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Natalia MUCHNIK, Les prisons de la foi. L’enfermement des minorités, XVIe-XVIIIe siècle

Paris : PUF, 2019, 351 p.

Didier BOISSON

Après avoir publié dernièrement, avec Mathilde Monge, L’Europe des diasporas (Paris : PUF, 2019), Natalia Muchnik, dans cette nouvelle étude, s’intéresse à l’enfermement des minorités religieuses, et plus spécialement les catholiques en Angleterre à partir du règne d’Elizabeth Ire, les protestants en France après la révocation de l’édit de Nantes, les morisques et les crypto-judaïsants en Espagne dès le xvie siècle. L’hypothèse de départ est que les minorités religieuses proscrites dans l’espace public trouvent dans les prisons deux types de liberté : « d’un côté, celles qui tiennent à leur investissement des lieux et aux pratiques sociales qui y sont développées, de l’autre celles qui se manifestent par la circulation des idées, des objets et des personnes de part et d’autre de l’enceinte carcérale, et par les liens que les détenues instaurent avec la société environnante et avec leurs coreligionnaires » (p. 23). Tout au long de la lecture de l’ouvrage, la comparaison faite entre les minorités montre la pertinence d’une telle approche ; et on ne peut pas s’empêcher de faire des parallèles avec des phénomènes plus contemporains se déroulant dans les prisons.

Outre les prisons, souvent aménagées dans des bâtiments préexistants, et dans lesquelles les autorités cherchent – sans jamais y réussir totalement – à isoler les plus opiniâtres, il faut constater la diversité des lieux d’enfermement avec les établissements hospitaliers, les couvents et les monastères, ou les galères. Ces espaces ont ainsi pour principal objectif de mettre à l’écart les membres enfermés de ces minorités religieuses, mais également dans un souci de pénitence et d’éducation, l’enfermement étant « rarement une fin en soi mais un moyen » pour que le détenu avoue, se repente et dénonce. Toutefois l’isolement est tout « relatif ». Il n’est pas rare que les personnes incarcérées puissent communiquer entre elles, et même sortir ponctuellement de la prison, tel médecin pour soigner des patients, d’autres – comme à Saumur en 1700 – pour aller à l’auberge ! Concernant les huguenots, l’ensemble de l’ouvrage traite davantage des prisons et des galères, plus ponctuellement des hôpitaux généraux et des couvents, malgré les différences qui existent dans les modes d’enfermement entre ces différents lieux. Si des communautés religieuses interdites se forment en prison, cela dépend d’une part des effectifs incarcérés, mais aussi de la densité des minorités à l’extérieur : ainsi, les récusants emprisonnés sont plus importants dans le nord de l’Angleterre, les huguenots dans le sud-est de la France, ou les morisques dans les régions de Valence et de Saragosse. Les hommes sont séparés des femmes, tout en pouvant entrer en contact, mais certains espaces sont réservés aux femmes comme la tour de Constance. Malgré ses spécificités, la question de l’enfermement des enfants protestants enlevés à leurs parents est peu abordée, que ce soit dans les hôpitaux généraux ou les couvents. À cette société détenue, il faut ajouter une population qui leur est attachée, soit collectivement (fournisseurs et artisans), soit individuellement (domestiques, cuisiniers…). Cet élément révèle une inégalité des régimes de détention, que ce soit dans les prisons parisiennes où il existe trois formes d’hébergement, londoniennes, ou inquisitoriales : conditions de logement, repas ou vêtements peuvent beaucoup varier.

Les dispositifs de l’enfermement conjuguent maintien de l’ordre et conversion. Ainsi, le geôlier est-il en principe chargé de vérifier que les détenus effectuent les rituels de la religion dominante. L’objectif de l’enfermement est également spirituel : obtenir la conversion des détenus avec l’aide de religieux présents dans les prisons ou à proximité. La pression est donc forte sur les détenus pour qu’ils se convertissent. Comme on le sait par ailleurs, ce n’est pas parce qu’un huguenot se convertit en prison qu’on ne le retrouve pas quelques mois plus tard au Refuge. Toutefois, comme le constate l’auteure, « l’agrégation, la distinction avec les autres détenus et le lien créé par la position partagée face aux gardiens, favorisent la construction communautaire autour de l’élément religieux […]. L’individu dispose, par là même, d’une source d’identification indépendante de son statut socioéconomique et de son origine géographique » (p. 137), même si cette résistance à l’action disciplinaire de la prison n’est pas propre aux membres enfermés des minorités religieuses. La feinte et le contournement sont des comportements plus courants que la confrontation. Le secret caractérise ainsi ce culte clandestin : de nombreuses précautions sont prises face aux gardiens, comme des codes de reconnaissance que l’on retrouve dans les correspondances internes et externes : « le secret partagé, en situation de forte contrainte, soude une partie des détenus au-delà de leur diversité sociale, en des formes analogues à ce que l’on observe hors-les-murs ». Il existe donc dans les prisons des formes de solidarité qui permettent aux détenus d’intégrer plusieurs groupes à la fois. Les prisons sont également des lieux du sacré. Il existe une véritable appropriation de l’espace par les détenus, même si cela dépend des profils sociologiques, des situations financières ou du caractère transitoire de l’incarcération. Parmi ces modes d’appropriation, les objets, les graffitis, les images ou les livres s’avèrent essentiels, « tous concourent au processus de sacralisation qui ritualise le quotidien ». Les graffitis, devenus « lieux de mémoire », témoignent de la présence et de l’existence des détenus : beaucoup rendent compte de l’innocence des victimes, de reproches faits aux magistrats, mais aussi de la nécessité de résister.

Des détenus ou des témoins de la violence subie par les prisonniers font part dans les écrits qu’ils ont pu transmettre ou publier de la douleur, « celle qui est infligée au corps captif, douleur qu’il faut dompter, dominer, rationaliser, notamment en la donnant à voir » (p. 201). Chez les huguenots, cette « sublimation » de la souffrance se retrouve aussi bien dans les écrits des galériens Élie Neau, Isaac Lefebvre, Louis de Marolles ou Jean Marteilhe, mais également dans le récit de Jean-François Bion, aumônier des galères converti par la suite au calvinisme à Genève, prolongement des martyrologes des xvie et xviie siècles. Le chant des Psaumes ou la composition de cantiques participent également à cette résistance.

La frontière entre liberté et incarcération est d’autant plus poreuse que des espaces servent de jonction, de transition entre détenus et libres, donnant plus de latitude aux contacts. Les espaces de soin du monde carcéral semblent par exemple accessibles à des personnes du monde extérieur. Les prisons sont enfin des « pôles du territoire communautaire », c’est-à-dire qu’elles sont au cœur de réseaux d’informations, le lieu des secours apportés aux prisonniers par les coreligionnaires de la communauté locale mais aussi éventuellement de la diaspora. L’aide apportée peut aller de la prise en charge des enfants esseulés jusqu’au soutien apporté aux évasions. La prison est également au centre d’un réseau d’informations dont les correspondances constituent les liens entre les différents acteurs, la circulation des courriers se faisant souvent par l’intermédiaire des geôliers et de leur famille. Par ce biais, les prisons constituent aussi un lieu de prosélytisme de la part de détenus envers d’autres détenus. Si la porosité des geôles est un phénomène essentiel, elle n’est naturellement pas propre aux minorités religieuses enfermées, mais elle permet à ces dernières de faciliter la poursuite du culte interdit à l’extérieur de la prison.

La réflexion menée par Natalia Muchnik sur Les prisons de la foi permet de souligner combien une étude comparatiste est riche d’enseignements, et les minorités religieuses choisies par l’auteure démontrent la pertinence de cette recherche. Les spécialistes de telle ou telle minorité pourront trouver que certains aspects sont trop rapidement étudiés. Mais l’exhaustivité ne pouvait être recherchée. Au contraire, les nombreuses pistes ouvertes par cet ouvrage offrent aux chercheurs des opportunités d’approfondissement de ces questions.