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Des huguenots en Provence orientale (1558-1594)

Myriam A. ORBAN

L’apparition et le développement de la Réforme en Provence et particulièrement dans sa partie orientale est complexe. Cette province n’est certes pas le lieu où elle eut le plus grand nombre d’adeptes comparé à d’autres régions du Midi de la France. Les diverses cartographies qui ont tenté d’indiquer les emplacements où les protestants se regroupaient s’entendent sur un point : le nombre d’Églises dressées s’amenuise plus on va vers le sud-est1. Cependant une partie de la noblesse provençale, noblesse de second ordre ou noblesse seconde, selon l’expression de l’historien Jean-Marie Constant2, s’engagea dans la défense de la réforme protestante et des huguenots sur leurs fiefs. Or, ni les sites internet recensant les membres de ces familles, ni, a fortiori, leurs archives personnelles, ni les biographies ni les généalogies ne les mentionnent, ou alors sont-elles tronquées3. Néanmoins, on peut citer pour la Provence orientale, entre-autres, des Castellane, des Oraison4, des Grasse, des Grimaldi de Beuil, et des Villeneuve objet de cette étude. Ces élites nobiliaires situées juste en dessous de la grande aristocratie des pairs et des ducs encadraient le pays, servaient de relais au pouvoir monarchique et aux princes et fournissaient les cadres de l’armée.

Au cours des siècles, la famille des Villeneuve fondée par Romée (1170-1250) s’est scindée en plusieurs branches avec de nombreuses ramifications. Au xvie siècle, nous trouvons la branche des barons des Arcs dont la plupart sont catholiques (Claude de Villeneuve-Trans († 1579) fut l’un des chefs du parti catholique, cependant une partie de la descendance, dite de la Colette, s’exila en Hollande) ; la branche des barons de Tourrettes-lès-Fayence, engagés dans la Réforme, dont sont issus les rameaux de Villeneuve-Bargemon et de Villeneuve-Esclapon ainsi que la branche des Villeneuve-Vence et des Villeneuve-Tourrettes-lès-Vence dont sont issus les Villeneuve-Thorenc.

En Provence orientale, des membres de cette immense et puissante famille5, les barons de Tourrettes-lès-Fayence, de Vence et de Tourrettes-lès-Vence, gentilshommes et écuyers, ont vu dans la Réforme la possibilité d’accomplir leur destin de guerrier sous une bannière de prestige : la défense de la liberté – la leur –, celle de leur conscience. Ils ont entraîné parentèle et alliés. En 1569 ils ont acquis des terres et les droits associés dans le but – notamment – de protéger les adeptes de la Religion prétendue réformée : Claude de Villeneuve-Vence (le domaine de La Bastide-Saint-Laurent)6, son oncle Jean de Villeneuve-Thorenc (le domaine du Canadel)7, et leur cousin Honoré de Villeneuve-Tourrettes-lès-Vence (le domaine de Saint-Martin-de-la-Pelote)8. L’espace sur lequel ces familles sont implantées est plus pauvre que la Provence occidentale qui bénéficie de l’attractivité et du dynamisme de grandes villes : Marseille, Aix, Arles. De manière générale, les cités du sud-est provençal sont plus rurales, moins peuplées, dépourvues de vie culturelle. Fréjus, Antibes et La Napoule sont des villes côtières qui se développent grâce au repeuplement après plusieurs périodes de peste. Vence et Saint-Paul sont des postes frontières, théâtres d’affrontements entre les troupes espagnoles, françaises et italiennes. Seule Grasse, au carrefour de plusieurs axes routiers, jouit d’une situation économique plus favorable. Mais les limites géographiques de cette étude sont difficiles à fixer. Les frontières ont été modifiées au gré des guerres, les diocèses ont été transformés parfois supprimés (Antibes et Vence), des vigueries ont été créées (la baillie de Saint-Paul transformée en viguerie administre Tourrettes-lès-Vence et les communes du pays vençois, alors que Vence est curieusement rattachée à la viguerie de Grasse9). En 1558, la frontière avec le comté de Nice est mal définie. Nonobstant, la plupart des villes citées se situent dans les départements actuels des Alpes-Maritimes et du Var.

Cette enquête sur les premiers protestants de l’Est provençal pâtit évidemment de la pauvreté de documents sources, mais aussi de travaux sur le xvie siècle en Provence orientale qui auraient contribué à approfondir la complexité des attentes et des décisions de ces familles10. La littérature ancienne a donc été mise à contribution, entre autres les livres d’Eugène Tisserand et d’Eugène Arnaud11. Il est ainsi possible de suivre la progression des noyaux huguenots primitifs ainsi que les limites à l’expansion de cette nouvelle religion.

Des réformés peu inquiétés dans les diocèses de Fréjus, Grasse et Vence

En 1544, alerté par les progrès de la Réforme en Provence occidentale, le parlement d’Aix publie un décret contre « plusieurs religieux et aultres gens d’église [qui] preschent publiquement ez eglizes de ce pays plusieurs erreurs et propositions reprouvées contre les sacrements et institutions de l’eglize, au grand scandalle du peuple et de la foy crestienne »12. Le 13 août 1546, il rend un arrêt destiné à enrayer la progression de la « secte vaudoise et luthérienne »13. Abbés et prélats sont chargés de vérifier si les vicaires et curés célèbrent bien la messe conformément aux dogmes de l’Église romaine et de traquer les propos hérétiques. Le chanoine Boniface Pignoli († 1568) est désigné pour l’enquête dans son diocèse de Fréjus ; en 1550, le vicaire Jean Grenon investigue dans le diocèse de Grasse. Leurs rapports ne signalent pas la présence d’hérétiques dans les villes et villages visités. Le rapport de visite de l’évêque de Vence Balthazar de Jarente ne nous est pas parvenu, mais il semble plus préoccupé par ses démêlés avec les barons de Villeneuve-Vence que par la présence des hérétiques14. Quelques années plus tard, la situation évolue sans toutefois provoquer une répression contre les protestants de l’Est provençal. En effet, de petits groupes huguenots se sont installés à Vence, à Grasse15, à Coursegoules, à Tourrettes, à Antibes.

Archives départementales des Alpes-Maritimes – Y. Vanacker

S’il est difficile, voire impossible à l’heure actuelle, de déterminer avec précision les raisons de cette progression de la Réforme, nous pouvons examiner le contexte. Situés aux confins du royaume, des chemins muletiers, d’anciennes voies romaines, favorisent les liens avec le Haut-Pays et le Dauphiné et facilitent l’envoi de ministres genevois et de colporteurs dès que quelques protestants se réunissent16. Grasse, Coursegoules, Tourrettes, Mouans et Vence reçoivent la visite de pasteurs : Fabri, Georges Cornelli (ou Corneille, un ancien moine augustin, Jean Mison et Jean Vitalis en 1561, Claude Morel en 1566, et Gaspard Delamer (un ancien moine également)17. En les accueillant dans leurs châteaux, les Grasse, les Villeneuve, leur parentèle et alliés, soutiennent l’implantation de la Réforme sur leurs domaines protégés par le gouverneur de Provence Claude de Savoie, comte de Tende († 1566). De 1555 à 1573, peu d’actes de violence provenant des populations des vigueries de Saint-Paul, de Vence ou de Grasse, que ce soit par des catholiques ou des protestants, sont enregistrés par la sénéchaussée de Draguignan alors qu’au cœur de la Provence, les Richieu de Mauvans, seigneurs de Caille et de Castellane, tentent de rallier plusieurs villes à la Réforme18 et que Durand de Pontevès-Flassans († 1590), fait régner la terreur et organise la chasse aux protestants.

Selon Anne Kempa, il semble que l’attitude du parlement d’Aix soit embarrassée et, s’il obéit aux ordres du roi, il est plus volontiers attaché au maintien de l’ordre public qu’aux déviances religieuses d’autant qu’il a, en son sein, plusieurs conseillers protestants19, il défend par ailleurs les grands seigneurs féodaux. Les consuls des villes où sont installés des protestants restent néanmoins vigilants et signalent les comportements douteux : à Antibes, des maîtres d’école qui sont proches des idées religieuses de la Réforme et ont des comportements hérétiques notamment un médecin, Georges Bernard, qui a fait baptiser son enfant dans la religion réformée, chez lui, en présence d’environ 150 personnes20 alors que le 17 décembre 1561, le parlement a interdit les assemblées religieuses chez les particuliers. Le seigneur d’Antibes, Gaspard II Grimaldi (1500-1578)21, est chargé de contrôler ces agissements, celui-ci recommande la prudence mais ne réprime pas, estimant la réforme de l’Église plus urgente que la chasse aux hérétiques.

Sensibilisée aux ouvertures théologiques et religieuses, voire politiques, habituée au combat, la noblesse protestante de Provence n’est pas disposée à se laisser traiter d’hérétique ou à être condamnée à la confiscation de ses biens. Adolescents, plusieurs d’entre eux, passèrent quelques années à la cour, au service de la grande noblesse22, ou firent des études de droit à Aix, à Avignon, certains à Pise. Ils ont pris connaissance des écrits humanistes et de la pensée de Luther. D’autres, vers 18 ans, se sont engagés dans les guerres d’Italie où ils ont été en contact avec les lansquenets allemands luthériens et en revinrent convertis aux représentations de la « nouvelle foi »23. En 1558, la suspension des hostilités entre la France et l’Espagne matérialisée par le traité de Cateau-Cambresis, a laissé cette noblesse quelque peu désabusée, et surtout, ruinée, alors qu’en Provence occidentale, les mouvements de rebellions religieuses ont commencé. Partage en coseigneuries et ventes pour se procurer de l’argent ont appauvri le pouvoir de ces nobles héréditairement anticléricaux, aux aspirations autonomistes depuis le rattachement de la Provence à la France par succession en 148724. Ils sont très pointilleux sur leurs prérogatives, leur indépendance et la préséance lors des assemblées de la noblesse du comté de Provence.

Les Villeneuve et la religion réformée

Sauf exception, la lumière n’est pas définitivement faite sur certains Villeneuve ayant adhéré à la confession de foi protestante. Les travaux de Thierry Wanegffelen corroborent nos sources : il y a ceux qui adhérèrent totalement, ceux qui rejetèrent totalement, et tout un entre-deux : ceux qui sont séduits mais dont la rupture avec l’Église de Rome est un choix trop douloureux, et ceux qui passèrent d’un camp à l’autre25. Christophe de Villeneuve-Bargemon est qualifié de chef de parti catholique, cependant au regard de l’historien, ses engagements sont plus complexes. De plus, il ne faut pas omettre les tensions familiales ainsi que C. Dolan le stipule : « Si la solidarité familiale existe les frontières de cette solidarité s’écartent cependant plus ou moins du noyau père-mère selon les avantages que les membres croient retirer d’une solidarité qui s’étend à un plus ou moins grand nombre d’individus »26. Entre les Villeneuve, les lignages explosent. Les Villeneuve-Vence, protestants, n’hésitèrent pas à combattre les Villeneuve-Trans, catholiques, non sans, parfois, quelques atermoiements, et à venir secourir une sœur ou un frère en danger.

On peut raisonnablement conjecturer que les Villeneuve-Vence sont convertis dès 1559, et sans doute avant cette date. Nouveau baron de Vence en 1558 au décès de son père Antoine de Villeneuve (Gréolières 1519 – Paris 1591)27 qui, lors des guerres d’Italie en compagnie de René Grimaldi de Beuil († 1544), avait déjà rencontré le luthéranisme, Claude reprend les procédures engagées par ses ascendants pour obtenir le plein pouvoir temporel sur son fief qu’il partage avec l’évêché de Vence28, mais c’est la Réforme qui exacerbe les tensions. Les évêques sont chargés de pourchasser toutes formes d’hérésie et le baron s’est ouvertement prononcé pour les religionnaires. Les provocations ne manquent pas : démolition du poteau de justice, installation de locaux sous les fenêtres de l’évêché, etc.29 En 1555, l’élection de Jean-Baptiste Rambaud de Simiane à la tête de l’évêché modifie les relations entre ces seigneurs vers un certain apaisement : l’évêque a des conceptions religieuses hétérodoxes qu’il professe en chaire. Ce qui en 1560 lui vaut d’être rapidement transféré à Apt30.

Pour le remplacer Louis Grimaldi de Beuil († 1608) est désigné. À l’automne 1561, il est envoyé à Poissy pour participer aux dernières sessions du colloque initié par Catherine de Médicis afin que les théologiens catholiques et protestants trouvent un terrain d’entente. Grimaldi fait la connaissance de Théodore de Bèze. Cette rencontre le marque profondément, lors de son procès il avouera avoir commencé à comprendre, puis à adopter certaines propositions de la Réformation dès cette époque31. Louis Grimaldi se rend ensuite aux dernières cessions du concile de Trente. Il en revient en 1563.

Ces quelques années (de 1559 à 1563) ont vu le nombre de convertis au protestantisme augmenter et, en même temps, leurs difficultés s’amonceler. Les bruits circulent que des bandes armées vont envahir les villes et villages. Vence s’est barricadée. Conformément aux édits du roi, les consuls de toute la région (Vence, Cannes, Antibes), sous la pression du parlement d’Aix et des mandements du roi, ont interdit en juin 1562 « de porter vivre ou de bailler ayde ou faveur à ceux de la nouvelle religion… »32. Le 21 octobre 1562, ils « défendent à tout suspect de la nouvelle religion d’entrer dans la ville et au faubourg d’ycelle ; et ni père, ni voisin, ni domestique ne peut les accueillir en leurs maisons, bastides, vignes et possessions »33. Dans les faits, il ne s’est rien passé. La première guerre de religion est terminée, et l’édit de pacification d’Amboise du 15 mars 156334 doit rétablir la paix. Le retour de Grimaldi dans le pays vençois ramène le calme entre catholiques et protestants. À partir de 1564, les dépôts de plaintes de l’évêque et des Villeneuve pour manquements aux accords sur la juridiction temporelle se tarissent. Les protestants, environ 30 familles, se regroupent au faubourg des Arcs et constituent une église. « Ils vivent paisiblement payant les dîmes et contribuent aux frais des cérémonies catholiques », écrit l’abbé Tisserand35.

Un enjeu stratégique, la possession de places sécurisées

Les guerres du premier xvie siècle et les guérillas entre catholiques et protestants dans le Midi ont appauvri le royaume qui ne parvient pas à faire rentrer les impôts36. Le pouvoir royal ordonne de nouvelles décimes. Le clergé est soumis à un impôt de sacrifice « tant pour la défense de l’église catholique romaine que pour la conservation de l’État »37. Un contrat est signé à Poissy en 1561 qui prévoit les décimes des années 1568 à 1577. Cette décision contraint les évêques à vendre des bénéfices et à aliéner leurs biens et des droits. Or en 1568 au vu de l’attitude combative de la noblesse protestante, des lettres patentes du 6 octobre ont stipulé que, si les ventes peuvent s’effectuer à faculté de rachat, seuls les catholiques peuvent se porter acquéreurs. Grimaldi doit aliéner ses biens féodaux avec leurs droits mais semble avoir ignoré cette recommandation. Il fait valoir que, pour payer le don royal exigé, il devait se créer des revenus fixes et aliéner une partie de ses juridictions temporelles. Cela lui est accordé. L’évêque met trois domaines aux enchères : trois sites admirablement situés autour de Vence (le Canadel, Saint-Martin-la-Pelote, Saint-Laurent-La-Bastide) pour contrôler la région. La situation s’est tendue au sein de la cité vençoise et les hauts-plateaux du pays sont désormais occupés par des bandes armées. Sans autre adjudicataire pour ces terres, il ne peut faire de doute que ces enchères sont organisées par l’évêque en vue de leur acquisition par les Villeneuve. Quand le 26 novembre 1568 arrive à Vence un commissaire royal « pour crier de ne tenir aucune autre religion que la catholique, apostolique et romaine »38, Grimaldi de Beuil et Claude de Villeneuve ont déjà préparé la répartition des biens qui vont être mis en vente. En 1569, quelques réformés sont emprisonnés, ils sont suspectés d’avoir fomenté des troubles au sein de la population, Louis Grimaldi de Beuil exige leur libération.

Au vu de la situation de plus en plus précaire des protestants dans la région et des factions politiques qui se mettent en place, le but des Villeneuve est, pour le moins, d’en faire des places militaires éventuellement des lieux de refuge pour les protestants en cas d’attaque. Si les objectifs des Villeneuve-Vence ne sont pas assertés par les documents, récupérer les domaines qui se situent au milieu de leurs terres ainsi que les droits temporels afin d’asseoir leur pouvoir est un enjeu stratégique, un sine qua non. En s’unissant, Villeneuve-Vence, Villeneuve-Thorenc et Villeneuve-Tourrettes-lès-Vence accroissent leur puissance et leur pouvoir sur un immense territoire, espérant peut-être en faire une terre protestante. Ainsi renforcés, ces territoires contigus aux fiefs des Grasse protestants et de leurs cousins les Villeneuve-Fayence assurent aux Villeneuve la mainmise sur toute la Provence orientale.

Le 19 novembre 1569, La Bastide-Saint-Laurent est acquise par Claude de Villeneuve, l’acquisition du Canadel est faite par Jean de Villeneuve-Thorenc (1510-1581), l’oncle du baron de Vence, par acte passé devant le notaire de Vence, Georges Isnard, assorti de ses droits moyennant 200 écus de pension à l’évêque39. Honoré de Villeneuve-Tourrettes-lès-Vence († 1575), frère du baron, achète les terres et la forteresse de Saint-Martin-de-la-Pelote40. Le 17 mars 1572, le baron acquiert encore de Louis Grimaldi ses droits de justice et seigneuriaux sur Vence moyennant une rente annuelle et perpétuelle de 125 livres tournois et le droit de jouir, sa vie durant, à titre précaire, de la juridiction qu’il a cédée au baron. Le baron ayant obtenu la temporelle de l’évêque prête serment au roi comme seul seigneur, ayant haute, moyenne et basse justice par édit royal du 17 mai. Définitivement solidaires, en 1573, le baron et l’évêque s’allient contre la communauté de Vence qui a fait appel et réclame à son tour les droits temporels arguant que l’accord aurait été fait au préjudice du roi41.

La fin de l’année, est marquée par l’assemblée de Millau et la constitution d’un État huguenot, qui ravivent les aspirations protestantes et qui, selon l’expression de Claude Michau, « contaminent » la Provence42. Elles se concrétisent par les guerres qui opposent désormais les razats (protestants), les carcistes (catholiques), les guisards puis les ligueurs. Les Villeneuve sont au cœur des combats et font de la Bastide leur camp retranché43.

Des suspicions sur la légitimité des accords et la fin des domaines protestants

1573 est aussi l’année où Grimaldi est convoqué à Rome pour être traduit devant le tribunal de l’inquisition ; il est condamné et contraint de se rétracter à genoux devant le pape Grégoire III. Pour les Vençois catholiques, le climat entourant la saison des Saint-Barthélemy avait été propice à la dénonciation de leur évêque au Saint-Siège comme hérétique converti à la Réforme, et la vente des biens de l’évêché aux Villeneuve avait déclenché une enquête sur ses relations avec les protestants. Le procès-verbal de son abjuration établit qu’il avait adhéré aux idées calvinistes notamment par la lecture de l’Institution de la religion chrétienne de Calvin44. Grimaldi est contraint de résigner son siège épiscopal. Néanmoins, en 1574 il cède encore des terres pour acquitter la décime imposée par Henri II45. Le 14 décembre 1575, il remet au représentant de Claude de Villeneuve, les livres de reconnaissances des directes, cens et services qu’il possédait à Vence. Villeneuve rend hommage pour les biens acquis à la Chambre des Comptes de Provence, règle les acquisitions à l’évêque qui les remet au chapitre de la cathédrale46. Grimaldi se retire alors à Nice au service du duc de Savoie.

Son successeur, Audin de Garidelli (de 1575 à sa mort en 1588) vendra encore des places, juridictions et droits seigneuriaux du Broc et de l’Olive pour paiement de la décime en 1586 à Scipion de Villeneuve († 1635), nouveau baron de Vence à la mort de son père47.

Les seigneurs protestants affaiblis

L’abjuration d’Henri IV et sa volonté de rallier tous les barons à sa couronne, le temps semble venu de mettre un terme définitif au pouvoir des barons protestants. Le 22 janvier 1591, la décision est prise au cours d’une réunion des trois ordres à Aix de démolir la Bastide-Saint-Laurent (mais la sentence ne sera jamais exécutée). Quant aux communautés, elles réclament de plus en plus de pouvoir et les autorités religieuses sont désormais plus exigeantes quant à la catholicité des évêques et leurs prises de positions autoritaires ébranlent les habitants des diocèses de Vence et de Grasse. Les abjurations des Villeneuve ont commencé, soit à l’imitation d’Henri IV, soit pour récupérer les biens qui leur ont été confisqués48 : Jean II de Villeneuve-Tourrettes ainsi que son fils David abjurent en 1586. En 1588, l’évêque Guillaume Le Blanc, favorable à la Ligue, est chargé de rétablir l’unicité de la religion catholique romaine. Le nouvel évêque s’acharne contre les hérétiques, catholiques et protestants forment deux camps ; des troubles surviennent. Il engage des procès contre les Villeneuve, tout est contesté : l’acquisition des domaines, les droits et les accords puis il entreprend le rachat des juridictions des biens, entreprise poursuivie par son successeur Pierre Du Vair. Le Blanc stigmatise le fils de Claude de Villeneuve, Scipion, 19e baron de Vence, dont il écrit qu’il est « hérétique, né d’hérétique et baptisé hérétique se dit catholique et se rend à la messe depuis que le roi a embrassé la religion catholique mais n’a pas abjuré »49. Scipion finira par se soumettre le 8 août 1593, pour épouser le 20 août 1594, Marguerite de Villeneuve-Trans, catholique, et récupérer ses biens. Selon Tisserand, Guillaume le Blanc eut aussi la consolation avant de mourir de recevoir, par l’entremise de Jean Tournély, provincial des Frères Prêcheurs de Grasse, l’abjuration de Gaspard de Villeneuve (20e baron de Vence, † 1657), sieur de Saint-Jeannet, et de ses deux sœurs, Françoise Lucrèce, et Cassandre Ysabeau (ou Elisabeth) le 3 avril 160050. Il rachète les juridictions du Broc et de l’Olive en 160151. En 1605, l’évêque Pierre Du Vair conteste les ventes de Grimaldi qu’il juge « irrégulières et frauduleuses » par une procédure à l’encontre des Villeneuve-Vence. Il s’attaque ensuite au Canadel acquis par Jean, propriété de son descendant Claude de Villeneuve-Thorenc52. En 1606, Claude III de Villeneuve-Tourrettes doit rendre une partie du domaine de Saint-Martin-de-la-Pelote.

La fin du xvie siècle marque la fin des grands seigneurs féodaux en Provence. Actes de harcèlement, guérillas et leurs cortèges d’embuscades, de pillages et surtout les attaques du duc de Savoie soutenu par la Ligue, ont fait des ravages. Beaucoup de nobles, gentilshommes, chevaliers, écuyers, sont morts au combat, les autres se sont ruinés pour entretenir leur troupe ou l’ont été par la destruction de leur château. Cependant, ce n’est qu’à la Révolution que les Villeneuve perdront définitivement leurs domaines.

Un peuple résistant

Les autorités catholiques ainsi que les autorités civiles portent désormais leur attention sur le « petit peuple ». Le Broc, Carros, Gattières, Saint-Jeannet, Gréolières, Tourrettes-lès-Vence et Coursegoules abritent encore des groupes de réformés comme le montrent les rapports des évêques : Pierre Du Vair (Vence, de 1601 à 1636), Étienne Le Maingre de Boucicaut (Grasse, de 1604 à 1624) et Antoine Godeau (Antibes et Vence, de 1636 à 1672) à qui Richelieu confie la mission explicite de ramener sûrement au catholicisme l’évêché d’Antibes infesté de protestants53. Tâche ardue. Ainsi à Tourrettes, où il éprouve bien des difficultés car « les mauvaises actions du prieur Étienne Isnard ont extrêmement malédiffié le peuple et du tout refroidi la dévotion audict Tourrettes, et donné un grand pied à vingt ou tant de familles de la religion prétendue réformée qui sont audict lieu, la pluspart désquelles estoint en estat de se réduire au giron de la vraie église », relate-t-il dans son rapport54. La révocation de l’édit de Nantes met fin à leur visibilité.

Des transactions confuses

Comme pour les différents évêques vençois qui tentèrent de récupérer ces domaines, et leurs droits, bien des interrogations demeurent. En ce qui concerne les Villeneuve, si des objectifs se dégagent : la revendication de la maîtrise de la justice temporelle et la pleine souveraineté sur leurs fiefs, le souci d’installer des places militaires, et par les alliances la pleine maîtrise d’un immense territoire qui devient, de ce fait, entièrement aux mains des protestants, l’on s’interroge encore aujourd’hui sur les dessous des tractations et négociations qui eurent lieu : aucune trace d’offre ou d’adjudicataires autre que les Villeneuve n’apparaît dans les archives.

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1. Samuel Mours, Essai sommaire de géographie du protestantisme réformé français au xviie siècle. Les Églises réformées en France. Tableaux et cartes, Supplément, Paris : Librairie protestante, 1966.

2. Jean-Marie Constant, La noblesse en liberté, xvie-xviiie siècles, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2004.

3. Au sujet des Villeneuve : Germain Butaud, Valérie Piétri, Les enjeux de la généalogie (xiie-xviiie siècles). Pouvoir et identité. Autrement, 2006. Histoire héroïque et universelle de la noblesse de Provence, Avignon : François Seguin, 1776, t. 2.

4. La famille d’Oraison s’engagea très tôt dans la Réforme dont Antoine-Honorat d’Oraison, vicomte de Cadenet, un bourg proche de Mérindol et Cabrières, Conseiller au parlement de Provence, délégué à l’enquête sur l’inquisiteur Jean de Roma, il présida les États en juillet 1537. Selon Gabriel Audisio, son entourage est proche des idées « évangéliques vaudoises », Procès-verbal d’un massacre, Aix-en-Provence, Edisud, 1992. Son neveu traduisit en français la publication de Luther : De la Préparation à la mort (antérieur à 1527). Son fils Antoine se rendit vers 1537 à Paris pour étudier les lettres.

5. Les mariages les ont alliés à plusieurs maisons souveraines.

6. En Provence aux xve et xvie siècles, une bastide est un lieu comportant une demeure (ou un château entouré de terres agricoles et de communs) construite selon les codes des architectes italiens : Leon Battista Alberti, Michelozzo ou Giorgio Vasari.

7. AD Bouches-du-Rhône, B 993. Antoine de Villeneuve-Vence cède un tiers du château de Thorenc à Jean de Villeneuve et Pierre de Villeneuve, ses frères.

8. Les Villeneuve-Tourrettes-lès-Vence sont des lointains cousins des Villeneuve-Vence. Leurs possessions remontent à Guichard, dit le Bâtard de Vence. Ces deux familles sont intimement liées par divers mariages depuis le xive siècle.

9. Selon le « Traité de l’hérédité des fiefs de Provence », Noble Jacques Peissonel, Aix, Estienne Roize, 1658 ; Frédéric d’Agay, « Les concessions, reprises ou créations de fiefs sur la côte provençale aux temps modernes et leur conséquence économique », Provence Historique 63, 254 (2013), p. 428-439.

10. Notons actuellement un regain d’intérêt par les historiens seiziémistes.

11. Abbé E. Tisserand, Histoire de Vence, cité, évêché, baronnie, Paris : Belin, 1860. Les récits de l’abbé Tisserand sont parfois confus, néanmoins sérieux : il eut entre les mains des documents aujourd’hui disparus. Eugène Arnaud, Histoire des protestants de Provence, du comtat Venaissin et de la Principauté d’Orange, Paris : Grassart, 1885.

12. AD Var, 1 B 259, f° 507 v°.

13. Maurice Oudot de Dainville, « Une enquête du parlement de Provence sur le protestantisme et la vie des gens d’église dans le diocèse de Fréjus en 1546 », Revue d’histoire de l’Église de France 10, n° 46 (1924), p. 67-85.

14. AD Alpes-Maritimes, G 1605, 1606, 1608, 1610.

15. AD Bouches-du-Rhône, B 3328. A Grasse, le 21 janvier 1562 deux cents hommes, bourgeois et manants, demandent à adhérer à la confession de foi des Églises réformées et souhaitent nommer leur mandataire général et spécial.

16. Jean Crespin, Galerie Chrétienne ou abrégé de l’Histoire des vrais témoins de la vérité de l’évangile, 1837², t. II, p. 236. Crespin mentionne Benoit Romyen habitant de Genève, colporteur, qui en 1558 prenait le chemin qui passe par Grasse pour vendre ses livres à Marseille.

17. Les ministres cités sont répertoriés dans la Correspondance de Théodore de Bèze, t. XIV, 1573, pour leur présence à Genève en 1572. Nous y trouvons un Symon Fabri originaire de Grasse sans qu’il soit possible d’affirmer qu’il s’agit du ministre nommé par les témoins interrogés dans l’enquête sur les Grimaldi de Beuil (les ministres Barbesi et Fabri – pas de prénom). Pascal Delamer est cité par Arnaud, op. cit.

18. Dans le Haut-Pays (Guillaume et Barcelonnette) et la Haute-Provence (Sisteron et Forcalquier).

19. Anne Kempa, « L’attitude du Parlement aixois face à ses membres protestants (1550-1572) », Siècles 2 (1996), 43-59.

20. AD Bouches-du-Rhône, B 3648 fo 171.

21. Allié aux Villeneuve par sa mère et sa fille Françoise qui a épousé le baron protestant de Vence, Claude de Villeneuve, en 1554.

22. Christophe de Villeneuve-Bargemon dit le rusé passa quelques années auprès de François de Lorraine. Edmée de Juigné de Lassigny, Histoire de la maison de Villeneuve en Provence, Lyon : Alexandre Rey, 1900, p. 134-136, indique qu’il fut l’un des chefs du parti catholique alors que ses prises de position et ses engagements sont beaucoup plus nuancés : avec l’aide de Claude de Cormis et du comte de Tende, il fit revenir le roi sur sa décision de massacrer les protestants en Provence après la Saint-Barthélemy. Villeneuve-Trans fut enseigne auprès du duc de Joyeuse.

23. Serge Brunet, Les milices dans la première modernité, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 63-116 ; « Consistoires protestants et consulats méridionaux : une clé pour la compréhension du “croissant huguenot” (vers 1559-1562) », dans L’Église, le clergé et es fidèles en Languedoc et en pays catalan : xvie-xviiie siècle, Perpignan : UPVD, 2013 [en ligne : https ://books.openedition.org/pupvd/3509].

24. Claude Michaud, « Finances et guerres de religion en France », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 28-4 (1981), p. 572-596.

25. Thierry Wanegffelen, Ni Rome ni Genève. Des fidèles entre deux chaires en France au xvie siècle, Paris : Champion, 1997 ; Yves Krumenacker (éd.), Lyon 1562, capitale protestante. Une histoire religieuse de Lyon à la Renaissance, Lyon : Olivétan, 2009. Revenu des guerres d’Italie s’estimant peu récompensé, le baron des Adrets prit le commandement des troupes protestantes en Provence en 1562 ; destitué par le prince de Condé, il revint au catholicisme en 1567.

26. Claire Dolan, « Solidarités familiales à Aix au xvie siècle », Provence historique. Traditions et résistances au changement en Provence à l’époque moderne et contemporaine, 1982, p. 145.

27. Nommé Chevalier de l’ordre du Roi, en 1558, suite à ses actions militaires ; président des États de Provence en 1585.

28. Archivio di stato Torino, Archives de Cour, matières écclésiastique, évêchés et archevêchés étrangers, Mazzo 1 Fascicolo 2. Évêché de Vence.

29. AD Alpes-Maritimes, G 1610 ; Archivio di stato Torino, Archives de Cour, matières écclésiastiques, évêchés et archevêchés étrangers, Mazzo 1 Fascicolo 2. Lettres citatoires du parlement de Provence obtenues par Nicolas Jarente, évêque de Vence contre Antoine de Villeneuve coseigneur de la ville.

30. AD Bouches-du-Rhône, B 1 3312 (f° 101 v°). En 1571, il apostasie publiquement lors d’une messe en la cathédrale avant de rejoindre Genève.

31. Il est convoqué par l’inquisition à Rome en 1573. Lors de son interrogatoire, il indique les raisons qui le poussèrent à « sympathiser » avec les réformés.

32. E. Tisserand, « Études historiques sur quelques personnages célèbres sous Charles III et François Ier », Société scientifique et littéraire de Cannes et de l’arrondissement de Grasse, Cannes : Vidal, 1870, chap. III, p. 31.

33. Ibid.

34. AD Bouches-du-Rhône, Fonds du Parlement, B 3328, f° 882.

35. E. Tisserand, op. cit.

36. Voir Droit privé et Institutions régionales : études historiques offertes à Jean Yver, publié par la Société d’histoire du droit et des institutions des pays de l’Ouest de la France, Paris : PUF, 1976 ; Claude Michaud, « Les aliénations du temporel ecclésiastique dans la seconde moitié du xvie siècle. Quelques problèmes de méthode », Revue d’histoire de l’Église de France 178 (1981), p. 61-82 ; Yvan Cloulas, « Les aliénations du temporel ecclésiastique sous Charles IX et Henri III (1563-1587) », Revue d’histoire de l’Église de France 141 (1958), p. 5-56.

37. François-Régis Ducros, L’aliénation des biens ecclésiastiques sous l’Ancien régime, Paris : Éditions de la Sorbonne « Hypothèses » 2010/1, p. 201-209.

38. E. Tisserand, op. cit.

39. AD Alpes-Maritimes, G 1508. Dans son testament daté du 30 juillet 1571, Jean de Villeneuve-Thorenc est qualifié de magnifique, noble, seigneur de Thorenc, de Castellet et de Canadel. En 1568 il participe au siège de Sisteron. Il fut l’un des chefs des milices razats.

40. AD Alpes-Maritimes, 01G 0380. En géologie, le mot « pellet » correspond à des éléments ovoïdes de petite taille.

41. AD Bouches-du-Rhône, 1 B 271 (f° 206 et 217), 1573. AD Alpes-Maritimes, G 1572. En 1598, le parlement de Provence prononcera son arrêt en faveur du roi.

42. Claude Michaud, « Finances et guerres de religion en France », art. cit.

43. E. Tisserand, op. cit.

44. AD Alpes-Maritimes, 01G 0453.

45. AD Alpes-Maritimes, G 1621.

46. AD Alpes-Maritimes, G 1508.

47. AD Alpes-Maritimes, G 1489.

48. AD Bouches-du-Rhône, 1 G 1220. Plus de 200 Provençaux abjureront à Aix en 1585, dont 8 nobles.

49. Georges Doublet, « Guillaume le Blanc, évêque de Grasse et de Vence à la fin du xvie siècle », Annales du Midi 13-50 (1901), p. 176-198.

50. AD Alpes-Maritimes, 01G 0453.

51. AD Alpes-Maritimes, G 1572, G 1426.

52. AD Alpes-Maritimes, G 1510.

53. Georges Castellan, Histoire de Vence et du pays vençois, Edisud, 1992, p. 143. AD Alpes-Maritimes, G 1384, G 1230.

54. Georges Doublet, « Visites pastorales de Godeau dans le diocèse de Vence », Annales du Midi 11-42 (1899), p. 169-196.