Bèze poète et fondateur de la mémoire huguenote
Les protestants du monde entier chantent encore les Psaumes de la Bible dans des versions poétiques qui dérivent de celle de Théodore de Bèze. C’est le cas, dans le monde francophone, des versions françaises qui se trouvent par exemple dans les recueils de cantiques Arc-en-Ciel et Alleluia. Cette présence indirecte de Bèze dans notre monde moderne appelle une explication et suscite des réflexions. Bèze, qui fut exégète, théologien, homme d’Église et diplomate, fut aussi poète, et c’est ce fait que je veux mettre en valeur cet après-midi. Toutefois, un bref rappel historique est nécessaire en ce jour de commémoration. Nous, les fidèles du xxie siècle, n’utilisons plus le texte de ses Psaumes mais des versions modernes qui s’en inspirent, puisque la langue, le style, les idées et l’œuvre poétique de Bèze appartiennent au passé. Or voici ce qui est remarquable chez cet auteur du siècle de la Réforme, si on le considère comme écrivain : il a en son temps produit les 101 Psaumes français – qui complétaient les 49 que Clément Marot avait déjà, avant lui, composés –, mais il a également posé des fondements sur lesquels nous sommes encore aujourd’hui édifiés, en créant, pour les siècles avenir, le fondement littéraire de la mémoire de cette Réforme qui était en train de s’établir, au xvie siècle dans le monde protestant. Je traiterai donc de la figure de Bèze comme poète et auteur du Psautier huguenot, avant d’évoquer la création, par notre écrivain, d’autres instruments décisifs, de nature littéraire, qui ont également contribué à structurer l’identité huguenote.
Le poète
Juriste de formation, formé aux facultés de droit d’Orléans et de Bourges, Bèze appartient dans sa jeunesse au milieu intellectuel et professionnel des juristes humanistes. Dans ce milieu, pendant près d’un siècle, de 1530 à 1630 environ, lire de la poésie et en écrire non seulement allait de soi, mais constituait un trait majeur, ce que les historiens appellent un habitus, du mode de vie et de l’identité sociale et culturelle de ces gens si nombreux sous l’Ancien Régime. L’étude du droit conduisait alors en effet aux études humanistes, à la maîtrise du latin classique et du grec, à la lecture des historiens et des penseurs antiques, ainsi qu’à un goût partagé socialement pour les vers, vers antiques, grecs et latins, ainsi qu’à la production de poésies nouvelles, en latin mais aussi en français. La poésie servait de divertissement et de repos par rapport aux travaux juridiques et aux activités professionnelles de ces gens ; elle était aussi sous leur plume un moyen de communication privilégié pour partager des idées et des sentiments en conférant à leur expression une forme recherchée et mémorable, en famille, au sein d’un groupe social, et dans les milieux lettrés ; les poèmes circulaient en effet sur le plan local et régional, mais aussi, grâce à l’imprimerie, sur le plan national et parfois même international, dans ce qu’on appelait la République des Lettres. Écrire de la poésie constituait un signe de reconnaissance marquant l’appartenance à un milieu qui n’était ni celui de la noblesse d’armes, ni celui de la bourgeoisie marchande, et qui cherchait à s’ouvrir à quiconque recherchait ce que nous appelons aujourd’hui une vie culturelle intense. C’était même une manière de s’afficher comme lettré, à une époque où la monarchie française favorisait les carrières des magistrats et plus généralement des serviteurs de l’État capables de manifester, par cette compétence littéraire, leur maîtrise de la nouvelle culture humaniste.
À la fois instrument d’une vie spirituelle libre dans la sphère personnelle, support de la communication, voire de communion, entre des esprits éloignés par les distances géographiques, et marque de distinction culturelle, la poésie était donc, pour un juriste humaniste tel que Bèze, une forme de langage permettant à ceux qui la pratiquaient de s’insérer dans des réseaux tout en affirmant leur individualité. Or Bèze, qui a pratiqué toute sa vie la poésie, en réorienta l’usage en se lançant dans l’aventure des Psaumes. Notre homme, que la perspective d’une carrière juridique professionnelle ennuyait un peu, cultiva d’abord avec une rare intensité, au cours de sa jeunesse, ses dons naturels dans ce domaine poétique ; il tenta même de s’y faire une réputation en publiant en 1548, à l’âge de 29 ans, un recueil de poèmes latins remarquable et qui connut un réel succès, pas seulement en France, les Juvenilia. Ce premier succès d’homme de lettres aurait pu lui faciliter une carrière au service de la monarchie ou de l’Église traditionnelle ; mais la conversion de Bèze à la foi réformée brisa cette perspective, et son départ pour Lausanne, la même année 1548, où il devient professeur de grec, puis son installation à Genève en 1558, firent de lui un exégète réformé du Nouveau Testament, un homme d’Église, et le collaborateur puis, en 1564, le successeur de Calvin. C’est encore comme poète converti à la Réforme, alors qu’il n’est pas encore pasteur, qu’il se fit d’abord connaître au-delà du cercle du lac Léman. Sa pièce de théâtre Abraham sacrifiant, en 1550, mérite encore aujourd’hui d’être jouée ; elle met en scène l’histoire du sacrifice d’Isaac, d’après le récit de la Genèse, comme modèle spirituel d’une obéissance inconditionnelle à l’appel divin, jusque dans l’obscurité d’une épreuve intolérable ; cette pièce, destinée à galvaniser les contemporains hésitant à faire le saut vers la Réforme, et à confirmer dans leur foi les fidèles persécutés, connut un certain succès. Simultanément, Bèze reçut de Calvin, qui s’y connaissait en discernement des dons et des esprits, la mission d’achever l’adaptation poétique des Psaumes bibliques pour le chant en français que Clément Marot avait commencée en produisant 49 Psaumes jusqu’à sa mort en 1544. Bèze se mit à l’ouvrage, et il publia par étapes, de 1551 à 1562, les 101 Psaumes qui restaient à composer. Cette œuvre s’inscrit, comme Abraham sacrifiant, dans un contexte littéraire et spirituel très particulier. À cette époque, les poètes de la Pléiade, à l’instar de Ronsard et Du Bellay, étaient en train de révolutionner la poésie française. Ils substituèrent aux manières d’écrire héritées de la tradition médiévale, des formes, des thèmes et des styles nouveaux, et qui fondent la poésie moderne jusqu’au xixe siècle : la Pléiade ambitionnait, par ce changement de modèles et en imitant les répertoires grecs et latins, de faire de la langue française la quatrième langue classique, après la grecque, la latine et l’italienne, et leur entreprise réussit. Ode, sonnet, tragédie, comédie, élégie, épigramme, épopée, ces formes, avec tout un monde nouveau d’idées et de sensations, entrent alors dans notre langue et dans notre littérature. Bèze, parfaitement au courant de ce qui était en train de se passer dans les milieux littéraires français qu’il venait de quitter, réagit en proposant, dans le même cadre culturel humaniste, une réorientation radicale des mêmes exigences d’innovation et de qualité : l’imitation ne devait pas, selon lui, porter sur des modèles grecs et latins païens, mais sur les écrits de la Bible ; elle ne devait pas créer une nouvelle littérature réservée aux élites humanistes, mais produire des textes accessibles à tous, parce que compréhensibles par tous, et donc assez simples sans être pauvres pour toucher directement un public universel. À l’idée du poète comme personne surnaturellement inspirée par les dons d’Apollon et des Muses, Bèze oppose l’inspiration divine de David, auteur des Psaumes, et, plus généralement, la poésie biblique. Enfin, à l’idée du caractère sacré du poète, supérieur à la foule et ne devant répondre à personne de ses œuvres, sinon à ses pairs en poésie, Bèze oppose la responsabilité morale et religieuse du poète chrétien, membre de l’Église et ayant pour vocation d’édifier les fidèles. Mais notre poète réformé partage avec ses anciens amis français l’ambition de créer une nouvelle poésie française, et donc l’idée de l’imitation de modèles – pour lui ceux de la Bible – considérés comme supérieurs parce que témoignant de la révélation de Dieu ; il partage leur souci de qualité, sur le plan de la langue et du style, garantie de durée et, de plus, instrument de communion entre tous les fidèles, lettrés et gens simples, dans la même culture.
Les Psaumes de Bèze ne sont certes pas des imitations libres des textes bibliques originaux, puisqu’ils sont une traduction-adaptation poétique de ceux de la Bible. Cependant, au-delà de cette exigence de communiquer en français, pour le chant des fidèles, la substance littérale du texte hébraïque, ils jouent aussi un rôle dans la réforme poétique mise en œuvre par Bèze. Suivant la démarche de Clément Marot, ils constituent également une poésie lyrique originale en français, en adoptant le modèle de la chanson strophique, c’est-à-dire par couplets, ce qui est étranger à l’hébreu biblique, et en élevant le genre de la chanson au niveau de l’ode à la manière de Ronsard, c’est- à-dire en lui ouvrant une grande diversité de thèmes et de styles, y compris les plus nobles. Cette entreprise de réforme de la poésie française, déjà illustrée pour le théâtre par Abraham sacrifiant, Bèze l’appliqua d’ailleurs également à la prose, en produisant des méditations en prose sur les Psaumes dont Pierre-Olivier Léchot nous entretiendra cet après-midi. Enfin, en bon humaniste, c’est à la poésie latine que Bèze se consacra de la manière la plus constante et la plus abondante, jusqu’à la fin de sa vie, en ne cessant de reprendre et d’enrichir ses poèmes latins de 1548. Ils constituent un autre pan de son œuvre poétique, qui n’intéresse aujourd’hui que les spécialistes, et que je ne commenterai pas ici.
La publication du Psautier complet, de Marot et de Bèze, début 1562, ne fut pas seulement un événement pour le monde réformé francophone et ses Églises réformées. Bèze obtint en 1561 des autorités françaises, c’est-à-dire catholiques, un monopole d’impression destiné à en protéger les droits en faveur de la Bourse de Genève pour les étrangers (concrètement, en faveur des réfugiés à Genève pour cause de religion). Le Psautier de Genève, ou Psautier huguenot, est ainsi marqué, par cette destination financière des revenus qu’on en attendait, un peu comme une entreprise confessionnelle ; mais aussi par sa diffusion légale massive en France, destinée à structurer la vie spirituelle et liturgique des communautés réformées qui se multipliaient alors dans le royaume. Or ce Psautier reçut en 1561 la bénédiction de la monarchie et même des théologiens de la Sorbonne, juste avant la première guerre de religion, qui éclata en 1562. Cela signale aussi que ce recueil avait, au départ, et dans ce cadre historique, une sorte de statut œcuménique. Enfin ce Psautier est aussi une œuvre personnelle de Bèze poète qui la dédie « À l’Église de Nostre seigneur » sans mentionner la mission qu’il a reçue de Calvin ni le cadre institutionnel genevois qui servit de berceau à ce recueil. Ce qui compte, pour Bèze, selon cette dédicace, c’est de réformer le domaine de la poésie française, et il invite pour cela, en reprenant les poètes français, à pratiquer une poésie réformée dans tous les sens du terme. Voici l’appel qu’il adresse aux poètes français, appel qui figure dans la dédicace des Psaumes au « petit troupeau » de « L’Eglise de Nostre Seigneur » :
Sus donc, esprits de céleste origine,
Montrez ici votre fureur [= inspiration] divine,
Et cette grâce autant peu imitable
Au peuple bas, qu’aux plus grands admirable :
Soyent désormais vos plumes adonnées
À louer Dieu, qui les vous a données,
[…]
Réveillez vous, amis, de votre songe,
Et m’embrassez vérité pour mensonge.
Mais pour ce faire, il faut premièrement
Que réformiez vos vies entièrement.
Vos plumes lors, d’un bon esprit poussées,
Découvriront vos divines pensées.
Issus de ce programme poétique de foi et de vie, les Psaumes de Marot et de Bèze servirent à leur tour de modèles pour la poésie huguenote du xvie siècle, en effaçant les frontières qu’on avait voulu tracer précédemment, dans la France de la Renaissance, entre les genres de la poésie lyrique, l’ode savante et humaniste, la chanson populaire, le cantique religieux, ainsi que les limites entre le religieux et le profane, en d’autres termes, entre le style élevé et le style simple.
Ce Psautier est, nous le savons tous, un monument de la liturgie réformée genevoise et francophone ; il fut souvent imprimé avec le Catéchisme de Genève, ou avec le Nouveau Testament. Mais la dimension proprement littéraire que je signale est essentielle pour Bèze. Œuvre destinée à l’édification collective, témoin du tournant que connaît alors la poésie française de la Renaissance, elle est aussi l’œuvre personnelle d’un poète qui était théologien- pasteur, et qui n’a pas confondu ces deux identités et ces deux vocations, mais les a conjointes intimement.
C’est sur ce dernier aspect que je voudrais conclure ce premier point. Au cours du xxe siècle, quand nos Églises ont eu besoin de réviser, pour le moderniser, les textes du Psautier huguenot, qui avaient déjà été révisés plusieurs fois au cours des siècles, sont réapparues des figures de pasteurs poètes capables d’adapter avec art les sources bibliques aux formes du vers français et des mélodies strophiques du Psautier huguenot. Vous trouverez leurs noms dans nos recueils ; parmi eux figurent, entre autres, ceux de Roger Chapal et de Henri Capieu. Bèze leur a légué, avec ses Psaumes du xvie siècle, cette idée du poète inspiré par la Bible, et ils en ont fait au xxe siècle, pour notre bonheur encore au xxie siècle, un magnifique usage.
Or Bèze est aussi celui qui a, pour une très grande part, posé les fondements de la mémoire huguenote pour les décennies et les siècles futurs, et il l’a fait, là aussi, en écrivain. Il composa en effet une collection littéraire et iconographique de « portraits » de personnages illustres, qui, dans les différents pays européens et en France, avaient préparé la Réforme par leur savoir humaniste, ou conduit celle-ci comme réformateurs de l’Église, ou favorisé cette Réforme comme responsables politiques, ou encore témoigné pour l’Évangile par leur martyre. Il s’agit des Vrais pourtraits des hommes illustres en pieté et doctrine, du travail desquels Dieu s’est servi en ces derniers temps, pour remettre sus la vraie religion en divers pays de la chrestienté. Avec les descriptions de leur vie et de leurs faits plus mémorables, parus en 1580. De cet ouvrage parurent une version latine et une version française. Le portrait gravé de chaque personnage y est accompagné d’une notice biographique en prose, et suivi d’un poème célébrant la vie et l’œuvre du personnage en question, comme héros de la Réforme, ou du moins comme acteur de la Renaissance humaniste qui y a conduit. Parmi eux, se trouvent six femmes. Pour la France, Marguerite de Navarre, sœur de François Ier ; pour l’Italie Olympia Morata, et pour l’Espagne un grand nombre de martyres de la foi évangélique. Ces vrais pourtraits combinent deux genres littéraires : celui du recueil des martyrs de la Réforme, lancé chez les huguenots par Jean Crespin depuis 1554, et celui, humaniste, du recueil d’éloges d’hommes ou de femmes illustres. Les témoins de l’Évangile, souvent humbles et obscurs, femmes autant qu’hommes, et les personnages célèbres, parfois également martyrs, se rejoignent ainsi dans une galerie qui associe sans différencier les sexes, les vocations et les talents, tous les dons de Dieu dans la société et l’histoire humaines. Ce recueil de Bèze fait le tour des différents pays européens, selon l’ordre des nations et des Églises correspondantes : Allemagne, Suisse, France, Angleterre, Écosse, Pays-Bas, Pologne, Italie, et Espagne. Bèze rappelle ainsi que la Réforme n’est pas un phénomène propre à tel ou tel pays, mais un renouvellement général de la foi européenne, qui concerne toutes les sociétés et les cultures, jusque dans leurs différences. Les réformateurs sont classés dans le pays où ils ont été actifs et non par leur pays d’origine (les Français Jean Calvin et Guillaume Farel sont par exemple classés dans le monde helvétique), ce qui relativise l’identité nationale de chacun. La France occupe dans ce tableau une place particulière. On y trouve d’abord François Ier, restaurateur dans notre pays de l’étude des langues anciennes qui permirent l’accès aux sources authentiques de la foi chrétienne. Lui et sa sœur Marguerite de Navarre précèdent la figure de Guillaume Budé ; la liste des autres humanistes français s’achève par la mention de Clément Marot, en raison de ses Psaumes français, œuvre que justement Bèze avait achevée. Bèze précise que Marot « surpassa tous les poètes qui l’avaient devancé », même s’il ne s’est pas soucié de « réformer sa vie peu chrétienne ». Dans ce tableau français de la Réforme, les instances politiques (le roi François, ou encore Michel de L’Hospital) sont soulignées comme déterminantes. Suivent les martyrs français, au nombre symbolique de 12, parmi lesquels se trouve le groupe collectif des vaudois, qui font le lien entre le passé médiéval, l’ensemble de l’Europe (Italie comprise) et la France. Bèze fonde ainsi une vision, ou mémoire, qui rend possible une histoire, celle que les historiens d’aujourd’hui continuent d’explorer pour mieux nous faire comprendre ce qui s’est passé, et d’où vient le protestantisme. Histoire large, puisqu’elle associe des célébrités et des inconnus, la France et le reste de l’Europe, l’histoire de la culture et celle de la foi de l’Église.
Mais Bèze ne se contenta pas de cette galerie. À la même époque, il publia une Histoire ecclésiastique des églises réformées au royaume de France, qui s’arrête en gros à 1563, et pour laquelle il avait rassemblé des documents qu’il faisait venir de toutes les régions de France. On y trouve toute sorte d’informations dans l’ordre chronologique et, en gros, selon les différentes instances juridiques chargées, dans le royaume, de la répression de la foi évangélique. Voici par exemple ce qu’il dit des Cévennes pour le tournant des années 1550-1560 :
Ce fut en ce même temps que ceux des montagnes des Cévennes – un pays rude et âpre s’il y en a en France, et qui pouvait sembler des moins capables à recevoir l’Évangile pour la rudesse de l’esprit des habitants – reçurent néanmoins avec une merveilleuse ardeur la vérité de l’Évangile ; auxquels s’adjoignirent non seulement quasi tout le commun, mais aussi les gentilshommes et plus grands seigneurs, tellement que quasi en un instant furent dressées plusieurs églises, à savoir celle de Mialet, par Robert Maillart, celle d’Anduze [etc.] (I, p. 249 éd. Baum, 1889).
En tête de cet énorme ouvrage, qui est, selon la réédition de 1889, « le monument capital de la foi huguenote au xvie siècle », Bèze résume la vision qui organisait déjà ses Portraits, avec l’idée que l’humanisme international a préparé la Réforme partout, en particulier dans le cas de la France. Selon Bèze, la Réforme de l’Église exigeait le renouveau de la connaissance des langues bibliques, c’est-à-dire soit une nouvelle Pentecôte, soit, ce qui se produisit, la restauration des « moyens ordinaires d’apprendre les langues, et de pouvoir lire derechef l’écriteau mis sur la tête du Seigneur en la croix [c’est une allusion à l’inscription que Ponce Pilate avait fait mettre sur la croix en hébreu, en latin et en grec], joint que ces études des sciences libérales réveillèrent les esprits auparavant du tout endormis ». Concrètement, pouvoir étudier l’hébreu et le grec devint la condition nécessaire du renouveau du christianisme authentique, comme l’avaient déjà dit avant Bèze, Érasme, puis les réformateurs allemands. En bon humaniste, Bèze rappelle ainsi que l’homme, par le développement de ses talents, notamment sur le plan culturel et scientifique, peut produire ce que Dieu accomplirait au moyen de miracles. L’histoire, en particulier celle de l’Église, témoigne ainsi de la grâce divine sans que l’apport humain soit ignoré ou sous-estimé. Dans le cas des Cévennes, pourtant, la « rudesse » des habitants, c’est-à-dire leur éloignement par rapport aux sophistications de la culture humaniste, n’y a pas empêché la propagation ardente de l’Évangile, preuve que Bèze a une conception de l’histoire souple et ouverte aux imprévus de la vie et de l’Esprit. Mais, dans l’ensemble, la leçon à retenir est celle-ci : l’Église ne peut se développer authentiquement que là où certaines conditions culturelles sont fournies, en matière de savoir, d’apprentissage de la lecture, de la connaissance des langues, de liberté intellectuelle ; j’ajouterais, puisqu’il est question de l’auteur de nos Psaumes, d’apprentissage du chant et de la musique. Leçon à méditer pour nos réformes de l’école…
Bèze, avec son inventivité littéraire, a donc produit, à côté de son œuvre poétique des Psaumes, une représentation cohérente et un récit global qui expliquent la Réforme dans une vision providentialiste, à partir de l’humanisme italien et européen, tout en mettant en avant la spécificité des cadres nationaux où se produisirent les mouvements réformateurs de l’Église, et en particulier les spécificités françaises. Avec ces deux ouvrages, Portraits et Histoire ecclésiastique, il a fondé la mémoire huguenote française, en lui fournissant un grand récit qui faisait sens pour ses contemporains et leurs successeurs, et en publiant une foule d’informations puisées à des sources proches. Il a ainsi armé les générations suivantes pour affronter de nouvelles persécutions, ce qu’elles firent pendant les dernières guerres de religion ainsi qu’après la révocation de l’édit de Nantes, en s’enracinant dans un passé vivant ; et il a proposé des matériaux et un cadre explicatif suffisamment consistants pour que les historiens modernes, depuis le xixe siècle et jusqu’à aujourd’hui, se penchent sur ces ouvrages et ses matériaux pour y puiser des faits, ou pour en corriger ou en critiquer certains points de vue. Avec Bèze, je dirais donc pour conclure que la Réforme française a trouvé son pasteur-poète et son historien. Depuis, grâce à lui, elle n’en a pas manqué !