Book Title

Christian MAILLEBOUIS, Didier PERRE, Complaintes des huguenots en Velay. Mazet-Saint-Voy, 1776-1838

Le Puy-en-Velay : Les Éditions des Cahiers de la Haute-Loire, 2019, 296 p., avec une préface de Patrick Cabanel

François BOULET

Didier Perre et Christian Maillebouis, historiens du département de la Haute-Loire, nous offrent un bel ouvrage, copieux et précis, de qualité, via Les Éditions des Cahiers de la Haute-Loire, superbe revue d’études locales, qui met en valeur les enquêtes historiques à propos de la Montagne huguenote entre Velay et Vivarais1.

Les « complaintes » anonymes des huguenots de la Montagne au xviiie siècle sont rassemblées : 39 complaintes dont 17 inédites. Elles sont compilées à travers trois manuscrits : manuscrit Roux vers 1777, cahier Sagnes de 1837, manuscrit Royer de 1838.

Le travail de méthode, d’analyse historique sur ces manuscrits est au rendez-vous. Christian Maillebouis renouvelle l’historiographie de la Montagne avec des études d’une solidité exemplaire, toujours nourries à la source première. Il est un historien qui ne laisse rien au hasard : hommage et lecture de ses prédécesseurs qui ont travaillé sur ces complaintes2, géographie des mandements d’Ancien Régime, des diocèses et des assemblées au « Désert », démographie, routes et foires, mentalités et religions, étude biographique des pasteurs itinérants Pierre Peirot dit Pradier (1712-1772) et Jean-Pierre Philip dit Lacoste (1744-1824). Son étude sur le Velay protestant vers 1770 (p. 7-72) nous semble exemplaire à cet égard, car il sait travailler à toutes les échelles géographiques – royaume de France, Bas-Languedoc et trois diocèses Vivarais, Velay, Gévaudan – afin de mieux comprendre la Montagne au cœur ou aux confins, avec l’église de Saint-Voy du Mazet au centre (p. 35). Cette notion géographique de Montagne est jugée « essentielle » selon Christian Maillebouis pour comprendre l’est du Velay (p. 28) ; l’intendant du Languedoc Nicolas Lamoignon de Basville, entre 1685 et 1718, évoque ce petit pays du Velay avec des gens « grossiers » et « mal tournés », et à l’écart, des « nouveaux convertis » (p. 16). Bref, un pays violent, misérable et religieux, « fanatique ». Didier Perre, ethnologue et musicologue, spécialiste des musiques populaires en Haute-Loire, s’interroge sur l’exact contraire de la violence, la douceur, le sensible ou l’invisible de ces complaintes : leur musicalité via les timbres et les mélodies. La religion réformée, calviniste, française, trouve donc là-haut exceptionnellement, un historien et un musicologue, à travers une « heureuse rencontre » (p. 8), pour mieux comprendre la foi en Dieu seul, louée, écrite et chantée.

Sur la terre chrétienne catholique du Velay, le point de vue de l’autre religion chrétienne « hérétique » à l’Est est bien présent, enraciné depuis l’édit d’Amboise du 19 mars 1563. Plus d’un siècle plus tard, au cours des années 1683-1685, le Roi « très chrétien » croit éradiquer une religion moribonde, un îlot de la périphérie géographique ou le consistoire de la Montagne. Mais les 10 000 âmes de la Montagne huguenote de « Saint-Voy » durent et perdurent dans les veillées, lors des quatre mois d’hiver, ou à travers les cultes au « Désert », autour du mont Lizieux et au nord du mont Mézenc. Ils sont trop humbles pour s’exiler ou trop fiers, religieux surtout pour céder. Une humble grandeur de « ceux des montagnes » s’y déploie. Même les catholiques leur offrent la tolérance ou une étonnante bienveillance au cours du xviiie siècle, une « tendresse » et non l’épouvante et la terreur. Ainsi l’évêque au Puy-en-Velay de 1742 à 1774, Jean-George Lefranc de Pompignan, supporte davantage ces protestants « hérétiques » que les « incrédules » voltairiens et libres penseurs (p. 20-22). On rêve alors de mieux connaître, par la suite, les liens clandestins, un peu circonstanciels, « contre-nature » et méconnus, entre les catholiques « réfractaires » et les huguenots de la Montagne au cours du basculement de la Grande Révolution (1789-1799), contre la Terreur notamment.

Ce qui frappe dans ces complaintes anonymes, où le « je » est presque haïssable, c’est la puissance de la foi de ces ancêtres, que l’on retrouve peu dans le bas pays ou les villes au même moment et sur la durée : une foi chevillée au corps, presque mystique avec les prophéties, vécue de façon réaliste avec la destruction des temples ; une lecture de la Parole de Dieu, un chant psalmodié, qui donne des pleurs, des émotions, des soupirs. Mais au final, c’est l’absence d’amertume, qui en résulte : Dieu, Sa Grâce, l’Espérance, l’espoir d’un jugement, la fin des tribulations pour les « Justes ». Après le malheur, le Bonheur du Royaume promis. Pleurs ici-bas, même en hauteur, joie dans le Ciel. Oui, à travers ces complaintes, la religion est une protection, une consolation, face à tous les « méchants ». Et Dieu sait si les dragons, avant 1715 surtout, et les brigands courent la montagne tout au long du siècle. Mais l’opiniâtreté religieuse paie. La tolérance s’impose dans les années 1750-1770 et, de fait, en 1788-1789 avec l’édit de tolérance octroyé par le roi Louis XVI. Mais l’histoire séculaire douloureuse est bien vivante, doublée d’une foi montagnarde qui transporte les montagnes. Le temps des complaintes dure davantage que celui de la tyrannie ou de la terreur. Les complaintes ne sont pas oubliées car la religion ne se perd pas.

Une autre remarque après la religion « dominante » : celle du temps et du lieu de ces complaintes. Cette culture des complaintes entre écrit et oral ne se retrouve pas au culte, à l’école, et a fortiori dans les académies. Elle est paysanne et populaire, à travers les veillées, du xviiie siècle au milieu du xxe siècle et a un horizon géographique qui va du Velay au Dauphiné en passant par le Vivarais, moins « cévenol » en définitive qu’Auvergne-Rhône-Alpes ! C’est une culture « localiste », « populiste », huguenotiste, patriotique, qui se perd avec l’exode rural, l’ère de la télévision, la déchristianisation des années 1950-1960. Comme si le monde contemporain, de l’école à aujourd’hui, avec l’ordinateur, n’avait plus besoin de ces héros religieux huguenots, martyrs, chantés : par exemple les pasteurs ou ministres « Monsieur Durand » (Pierre Durand, né le 12 septembre 1700 au Bouschet, commune de Pransles, exécuté le 22 avril 1732 à Montpellier, p. 171-175, p. 194-198) ; « Monsieur Rang » (Louis Ranc, né en 1719 à Ajoux (Ardèche), exécuté le 12 mars 1745 à Die, p. 147-154) ; « Monsieur Desubas » (Matthieu Majal dit Désubas, né le 28 février 1720 à Vernoux-en-Vivarais, pendu le 1er février 1746 à Montpellier, p. 118-128).

Mais entre-temps cette civilisation des complaintes pour les martyrs huguenots « de chez nous » rejoue à plein avec l’apocalypse des années 1939-1945, comme dans un dernier chant funèbre vivant. Le poème de Duchenet à La Favéa du 21 août 1938 est à relire avec des intonations d’un autre temps, soi-disant (p. 76-77). Et notre maître à penser Pierre Chaunu a encore raison d’écrire qu’entre 1940 et 1944, elles sont réécoutées dans les veillées et font agir dans la Montagne-refuge envers le peuple du Sinaï puis de Sion. Le pasteur André Trocmé connaît cette complainte et lui-même offre une complainte, avec son ami le directeur d’école Roger Darcissac, qui étudie en historien et en acteur de la Résistance la « complainte de Monsieur Desubas » en 1942-19433. Les juifs vivent une catastrophe ; les huguenots comprennent leurs complaintes. Tout est en place pour la rencontre la plus exceptionnelle qui soit entre huguenots et juifs, voire entre chrétiens et juifs, dans la France sous l’Occupation allemande4. La complainte permet la Résistance. Ailleurs, vies parallèles des pays-refuges de France obligent : Moissac en Tarn-et-Garonne vit la catastrophe d’une crue du Tarn les 3-4 mars 1930. Des complaintes alors naissent et sont chantées au cours des années 1930. Curieusement, elles vont se mêler aux chants israélites de la jeunesse entre 1940 et 1943 au Quai du Port près du Tarn. Moissac et Le Chambon-sur-Lignon trouvent dans les complaintes des temps court ou long une loi de l’histoire humaine : lorsqu’un peuple a souffert au passé, il agit avec plus de compassion face à la souffrance d’autrui au présent. La complainte huguenote permet la Résistance française5.

Le beau mot français « complainte » propose alors dans cet ouvrage une force nouvelle, humaine, « durable », à proprement dit transhistorique et transgéographique. Même si le temps qu’elle chante est un peu « daté » et « localisé ». Oui, la période 1685-1970, de Louis XIV au Général de Gaulle, ou un autre temps long de trois siècles religieux des complaintes sont derrière nous ; autrement dit, un air du temps des xvii-xviiie siècles au siècle de De Gaulle6. Oui, la Montagne apparaît trop loin ou trop haut pour nous autres hommes des villes. Nous devons mieux lire, mieux écouter ce chant très religieux, un peu funèbre, un peu merveilleux, un peu heureux, un peu décalé, un peu dépassé. Les notations musicales de ces complaintes sont perdues parfois. Retrouvons-les et réécoutons-les avec Didier Perre. Arrêtons l’ordinateur ; prenons le temps de cette culture d’hier, pour demain ou après-demain, sans nostalgie. Cet art de la complainte rejoint alors une veine musicale et littéraire, immémoriale, universelle. Nous entendons quelque part dans ces complaintes paysannes, un chant multiséculaire et universel, qui se situe entre les Psaumes 38 (p. 202-204) et 130 (p. 229-234), la complainte non-protestante sur le tremblement de terre à Lisbonne le 1er novembre 1755 (p. 242-243) ou les oraisons funèbres d’André Malraux comme le chant profond qui charrie la douleur et l’espérance ancestrales de l’humanité en tous lieux. Ces complaintes ont donc un avenir.

Avec la bonne, belle et dynamique préface de Patrick Cabanel, qui juge avec raison cette étude comme une réjouissance et une référence, ce livre donne tout son sens à une riche historiographie de la Montagne-refuge huguenote demi-millénaire (bibliographie, p. 257-267). Le génie du lieu de la Montagne-refuge huguenote – du Tarn au Dauphiné, avec au centre cette Montagne du Mazet-Saint-Voy-Chambon-sur-Lignon ou un autre croissant fertile, biblique ou réformé, ou arc, diagonale de moyenne altitude –, son secret ou son inspiration, se trouve dans ces complaintes. Didier Perre et Christian Maillebouis doivent être chaleureusement remerciés pour ce travail de longue haleine, méthodique – les cartes, les nombreux index et les illustrations sont remarquables –, ou le fidèle souvenir d’une Montagne huguenote française, « inspirée » selon la pensée des lieux sacrés selon Maurice Barrès, et influente à travers les siècles et les lieux.

L’écrivain Romain Gary, si sensible aux complaintes de ses semblables au xxe siècle, a alors le dernier mot ou le premier, l’expression la plus essentielle : Mazet-Saint-Voy et Chambon-sur-Lignon, ou la Montagne, sont des « noms de haute fidélité7 ».

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1. Nous pensons aux nombreux travaux sur la Montagne protestante en Velay de Roger Darcissac hier, et de notre ami Gérard Bollon aujourd’hui, avec l’appui du président de l’association des Cahiers de la Haute-Loire Christian de Seauve.

2. Notamment dans le BSHPF : Daniel Benoît, Charles Bost, mais également dans d’autres revues, Alice Colanis, « inventeur » de cette étude, à qui l’ouvrage est dédié (p. 2, p. 8-9).

3. Nous renvoyons à notre étude sur ce réemploi historique : Histoire de la Montagne-refuge. Aux limites de la Haute-Loire et de l’Ardèche, de la Réforme protestante à la Seconde Guerre mondiale. Le Chambon-sur-Lignon, Tence, Fay-sur-Lignon, Saint-Agrève, Le Mazet-Saint-Voy et leurs environs, Polignac : Éditions du Roure, 2008, p. 219-223.

4. Pierre Chaunu, « Juifs et protestants », Information juive, novembre-décembre 1985, réédition in L’apologie par l’histoire, Paris : Œil-Tequi, 1988, p. 95-97.

5. Lire notre enquête en cours : « Le Chambon-sur-Lignon, Dieulefit, Moissac : trois pays-refuges à comparer (1940-1944) », Cahiers de la Haute-Loire, 2019, p. 267-287.

6. Philippe Joutard, « Une mentalité du 16e siècle au temps des Lumières : les protestants du Vivarais », Dix-huitième Siècle 17 (1985), Le protestantisme français en France, p. 67-74.

7. Romain Gary, Les Cerfs-Volants, Paris : Gallimard, folio, 2006, p. 282 : « Et que j’écrive encore une fois ces noms de haute fidélité : Le Chambon-sur-Lignon et ses habitants [… ] ».