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Théodore de Bèze spirituel

À propos des Chrestiennes meditations (1582)

Pierre-Olivier LÉCHOT

À la mémoire d’Alain Dufour et d’Irena Backus

Voici Théodore de Bèze, tel du moins que la postérité en conserve le souvenir, à mains égards semblable à sa statue du Mur des Réformateurs de Genève : sec, imperturbable, marmoréen – en un mot : hiératique ! Un sentiment de froideur et de dureté semble en effet se dégager des nombreux portraits qui ont été dressés par les biographes de celui que l’on réduit encore trop souvent au rôle de continuateur de l’œuvre de Jean Calvin. L’histoire de la théologie de frappe protestante y a sans doute sa part de responsabilité, elle qui en est si longtemps demeurée à la seule doctrine de Bèze, nous laissant de lui une image de raideur dogmatique et d’austère rationalisme. Que n’a-t-on pas écrit au sujet de Bèze en tant que père de l’orthodoxie et de la scolastique calvinistes1 ! Certes, Bèze fut bien en un certain sens le continuateur de la pensée de Calvin, qu’il entendit rendre plus accessible en lui conférant les avantages de la simplicité schématique. Mais de là à qualifier sa pensée de « rationaliste » et à étiqueter son style comme « sec et froid », il y a un abîme qu’il faut se garder de franchir2. Car la pensée de Bèze, tout comme sa parole écrite, n’est jamais purement cérébrale. Même si elle porte le souci de la clarté et de la concision à un degré supérieur à celle de Calvin, la parole bézienne est avant tout celle d’un homme de chair – chair avec ou sans « e », aurais-je envie de préciser.

Bèze fut un poète talentueux – profond, assurément, mais aussi rieur. Il fut également, et peut-être surtout, un grand « spirituel » – tout autant, osons le dire, que son grand rival catholique, François de Sales. J’aimerais en prendre pour témoin un petit livre que les historiens n’ont que très peu et trop peu lu : ses Chrestiennes meditations3, ce « poème en prose » comme aimait à le définir le regretté Alain Dufour4 qui n’hésita pas, par ailleurs, à les qualifier de « sommet de l’œuvre » bézienne – les plaçant ainsi au même niveau que les travaux philologiques et dogmatiques du pasteur de Genève. Les Chrestiennes meditations furent publiées à Genève en 1582, mais elles dataient en réalité de la décennie 1550-1560 qui fut si féconde pour le jeune Théodore de Bèze. Elles sont ainsi contemporaines de son Abraham sacrifiant, chef d’œuvre de l’art théâtral religieux du xvie siècle. Mais elles remontent aussi, et peut-être surtout, à cette période où Bèze traduisait les Psaumes en vers français, prenant la suite de Clément Marot à la demande de Calvin5. Cette époque de sa vie est encore celle durant laquelle, alors professeur de grec à l’Académie de Lausanne, il développa son système dogmatique à propos de la prédestination en approfondissant et en systématisant la doctrine de son maître. Le Bèze théologien n’est donc pas séparable, nous le verrons, du Bèze spirituel. Devenu en 1558 pasteur et professeur à Genève, il reprit ensuite ses méditations, probablement lors de son séjour à la cour de Nérac, en 1560, à la demande de Jeanne d’Albret, la reine de Navarre dont la mort en 1572 interrompit leurs échanges6. Il n’est pas improbable qu’il les retravailla ensuite jusqu’à leur édition, comme en attestent les allusions aux massacres des Guerres de religion que nous retrouvons dans l’œuvre telle qu’elle fut publiée en 1582.

Il n’y avait à la vérité aucune originalité à publier des « méditations » chrétiennes en cette seconde partie du xvie siècle, puisque se développait alors un vrai marché littéraire dans ce domaine. Du point de vue de l’histoire de la piété chrétienne, Bèze n’innovait pas non plus puisque le genre de la « méditation » plongeait ses racines dans une tradition fort ancienne, remontant aux Pères de l’Église, comme Augustin, et à de prestigieuses figures médiévales telles qu’Anselme de Cantorbéry, Bernard de Clairvaux ou Hugues de Saint-Victor7. Le pasteur de Genève ne faisait donc rien d’autre que s’insérer dans une tradition ancienne, en partie monastique : celle de la lectio divina et de la « rumination » de la Parole de Dieu8, c’est-à-dire de la répétition à mi-voix du texte biblique en vue de son intériorisation, une tradition où la lecture de l’Écriture voisinait souvent avec la prière et où la méditation du texte biblique se faisait dialogue avec Dieu lui-même.

Il serait pourtant erroné de croire que Bèze n’innovait en rien. En écrivant ses méditations, il répondait en effet à un besoin du monde protestant qui se faisait de plus en plus pressant. Avec l’instauration de la Réforme avait été aboli le sacrement de la pénitence et, partant, la possibilité d’une confession de ses péchés auprès d’un prêtre. En invitant à méditer sur les Psaumes dits « de pénitence », Bèze proposait de remplacer la confession auriculaire et l’absolution par une pratique nouvelle, enracinée dans la lecture du texte biblique :

[…] je me suis mis aussi à esbaucher quelques meditations sur ce subject [des Psaumes] ayant choisi […] les sept Psalmes pieça nommez penitentiaux, pour estre lors specialement dediez à ceux lesquels après avoir satisfait à la penitence publique et canonique, estoyent r’alliez au corps de l’Eglise […]9.

C’est ce qui explique le choix du Psaume 1 et des sept Psaumes de pénitence comme base de ses « méditations ». La méditation pénitentielle, ici, ne se fonde plus sur un formulaire de prière précis qu’il s’agirait de suivre à la lettre avant d’envisager la confession et de recevoir l’absolution. De part en part, la méditation bézienne plonge dans le texte biblique qu’elle paraphrase librement et en imite le style : Bèze se montre ainsi tour à tour rude et doux, métaphoriquement allusif et précisément direct. Calvin, déjà, le notait : seul David est à même de livrer « […] une manière de prier : car le sainct Esprit nous propose ce miroir [les Psaumes], afin que nos esprits ne defaillent sous la multitude et la pesanteur des afflictions10. » Les Psaumes, pour Calvin, sont ainsi une « anatomie de l’âme » : toutes les affections, toutes les passions de l’intériorité y sont peintes au naturel – il suffit donc de s’y référer pour permettre au fidèle de nommer les affects qui l’habitent11. Lire l’Écriture, la méditer, c’est donc en quelque sorte se retrouver mis à nu par le texte biblique et entrer dans un échange avec ce dernier qui devient alors prière de repentance adressée à Dieu, le seul confesseur qui vaille : Dieu qui, justement selon Jérémie, « sonde les reins et les cœurs » (Jr 17, 10). Pour Bèze, méditer le texte des Psaumes c’est donc prier, et prier c’est méditer. Car la méditation est bien sûr méditation d’un texte, mais aussi rumination et mise en rapport de celui-ci à son existence croyante. De lettre morte, le texte des Psaumes est appelé à devenir pour le croyant Parole vivante, mais aussi Parole vivifiante. En ce sens, la Parole de Dieu n’est pas inactive mais créatrice d’un événement pour Bèze, qui suit ici Luther et Calvin : « événement de Parole12 », événement de la rencontre entre le fidèle et son Dieu.

Voilà pourquoi Bèze ne fait pas que contempler le texte biblique – il regarde aussi au-delà de celui-ci, derrière sa lettre, pour se confronter à sa chose-même. Comme un chef d’orchestre éclairé, il ne se contente pas de faire jouer la partition, mais cherche à en restituer l’esprit pour toucher son auditeur droit au cœur. D’où la grande liberté que le pasteur de Genève se laisse et la place qu’il concède à l’imagination, comme dans ce passage où il est question de la repentance de David, auteur supposé des Psaumes, après son adultère avec Bethsabée et le meurtre d’Urie (2 Sam 11, 2 – 12, 25) :

[…] je voy de mes yeux, ce me semble, ceste povre femme se baigner encores : je voy David contristant ton esprit, resistant à sa conscience, recevoir ton ennemi et le sien, et se rendre volontairement captif à luy […] je voy le lict souillé et infect, où j’ay embrassé le peché et la mort : je te voy, cœur desloyal et meurtrier : je te voy, main traistresse, par qui ces deux lettres meurtrières ont esté escrites13 et à diverses fois, non point d’ancre, mais du sang de ce povre serviteur innocent : je te voy, povre peuple, pour lequel je devois exposer ma vie, exposé par exprés au glaive de l’ennemi : je te voy, ô loyal serviteur, renversé par terre, baigner en ton sang respandu pour le service de celuy qui te livre à la mort […]14.

Ici, David et Théodore de Bèze deviennent en quelque sorte une seule et même personne dans l’aveu d’une même conscience pécheresse15. La Bible n’est donc pas seule source d’inspiration pour Bèze méditant – sa conscience l’est également : « Et quel meilleur exemple de tout ceci sçauroit-on choisir que moy-mesme ? Aussi le veux-je publier afin que je serve de miroir ou patron aux autres16. » Bèze, du reste, le rappelle dans sa préface : il a rédigé ce texte en premier lieu pour son « instruction et consolation particulière17 ». Mais, on le voit à la lecture du passage sur la repentance de David, cette repentance n’est pas seulement celle du psalmiste dans laquelle viendrait en quelque sorte se refléter celle de Bèze : c’est bien celle à laquelle est appelé tout chrétien et, par conséquent, celle vers laquelle doit tendre toute la communauté des pécheurs, « tels que nous devons tous nous recognoistre18 ». Le « je » de Bèze n’est pas seulement, n’est pas d’abord le sien propre, mais celui de tout pénitent et de tout croyant. Un « je » universel, qui peut se confondre avec celui de David commettant l’adultère (« je voy le lict souillé et infect, où j’ai embrassé le peché et la mort »), mais qui peut également se faire « nous », comme dans sa méditation du Psaume 102 où ce n’est plus le fidèle seul, mais bien la « povre et desolee Eglise » qui supplie et implore la clémence de Dieu. Cette Église que « ses destresses […] contraignent non seulement de parler, mais aussi de s’escrier à pleine voix19 » :

O mes enfans bien-heureux, desquels les ames par la cruauté de mes ennemis desesperez ont esté poussees au ciel par toute sorte de tourmens, et desquels le monde estoit indigne, joignez vos tesmoignages devant l’Eternel aux complaintes de vostre povre mere, vefve, languissante encores en terre. Terre enyvree du sang de mes enfans innocens : eaux desquelles le cours a esté tant de fois empesché, et le teinct changé par les povres corps meurtris : air qui as tant reçeu de leurs sanglots et souspirs : flammes qui avez tant navré, taillé, decoupé de mes membres, n’estes-vous pas suffisans tesmoins que je ne me complains sans tres-juste cause ?20

L’actualité n’est jamais loin, en effet : les Chrestiennes meditations mettent en scène un imaginaire souvent macabre, probablement nourri par les Guerres de religion qui font rage et dont les moments les plus atroces, comme la Saint-Barthélemy, ont marqué au fer rouge le cœur des huguenots comme celui du chef de l’Église genevoise. Ici, c’est toute la terre, tous les éléments qui se trouvent entachés de manière indélébile par le sang des victimes huguenotes, suscitant ainsi ce haut-le-cœur que Bèze nous donne à sentir.

Dans ce temps de douleurs et de violence, mais aussi à la suite de Luther et de Calvin, Bèze rompt résolument avec les raffinements théoriques de la tradition médiévale21 pour se concentrer tout entier sur le concret, c’est-à-dire, d’abord, sur l’expérience du fidèle contemplant sa propre misère. La méditation du Psaume 1 devient, sous sa plume, une longue litanie mettant en scène les « errances » de l’existence humaine : bêtise de l’enfance, vanité (« ceste sorciere »), outrecuidance, ambition et volupté de la jeunesse, envie, vice et avarice de l’âge mûr… Dans ce « labyrinthe » de la vie, l’homme ne peut compter sur aucune de ses facultés :

Helas, povre miserable, et plus que chetifve creature, qui n’es jamais plus des-raisonnable, qu’alors que ta propre raison aveugle te mene, et ta volonté du tout desreiglee te poulse, quel chemin choisiras-tu en ce labyrinthe entrelassé de tant de sentiers, auquel tu nasquis, et par lequel tu as tant erré, vagabonde jusques à présent ?22

Le péché s’incarne en des vices, certes, mais il se manifeste aussi et surtout par ce que Kierkegaard appellera l’« angoisse »23 et que Bèze décrit comme une quête désespérée de repères stables jalonnant la course du pécheur en ce monde – un pécheur proprement « déboussolé » jusque dans son intériorité même :

[…] que feray-je, que diray-je, où iray-je, que trouveray-je en moy sinon ce qui souffre, et la cause de ce que je souffre, et qui me prestera secours d’ailleurs ? Si je regarde au ciel, j’y voy mon juge, le Soleil, ce grand œil du monde, qui m’a tant veu de fois offenser son Créateur et le mien […] La nuict qui semble couvrir toutes choses de ses tenebres, helas, que tesmoigne elle contre moy ? […] La terre s’ennuye de soustenir une si malheureuse creature, et ouvre desjà la grande geule de son abysme pour m’engloutir […] La mort mesme se recule de moy […] où iray-je donc ? que diray-je ? que feray-je ?24

Comme chez Luther, cette errance sur les chemins labyrinthiques du péché conduit à mettre au jour la racine du péché, ce péché radical contre l’Esprit qu’est la haine de Dieu.

[…] peu à peu, où nous pousse une telle accoustumance à mal faire ? Certainement jusques à ce poinct qu’on perd tout sentiment de Dieu, tout remords de conscience, d’ignorant on devient mauvais, de mauvais meschant tout oultre, et finalement moqueur de Dieu et de toute chose bonne25.

Certes, la conscience elle-même peut accuser le fidèle26, mais, comme chez Luther, c’est d’abord la Loi divine, ses commandements énoncés en l’Écriture qui viennent dénoncer cette errance, ronger comme l’acide le vernis de bienséance dont le péché lui-même avait enduit ses expressions les plus outrées.

Ta Loy, Seigneur ? Et c’est celle qui m’estonne, qui me condamne, qui me tue, n’y ayant commandement qui ne porte ma condamnation : car combien de créatures ay-je mis en ta place ?27

Contrairement à Calvin et à une longue tradition réformée, Bèze n’insiste pas ici sur l’importance de la Loi comme « patron » de la vie chrétienne. Il tient à montrer que, même pour le chrétien, la Loi demeure d’abord une accusatrice sans concession :

Helas, combien indignement me suis-je presenté à ta saincte Table ? Combien de fois t’ay-je menti ? Me pourrois-je vanter d’avoir rendu obeissance à ceux à qui je la devois, quand j’ay si peu craint de te desobeir ? […] Comment composeray-je pour tant de meurtres envers toy, Juge des pensees mesmes […] ?28

Bien évidemment, la miséricorde divine n’est pas absente du propos bézien et finit par apparaître à l’issue de cette traversée de la vallée de l’ombre et de la mort. Il en allait de même, du reste, dans la méditation médiévale qui était souvent conçue comme une sorte d’échelle, de scala permettant l’ascension étape par étape de l’âme croyante vers Dieu29. Mais sous la plume de Bèze, ce n’est plus le croyant qui se hisse vers Dieu ; c’est Dieu qui descend vers le fidèle, s’approche et offre son pardon avant même que le pécheur ait pris conscience de sa faute. La foi, en effet, est déjà présente dans la contrition du fidèle que la Loi place devant ses errements : elle devient donc appel à une sanctification renouvelée :

ô bon Dieu, ren moy donc incoulpable par la Loy de la foy, afin que la Loy des œuvres (qui m’estonne, condamne, et tue en moy-mesmes) m’asseure, m’absolve, et vivifie en celuy qui l’a accomplie pour moy jusques à estre fait malediction pour moy30.

C’est donc logiquement que le croyant désespéré se tourne vers Dieu, avouant devant lui toute la profondeur de son crime et la noirceur de son intention :

[…] où iray-je donc ? que diray-je ? Que feray-je ? J’iray droit à toy, ô Eternel, car que me servira-il de fuir devant celuy qui est partout ? […] Or donc, Eternel, plus grand que la grandeur mesmes, voici celuy qui est moins que rien, sinon que tresgrand mal soit quelque chose : Createur de l’homme, voici ta creature du tout defiguree : amateur de l’homme, voicy celuy qui a conspiré contre toy avec ton ennemi : tout bon, voici celuy quy est conçeu et nay en vice : voici le bois sec approchant du feu consumant : et prendra-il [sic] hardiesse de parler ? Sa misere le contraint de cercher remede : ta bonté declaree en tes promesses, verifiee par tant d’experiences, luy ouvre la bouche pour crier devant toy, « ne m’argue point en ta colere, ne me corrige point en ton courroux »31.

La confession du péché et la découverte des promesses de l’Évangile ouvrent la voie de la confiance : « O Seigneur, permets à moy pouldre et cendre d’estre, non pas hardi en moy, mais asseuré sur toy32. » Comme chez Luther lorsqu’il parle du « joyeux échange33 », le péché lui-même devient ainsi la seule et unique condition du pardon et de la félicité ultime :

O chose estrange, ô grand chef d’œuvre de Dieu ! Tout malheur est venu du péché, et nul n’arrive à la felicité, qu’ayant prealablement passé par le péché. Non certes que la felicité provienne de péché, mais pource que la misericorde presuppose misere, le pardon, la faute, la vivification, la mort34.

Ceci vaut du point de vue de Dieu, mais également de celui du croyant :

Je suis venu à toy, ô Eternel, mon juge et ma patrie, j’ay tout confessé, je n’ay rien teu, ne desguisé de mon iniquité, et comme je l’avois arresté en moy, ainsi ay-je fait : me condamnant, j’ay trouvé absolution : et me faisant mon proces, j’en suis sorti35.

Dans la foi au Dieu de miséricorde qui a pardonné le pécheur avant même que celui-ci ne prenne conscience de son péché, la mort devient, par un suprême renversement de perspective, le prélude à la vie : « La mort te fait-elle peur ? demande Bèze à la fin de son petit opuscule. Elle est vaincue, et tournee en entree de vie36. »

Toutes les méditations de Bèze ne suivent pas ce cheminement de la confession du péché vers son pardon comme la nuit conduit au jour. Ainsi, achevant de méditer le Psaume 38, Bèze laisse planer l’ombre d’une hésitation, rappelant qu’en ce monde rien n’est joué et que la foi ne va jamais sans le doute37, mais il n’en finit pas moins par lancer : « Et pourtant, Eternel mon Dieu, ne me delaisse point, mais tien toy pres de ce povre affligé qui t’invoque, ô Seigneur, duquel j’attends delivrance, accours à mon aide en l’extreme necessité38. » Même au cœur du doute du croyant sur lequel se referme cette méditation, demeure ce « et pourtant » qui ouvre en quelque sorte sur l’espérance d’une délivrance attendue avec confiance à défaut d’être pleinement attestée…

La méditation est donc aussi le lieu où la solitude hésitante du croyant peut s’exprimer et dans laquelle son angoisse se dit, en même temps que son espérance en « une issue heureuse de sa quête39 ». Car il n’en va pas ici d’une simple expression littéraire du système doctrinal de Bèze ou d’une pure traduction méditative de la théologie de la grâce protestante40 – il en va bien plutôt d’une transformation profonde des modes d’expression de la spiritualité elle-même, où l’examen de soi à la lumière des Écritures devient le lieu privilégié de la révélation de Dieu à l’âme croyante. La méditation bézienne n’est pas une plate résignation devant la prédestination éternelle de Dieu, encore moins la manifestation d’une crainte à l’approche du dévoilement du Jugement divin. Bèze parle ici pour les élus qu’il s’agit de rassurer en ces temps de doute et de mort. Plutôt qu’à les inquiéter, il cherche à leur faire découvrir, au tréfonds d’eux-mêmes, la réalité déjà effective du pardon et de la grâce de Dieu. Il leur propose une réitération littéraire du cheminement du fidèle à la lumière d’un texte biblique qui sert ici l’introspection réflexive. Cette démarche est servie par un style unique, directement inspiré de celui du psaume davidique. C’est ce style qu’annonçait la préface à son Abraham sacrifiant41, mais qui dépasse parfois son modèle pour s’accomplir dans une langue qui n’a rien à envier au baroque ou au maniérisme des spirituels catholiques :

Mais quoy ? haste toy, respon moy, Eternel, car je n’en puis plus : me voilà mort gisant en la poudre du sepulcre, si tu ne me monstres cest œil serain, qui d’un seul regard peut vivifier les morts. Sans le son de ta voix pleine de clemence je suis perdu : fay-la donc resonner en mes aureilles et en mon cœur : car je suis du nombre de ceux ausquels tu t’es obligé […]. Tu vois comme mes ennemis me tiennent enserré, delivre moy, ô Eternel, qui seul le peux faire, et le feras, d’autant que je n’ay refuge qu’en ta cachette. […] Arrière de moy, imprudente prudence, folle sagesse, desraisonnable raison, et toutes passions qui ne sçauriez que me precipiter du tout par moy-mesmes, ainçois, Seigneur, je te tien et retien pour mon Dieu, et par consequent ne veux vouloir que ce que tu veux42.

Placées à la fin de l’opuscule bézien, ces quelques phrases au style si vibrant apparaissent ainsi au lecteur comme une sorte de da capo, dans la mesure où elles nous convient à une relecture renouvelée de l’œuvre et, à travers elle, de toute existence croyante à la lumière de la Parole du Dieu qui s’approche et pardonne.

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1. Voir en particulier, pour ce supposé « rationalisme » de Bèze : Ernst Bizer, Frühorthodoxie und Rationalismus, Zürich : EVZ, 1963, p. 6-15, et Walter Kickel, Vernunft und Offenbarung bei Theodor Beza : Zum Problem des Verhältnisses von Theologie, Philosophie und Staat, Neukirchen : Neukirchener Verlag, 1967.

2. Cf., pour une nouvelle interprétation de la pensée théologique de Bèze : Richard A. Muller, Christ and the Decree. Christology and Predestination in Reformed Theology from Calvin to Perkins, Grand Rapids : Baker Academic, 20082 (1re édition : 1986), p. 79-96 ; Id., « The Use and Abuse of a Document : Beza’s Tabula Praedestinationis, the Bolsec Controversy, and the Origins of Reformed Orthodoxy », dans : C. R. Trueman et R. S. Scott (éd.), Protestant Scholasticism : Essays in Reassessment, Carlisle Cumbria : Paternoster Press, 1999, p. 33-61 ; Donald Sinnema, « Beza’s View of Predestination in Historical Perspective », dans : I. Backus (éd.), Théodore de Bèze (1519-1605), Genève : Droz, 2007, p. 219-239, et Pierre-Olivier Léchot, « Sur une aporie de Calvin. Note à propos des origines de la doctrine bézienne de la prédestination », Revue de théologie et de philosophie 148 (2016), p. 639-656.

3. Théodore de Bèze, Chrestiennes meditations, édition de M. Richter, Genève : Droz, 1964.

4. Alain Dufour, Théodore de Bèze. Poète et théologien, Genève : Droz, 2006, p. 200, à la suite de Mario Richter qui, dans son introduction à Th. De Bèze, Chrestiennes meditations, cit., p. 32, parle de « prose poétique ».

5. « […] il y a quelque temps qu’aprés m’estre employé à la traduction et exposition d’iceux [les Psaumes], je me suis mis aussi à esbaucher quelques meditations sur ce subject [...] ». Th. de Bèze, Chrestiennes meditations, cit., p. 39.

6. « Et depuis encores ayant esté requis d’une grande et vertueuse Princesse de luy dresser quelque formulaire de prieres, je les ay reprins en main et polis aucunement, en esperance mesmes de les publier : ce que n’estant venu à effet par le soudain decez d’icelle Dame. » Ibid., p. 39.

7. Cf. Véronique Ferrer, « Parole privée, parole publique. Les Chrestiennes méditations de Théodore de Bèze », dans : I. Backus (éd.), Théodore de Bèze, cit., p. 469-478, ici, p. 469. Voir surtout : Ead., Exercices de l’âme fidèle. La littérature de piété en prose dans le milieu réformé francophone (1524-1685), Genève : Droz, 2014, p. 29-37. Cf. en outre, au sujet des Chrestiennes meditations, l’article d’Olivier Pot, « L’invention d’un genre. Les Chrestiennes meditations sur huict Pseaumes », dans : I. Backus (éd.), Théodore de Bèze, cit., p. 449-467.

8. V. Ferrer, « Parole privée, parole publique », cit., p. 470.

9. Th. de Bèze, Chrestiennes meditations, cit., p. 39.

10. Jean Calvin, Commentaire des Pseaumes, Genève : Badius, 1558, p. 159, cité par V. Ferrer, « Parole privée, parole publique », cit., p. 471.

11. J. Calvin, Commentaire des Pseaumes, cit., s.p. (préface), cité par V. Ferrer, « Parole privée, parole publique », cit., p. 471.

12. J’emprunte cette catégorie (Wortgeschehen ou Sprachereignis) à Gerhard Ebeling qui s’inspire ici d’Ernst Fuchs pour parler de cet aspect de la théologie de Luther selon lequel « la parole […] crée elle-même ce qu’elle dit, parce qu’elle promet et fait surgir » (Gerhard Ebeling, Luther. Introduction à une réflexion théologique, traduction d’A. Rigo et P. Bühler, Genève : Labor et Fides, 1983, p. 63).

13. Il s’agit de la lettre qu’écrit David en 2 Sam 11, 14 à Joab pour lui demander de placer Urie en première ligne de l’armée et de le laisser tuer. Si les traductions modernes parlent de « lettre » au singulier, les traductions anciennes parlaient plus facilement de « lettres » au pluriel, comme celle de Genève de 1588 : La Bible qui est toute la saincte Escriture du Vieil & du Nouveau Testament, Genève : s.n., 1588, s.p. (ad 2 Sam 11, 14).

14. Th. de Bèze, Chrestiennes meditations, cit., p. 73.

15. O. Pot, « L’invention d’un genre », cit., p. 455.

16. Th. de Bèze, Chrestiennes meditations, cit., p. 63.

17. Ibid., p. 39. On sent parfois poindre, sous la plume de Bèze, des éléments autobiographiques, comme lorsqu’il écrit : « […] ceux qui se disoyent auparavant mes amis, et que j’estimois devoir participer à mes calamitez, s’arrestent, au lieu d’accourir à moy : voire mes proches parens à grand’peine daignent-ils me regarder […] ». Ibid., p. 68s. On sait en effet que le père de Bèze demeura catholique et que malgré les tentatives de son fils pour le convertir, il refusa toujours d’embrasser la Réforme. Cf. A. Dufour, Théodore de Bèze, cit., p. 53.

18. Ibid., p. 40.

19. Ibid., p. 79.

20. Ibid., p. 82.

21. V. Ferrer, « Parole privée, parole publique », cit., p. 471 ; cf. Ead., Exercices, cit., p. 118.

22. Th. de Bèze, Chrestiennes meditations, cit., p. 42.

23. « On peut comparer l’angoisse au vertige. Celui dont l’œil en vient à contempler un gouffre béant a le vertige. Mais ce qui en est cause, c’est tout aussi bien son œil que l’abîme ; car s’il n’avait pas contemplé le gouffre… » Søren Kierkegaard, Le Concept d’angoisse, dans : Œuvres, éd. de R. Boyer et M. Forget, Paris : Gallimard, 2018, t. II, p. 59. À noter cependant la distinction que pose Kierkegaard entre « angoisse objective », qui marque la condition humaine, y compris prélapsaire, et est signe de liberté, et « angoisse subjective », qui est celle du pécheur contemplant sa faute.

24. Th. de Bèze, Chrestiennes meditations, cit., p. 52s.

25. Ibid., p. 44.

26. Ibid., p. 52.

27. Ibid., p. 45.

28. Ibid., p. 46.

29. V. Ferrer, Exercices, cit., p. 33.

30. Th. de Bèze, Chrestiennes meditations, cit., p. 48.

31. Ibid., p. 53s. La citation est tirée du Ps 6, 2.

32. Ibid., p. 54.

33. Cf. pour le texte classique : Martin Luther, De la liberté du chrétien, traduction et commentaires de Ph. Büttgen, Paris : Seuil, 1996, p. 41. Sur cette thématique, voir les considérations d’Heiko A. Oberman, « The Shape of Late Medieval Thought : The Birthpangs of the Modern Era », dans : Id., The Dawn of the Reformation, Grand Rapids : William B. Eerdmans, 19922 (1re édition : 1986), p. 32-38. Cf. Roselyne Righetti, « Foi, conjugalité et “joyeux échange” selon la spiritualité de la Réforme », dans : G. Hammann et P.-O. Léchot (éd.), Spiritualités en débat. Une perspective œcuménique, numéro thématique de la revue Positions luthériennes 51 (2003), p. 123-129.

34. Th. de Bèze, Chrestiennes meditations, cit., p. 62.

35. Ibid., p. 64.

36. Ibid., p. 95.

37. Ibid., p. 69.

38. Ibid., p. 70.

39. V. Ferrer, « Parole privée, parole publique », cit., p. 474.

40. En désaccord avec V. Ferrer, « Parole privée, parole publique », cit., p. 475.

41. Théodore de Bèze, Abraham sacrifiant, édition de K. Cameron, K. M. Hall et F. Higman, Genève : Droz, 1967, p. 45-51.

42. Th. de Bèze, Chrestiennes meditations, cit., p. 94s.