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Le temple d’une mémoire vivante

Antoine DURRLEMAN

Aussi loin que remonte ma mémoire d’enfant, j’ai toujours connu de la Société de l’histoire du protestantisme français le Bulletin. Revêtu de cuir rouge depuis sa toute première livraison jusque dans les années 1920, puis sous une reliure de carton grenat jusqu’à la fin des années 1960, et enfin chaque numéro sous sa couverture verte soigneusement rangé dans l’ordre chronologique, il s’alignait dans une grande bibliothèque dont il grignotait les uns et après les autres les rayons derrière le bureau de mon père à la Maison de La Cause. Il tenait lui-même cette collection de son père, Freddy Durrleman, fondateur de La Cause, qui en avait annoté de nombreux articles. À son tour, il s’y référait fréquemment, notamment dans ses tâches éditoriales. Pour l’enfant fasciné que j’étais, c’était sous mes yeux une cathédrale de la pensée qui prenait forme, sans cesse en construction, toujours inachevée, autour d’un trésor immatériel : l’histoire du protestantisme. Plus tard, j’en devins le lecteur assidu, puis je finis par m’y abonner. Aujourd’hui que me voilà détenteur désormais de cette impressionnante collection constituée au fil des générations, je retrouve quand j’ouvre l’un de ces volumes au papier qui craque et à l’odeur de vieux cuir, comme Proust lorsque son pied heurte le pavé irrégulier de la cour de la duchesse de Guermantes, la saveur et le bonheur de ces premières lectures.

La Bibliothèque, c’est autre chose. Sa découverte fut plus tardive. Alors en khâgne, je suis allé pour la première fois rue des Saints-Pères déposer un colis de livres sur l’histoire du protestantisme édités par La Cause : en quelque façon, un second dépôt légal après celui règlementairement effectué auprès de la Bibliothèque nationale… Ce fut un vrai choc ! Pour moi, la SHPF était, au sens propre, une utopie. Je n’avais pas imaginé qu’elle puisse s’incarner autrement que par quelques bureaux. Ouvrir pour la première fois la porte en haut des marches, découvrir immédiatement la salle de lecture dans toute son ampleur, embrasser par un premier coup d’œil sa double dimension de bibliothèque avec tous ces ouvrages escaladant tous les murs avec juste le répit des galeries supérieures avant que ne reprenne l’ascension des étagères, et de mémorial, avec la frise des noms inscrits autour de la salle et les vitrines recélant des objets remontant pour beaucoup aux temps du Désert : interdit au seuil de l’entrée, j’ai alors éprouvé un frisson quasi sacré de pénétrer brusquement dans l’adyton d’un sanctuaire. Un sanctuaire de la mémoire. Et pourtant, si étonnant qu’il m’apparut alors, j’avais le sentiment profond qu’il n’aurait pu être différent, qu’il était bien tel qu’il devait être. Car si étranges qu’ils me semblèrent lors de cette première fois, ces lieux m’apparurent aussi singulièrement familiers. Sans doute parce que j’y retrouvais une organisation assez comparable à certaines des bibliothèques que je fréquentais comme étudiant. Surtout peut-être parce qu’il en émanait comme une dimension spirituelle. Il était difficile de se déprendre de l’impression qu’il s’agissait sans doute en réalité à l’origine d’un temple : avec son porche d’entrée, avec son éclairage zénithal et sa verrière qu’on aurait pu imaginer ornée d’une croix huguenote ou d’une colombe du Saint-Esprit comme dans certains temples de la fin du xixe siècle, avec ses tribunes, avec en face de l’entrée la table des bibliothécaires où une Bible ouverte avait dû figurer autrefois…

Mais plus grande encore fut ma surprise d’y trouver des chercheurs absorbés dans la consultation précautionneuse d’archives vénérables pour certaines, d’autres à l’évidence plus récentes. C’est alors que je pris conscience que la Bibliothèque n’était pas seulement un conservatoire d’ouvrages et d’imprimés, fussent-ils fort anciens, sur le protestantisme et son histoire. Elle n’était pas seulement un lieu de savoir, mais aussi le lieu d’une mémoire vive qui s’augmente sans cesse. Non pas comme le Musée du Désert, comme plus tard Philippe Joutard allait précisément l’analyser dans la série des « Lieux de mémoire » sous la direction de Pierre Nora, à la fois institution mémorielle et musée d’histoire dans ce lieu emblématique qu’est la maison de Rolland. Mais d’une autre manière : comme dépositaire et conservatrice de sources premières depuis la Réforme et ses débuts, et même avant, jusqu’aux apports plus contemporains d’archives aux multiples formes qui lui ont été et lui sont confiées de toute part, des Églises, des particuliers, des institutions protestantes. Des matériaux fragiles, presque devenus parfois de l’ordre de l’immatériel, qui ne sont pas seulement des témoignages à conserver soigneusement dans une sorte de piété filiale, mais parce qu’il s’agit de documents de première main, souvent uniques, auxquels il importe de donner large accès pour être le support de recherches nouvelles.

En quelque sorte, Bibliothèque nationale du protestantisme et, en même temps, Archives nationales du protestantisme : la Bibliothèque est ainsi fondamentalement une arche de Noé. Une arche de mémoire qui rassemble pour les sauvegarder les traces éparses et menacées qu’ont laissées derrière eux au fil des temps acteurs et témoins. Elle n’est pas seulement elle-même devenue à son tour un haut lieu de mémoire. Elle n’est pas non plus seulement l’endroit où s’affirme dans toute sa dimension, à la fois sur un plan symbolique et dans le concret de ses missions, la résistance opiniâtre à l’oubli et au tempus edax et où se manifeste un devoir de mémoire. Elle est, d’abord et surtout, le lieu par excellence d’accueil et de préservation d’une mémoire vivante, cette mémoire « matrice d’histoire » qu’évoquait Paul Ricoeur.

Une histoire non pas seulement au passé dont elle s’est en quelque sorte constituée d’autant plus gardienne qu’elle a été si souvent arasée, oblitérée, manipulée, mais attentive également en permanence au présent qu’il faut lui savoir d’ores et déjà capter. Une histoire tournée aussi vers un avenir qui n’est pas encore advenu, où sous une forme en perpétuelle réinvention continuera à s’affirmer la présence au monde des protestants et à se tisser l’histoire du protestantisme, et qu’elle doit savoir anticiper.

C’est là tout l’élan partagé et le sens profond qui ont présidé aux impressionnants travaux de rénovation des sous-sols, menés si bien au cours des mois écoulés : préserver et conserver dans les meilleures conditions cette richesse essentielle au cœur de la Bibliothèque qui est celle de toutes ses archives ­accumulées déjà, se donner la possibilité d’en accueillir de nouvelles dans le futur, faciliter leur mise à disposition des chercheurs.

Pour que se déploient sans cesse davantage la pluralité sincère des approches, le patient dialogue des sources, l’articulation fine des points de vue, les échanges critiques qui de proche en proche fécondent, nourrissent et construisent, selon l’expression encore de Paul Ricoeur, une « juste mémoire » du protestantisme. Celle que notre Société a pour vocation de porter, hier, aujourd’hui, demain.