Book Title

Sophie RICHELLE, Hospices. Une histoire sensible de la vieillesse. Bruxelles, 1830-1914

Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2019, 332 p.

Gabrielle CADIER-REY

Que deviennent les personnes âgées qui ne peuvent plus travailler pour gagner leur vie, ni vivre seules ? Il revient alors à l’Assistance publique ou à la charité privée, le plus souvent religieuse, de les prendre en charge. C’est ainsi que sont créés au cours du xixe siècle des établissements pour vieillards auxquels on a donné le nom d’hospices. Le catholicisme avait en Belgique une place écrasante, même si le premier roi des Belges était luthérien. En 1846, on comptait en Belgique moins de 8 000 protestants et anglicans et, cependant, en 1847 fut fondé à Bruxelles un « refuge protestant pour vieillards ». On peut expliquer cette création à la fois pour des raisons charitables en ce temps de Réveil et par la crainte d’un non-respect de son protestantisme au moment de la mort du vieillard.

Parmi les différents hospices de la ville, Sophie Richelle va en choisir cinq, chacun avec ses particularités, pour établir une typologie. Cette jeune universitaire belge donne ici un livre majeur dans la mesure où elle allie à une histoire traditionnelle des établissements (leur architecture, leur fonctionnement), une histoire sociale concernant les pensionnaires et leur entourage (domestique, médical, administratif), et – le plus neuf – une recherche sur la manière dont les hospices étaient perçus, à la fois objectivement et subjectivement, de l’intérieur par les pensionnaires, et de l’extérieur. Il s’agit là d’une histoire des sensibilités telle qu’Alain Corbin l’a initiée dans ses différents ouvrages. Mais aussi un travail dans la lignée de ceux de Michel Foucault avec cette volonté de donner corps « aux vies oubliées ou dites insignifiantes ». L’auteure place au centre de cette histoire ces vieillards oubliés qui n’étaient plus qu’un nom sur un registre, et les rend proches et vivants.

En étudiant ces cinq hospices, Sophie Richelle peut établir une typologie. Pachéco et Les Hospices Réunis sont destinés aux femmes et sont les mieux dotés. Elles ont des chambres particulières et peuvent sortir. Sainte-Gertrude et les Ursulines reçoivent une population plus hétérogène, à la fois payante ou indigente. L’Infirmerie se spécialise dans l’accueil des indigents invalides, incurables et les plus démunis. Ces cinq établissements fonctionnent en réseau, l’Infirmerie ayant la place centrale puisqu’elle recueille les plus malades. Les inégalités entre ces hospices sont à la fois sociales et physiologiques. Selon l’hospice, le travail ménager est fait par les pensionnaires eux-mêmes ou par des servantes. Les hospices prolongent les différences et les inégalités sociales bien qu’ayant en commun un cadre de vie collective où la destinée inéluctable, incontournable, est la mort.

Mais n’entre pas à l’hospice qui veut. Un tri s’opère à l’entrée et sont préférés les « bons pauvres » qui au cours de leur vie ont épargné. Des lits de fondation sont réservés à des vieillards qui ont connu une vie antérieure aisée et qui sont ainsi « d’autant plus dignes de compassion ». Deux places ont été fondées pour des protestants par M. Reuss. Mais l’écrasante majorité est catholique, malgré une lente laïcisation au cours du siècle.

Cette histoire des hospices est aussi parallèlement une histoire de la médecine. On voit augmenter le nombre des médecins et s’élargir l’éventail de leurs spécialités. Dans les hospices, la visite médicale est quotidienne et matinale de manière à servir à l’enseignement clinique. En fait, les hospices servent peu à l’enseignement, médecins et étudiants préférant les hôpitaux ou l’Université libre (c’est-à-dire laïque) de Bruxelles créée en 1834. D’un point de vue médical, le personnel subalterne des hospices, ou « gens de peine », n’a aucune formation. Ce sont de jeunes Flamands qui ont quitté la campagne pour raison économique. Les salaires sont bas et le travail peut être pénible et parfois répugnant. Aussi le turn over est-il important. Une lente professionnalisation du métier se fera à partir des années 1880, mais les salaires sont trop faibles pour avoir un personnel formé. Même s’ils savent appliquer des ventouses ou de la pommade, ils restent des domestiques !

La vie quotidienne à l’hospice dépend aussi de la place du pensionnaire dans la hiérarchie sociale. Avoir sa chambre permet l’intimité. Vivre dans un dortoir de trente personnes limite le « privé » à son lit « refuge » (sans rideaux à l’Infirmerie) et à sa table de nuit avec tiroir, « le duo incontournable du pensionnaire » qui quelquefois cherche à le personnaliser. L’uniforme aussi dépersonnalise, mais il peut être de meilleure qualité que les vêtements usés des plus pauvres. Et, effectivement, quand on pense à l’extrême dénuement de la majorité de la population belge (ou française) au xixe siècle, aux logements insalubres, à la nourriture insuffisante, aux semaines de travail de 72 heures, au chômage, aux accidents, on comprend que l’hospice pouvait représenter un refuge pour les vieux travailleurs, malgré la promiscuité. Au cours du siècle, les hospices ont connu des améliorations en ce qui concerne le chauffage, l’éclairage, l’approvisionnement en eau, etc. Mais pas autant que désiré : « le combat contre les odeurs se mesure dans les hospices à l’échelle du siècle qui n’en viendra pas à bout. »

L’aspect le plus neuf de ce livre est certainement celui consacré aux sensations : odeurs, vue, sons, saveurs, touchers, temps. Pour chacune d’elles sont considérés les deux aspects, la production et le ressenti, ressenti des pensionnaires, ressenti des « autres », entourage et monde extérieur. Le nombre de citations qui éclairent ces différents points traduit le choc inévitable entre l’individuel et le collectif. Cependant, les archives peuvent présenter un biais : considérer le nombre de plaintes ou les dysfonctionnements alors que quand tout va bien, cela ne laisse pas de traces ! Enfin ces sources représentent la vision d’une élite sociale qui a tendance à juger selon ses critères alors que les pensionnaires appartiennent aux classes populaires. Mais avoir établi ainsi une typologie de cinq hospices différents permet, tout en ayant une réflexion sur la vieillesse, de voir ce qui est vraiment propre au xixe siècle, et ce qui annonce les expériences des maisons de retraite du xixe siècle.