-1788) », dans Cécile Davy-Rigaux, Bernard Dompnier, Daniel-Odon Hurel (éd.), Les cérémoniaux catholiques en France à l’époque moderne. Une littérature de codification des rites liturgiques, Turnhout : Brepols, 2009 (Église, liturgie et société dans l’Europe moderne, 1), p. 245-263 (ici p. 251-252).

2. Ces huit documents sont collés sur onglets. Ils ont été massicotés sur le côté collé : les dimensions indiquées sont donc celles de ce qui a été conservé.

3. Lettre sans en-tête, p. 47.

4. On lit en effet dans l’article 95 des Remarques générales du synode national de Loudun : « Pour empescher la diversité qui se trouve ès editions de la Bible, des Psaumes et de la liturgie, et du catechisme, la compagnie a ordonné qu’en chaque province, on fera les remarques des changemens qui ont esté faits et de ceux qu’ils seroient [sic] expedient de faire, pour les envoyer au consistoire de Paris, qui en fera choix selon sa prudence, et en informera le synode de la province de l’Isle-de-France, qui donnera les ordres necessaires pour former une edition bien correcte de la Bible et des Psaumes, de la liturgie et du catechisme, laquelle les imprimeurs se conformeront dans leurs impressions qu’ils feront à l’avenir. » Actes des synodes nationaux. Charenton (1644) – Loudun (1659), éd. Françoise Chevalier, Genève : Droz, 2012 (Travaux d’Humanisme et Renaissance), p. 248. Voir aussi l’article 83 : « La compagnie, ayant esté avertie par la province du Bas-Languedoc, qu’il est arrivé à quelques pasteurs de se servir, lisans leurs textes, de versions differentes de celle qui est communement receue en nos Eglises, elle a ordonné qu’on n’usera point d’autres versions que de l’ordinaire, soit ès lectures qui se font en l’Eglise, soit en prenant les textes ». Les Observations sur la lecture du dernier synode national de Charenton 1644 indiquent également à l’article 43 : « La compagnie reiterant le 8e article des faits generaux du dernier synode national, qui enjoint aux consistoires des Eglises où il y a des imprimeurs de prendre garde qu’il ne se fasse aucun changement ni en la version de la Bible ni en la liturgie, ni ès Psaumes, sans ordre exprès du consistoire autorisé par le synode provincial, en recommande etroitement l’observation, et declare dignes de censures ceux qui n’en auront pas le soin, et veut qu’ils en rendent compte aux synodes provinciaux et aux colloques. Et en outre, defend à toutes sortes de personnes de faire imprimer et joindre avec la liturgie et le catechisme ordinaire d’autres catechismes ni d’autres prieres. »

5. Mémoire, p. 11.

6. 1649 : Le Nouveau Testament, sur la traduction latine d’Érasme ; 1662, La Sainte Bible traduite de la Vulgate et annotée par Marolles. Seuls la Genèse, l’Exode et une partie du Lévitique ont été imprimés.

7. Mémoire, p. 8.

8. Ibid., p. 3-4.

9. Ibid., p. 3, 5, 6 pour l’ensemble des citations.

10. Ibid., p. 26.

11. Ibid., p. 4. Sur le motif de la tyrannie du discours de l’usage, voir Douglas Kibbee, « “Liberté” et “tyrannie” dans le discours normatif », dans Sonia Branca-Rosoff et al., (éd.), Langue commune et changements de normes, Paris : Honoré Champion, 2011 (Linguistique historique), p. 45-60.

12. Mémoire, respectivement p. 11 et 12.

13. Ibid., successivement, p. 9, 26, 39, 8.

14. Ibid., p. 29.

15. Ibid., p. 23.

16. Ibid., p. 24.

17. Ibid., p. 19 et 48.

18. Ibid., p. 8.

19. Addition, p. 33.

20. Mémoire, p. 6.

21. Ibid., p. 40.

22. Voir Guillaume Peureux, De main en main. L’instabilité du poème au xviie siècle, Paris : Herman, 2021.

23. Une croix est inscrite dans l’interligne supérieure. Dans la marge de gauche, Drelincourt a ajouté, souligné : Phil. 3.[1]4. m’étendant de tout mon long.

24. Mémoire, p. 6.

25. Ibid., p. 7.

26. Pierre de Deimier, L’académie de l’art poétique… dediee à la royne Marguerite, Paris : Jean de Bordeaulx, 1610 ; Claude Favre de Vaugelas, Nouvelles remarques de M. de Vaugelas sur la langue françoise. Ouvrage posthume. Avec des observations de M.***** Avocat au Parlement, Paris : Guillaume Desprez, 1690 ; Dominique Bouhours, Remarques nouvelles sur la langue françoise, Paris : Sébastien Mabre-Cramoisy, 1692 ; Louis-Augustin Alemand, Nouvelles observations, ou Guerre civile des François, sur la langue, Paris : Jean-Baptiste Langlois, 1688. Voir Gilles Siouffi, Le Génie de la langue française. Études sur les structures imaginaires de la description linguistique à l’Âge classique, Paris : Honoré Champion, 2010 (Bibliothèque de grammaire et de linguistique), 2010.

27. Hippolyte-Jules Pilet de La Mesnardière], La Lettre du Sr Du Rivage contenant quelques observations sur le poëme épique, et sur le poëme de la Pucelle, Paris : Antoine de Sommaville, 1656, p. 49.

28. Les Poesies de M. de Malherbe ; avec les observations de monsieur Ménage, Paris : Thomas Jolli, 1666, p. 397.

29. Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 2944, fol. 25.