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Luther « le Chérusque », héros fondateur 
de l’imaginaire national germanique

Brigitte KRULIC

Université Paris Nanterre/Centre de recherches pluridisciplinaires multilingues (EA 4418)

Je remercie vivement Marianne Carbonnier-Burkard pour son travail de recherche bibliographique et l’aide érudite qu’elle a apportée dans l’établissement des notes.

La traduction en allemand de la Bible, commencée par Luther à la Wartburg, constitue l’acte inaugural de l’émergence d’un imaginaire « national » germanique. Cet épisode fondateur s’inscrit dans un mouvement amorcé plusieurs décennies plus tôt, avec la redécouverte des manuscrits de Tacite, prélude à la cristallisation du mythe d’Arminius : le Chérusque vainqueur des légions de Varus en 9 après J.-C. dans la forêt de Teutobourg1 est érigé en héros fondateur du peuple (Volk). Le héros des forêts germaniques sert efficacement la formidable dramaturgie de la Réforme, par effets de miroir et de surimpression d’images dont Luther a donné lui-même une célèbre illustration dans ses Propos de table : « Ita nunc Luther Cheruskus, eyn Hartzlander, Romam devastat » (Voici que Luther le Chérusque, originaire du Harz, dévaste Rome2). C’est à lui que l’on attribue communément la germanisation d’Arminius en Hermann (l’« homme de l’armée »)3.

Ainsi s’esquisse, dans cette entité mal définie qu’est le Saint-Empire, une continuité qui fonctionne comme principe d’intelligibilité : à la Rome des Césars succède la Rome des papes, à la Germanie antique le Saint-Empire, dans une vision qui oppose le clergé corrompu à un peuple fidèle à ses vertus ancestrales, la liberté germanique à la volonté hégémonique de l’« étranger » incarné par les peuples latins ou néolatins. Valorisation de la langue vernaculaire, exaltation de la liberté du chrétien, détachée de toute visée politique et sociale, la Réforme modèle en profondeur l’éveil d’un imaginaire national défini en-dehors de la référence étatique. Elle pose les fondements de la conception ethnoculturelle de la nation, élaborée par les Lumières allemandes en réaction contre l’universalisme « importé », conception qui s’articule autour des notions de Kultur, d’« intériorité » et de « caractère national » incarné dans la langue maternelle. Les guerres napoléoniennes réactivent le schéma identitaire tracé à l’époque de la Réforme, dont on retrouve l’influence dans les interprétations culturalistes fondées sur le postulat d’une « voie particulière » allemande (Sonderweg), au lendemain de la catastrophe allemande du xxe siècle.

La Réforme constitue le moment inaugural qui cristallise l’émergence 
d’une nation allemande.

Dans la deuxième moitié du xve siècle la redécouverte des manuscrits de Tacite avait préparé le terrain de la Réforme : face à la menace turque aux frontières du Saint-Empire, plusieurs voix, dont celle du pape Pie II (Aeneas Silvio Piccolomini, 1458-1464) s’étaient élevées pour appeler les princes allemands à la croisade, en les invitant à émuler leurs glorieux ancêtres célébrés par Tacite dans les Annales et De la Germanie. La victoire d’Arminius sur les légions de Varus est célébrée comme l’événement fondateur qui donne un coup d’arrêt à la volonté hégémonique de l’Empire romain. Pour les humanistes, le chef chérusque incarne désormais celui que le grand historien romain, en une formule passée à la postérité, a appelé le « libérateur de la Germanie » (liberator haud dubie Germaniae) ; il est le représentant emblématique des vertus frustes mais vigoureuses d’un peuple qui, pour préserver sa liberté, se dresse contre une puissance dominatrice. L’imprimerie crée les conditions favorables pour une large diffusion du mythe politique d’Arminius en dehors des cercles d’érudits et de prélats. C’est à l’humaniste Ulrich von Hutten (1488-1523) que revient l’honneur d’avoir érigé Arminius en héros fondateur d’une amorce de sentiment national. « Nation » ne s’entend pas ici comme le principe de toute souveraineté, au sens moderne, postérieur à la Révolution française, mais au sens étymologique de natio (du verbe latin signifiant « naître ») : une communauté humaine rassemblée par une origine commune, au sens par exemple du « Collège des quatre nations » du Quartier latin médiéval.

Hutten, poète-lauréat en 1517, est aussi un représentant éminent des chevaliers d’Empire (Ritter), caste politiquement déclinante : elle s’efforce sans grand succès de contrebalancer le pouvoir croissant des princes territoriaux (margrave de Brandebourg, duc de Bavière, Landgrave de Hesse, prince-évêque de Trèves, etc.) qui exercent le pouvoir temporel. En ces débuts des Temps modernes, le Saint-Empire romain germanique est une mosaïque d’États souverains (plus de trois cents), de taille et d’importance très variable ; l’empereur est désigné au terme d’un complexe processus d’élection et n’exerce qu’une forme de magistère symbolique. Très vite, Hutten comprend l’importance politique de la révolution luthérienne ; brillant polémiste, il opère une association efficace entre l’homme qui défie l’Église et le héros fondateur Arminius. Le Arminius Dialogus, écrit en latin en 1519, publié à titre posthume dix ans plus tard et traduit en allemand en 1815 – ce n’est pas une coïncidence4 – enrôle le guerrier chérusque au service de la Réforme : retour aux origines de la foi chrétienne dénaturée par un clergé corrompu, exaltation de la liberté contre la volonté hégémonique de l’« étranger » incarné par les peuples latins ou néo-latins (Welches), éloge des vertus d’un peuple originel que la civilisation n’a pas abâtardi, enfin, valorisation de la langue vernaculaire.

Avec un grand talent, Hutten a forgé, à partir de Tacite, les éléments d’un mythe politique qui vise à inscrire la révolution religieuse qui secoue les États germaniques dans la continuité d’une histoire prestigieuse. L’enracinement des barbares rebelles dans les bois obscurs qui figurent le territoire des origines marque le clivage entre le monde méditerranéen et le reste de l’Europe, « chevelue » à l’instar de la Gaule5. La forêt constitue le symbole et le rempart protecteur d’une communauté sylvestre et guerrière, résolue à défendre ce qui constitue son caractère irréductible. Si le Germain est rebelle à l’œuvre civilisatrice, il a préservé intactes les vertus guerrières de ses ancêtres ; il les déploie face aux légions romaines, disciplinées, suréquipées, qu’une arrogante volonté de domination a attirées hors des terres déboisées de l’Italie, sur un terrain inconnu où leur tactique sera inopérante. Le Germain retranché dans l’habitat naturel repousse et anéantit l’étranger venu imposer sa loi. Le schéma de retournement des perspectives, lui aussi constitutif des phénomènes de formation des identités, est en place : c’est le Barbare qui triomphe du civilisé arrogant, mais déjà menacé par la décadence.

Hutten a précédé Luther dans sa critique de Rome : il se met à son service, lui propose une aide militaire et l’encourage à écrire les pamphlets destinés à diffuser ses thèses dans toutes les couches sociales. Dès 1520 (À la noblesse chrétienne de la nation allemande sur l’amendement de l’état chrétien), Luther développe l’idée, inédite et promise à un bel avenir, que « l’Allemagne » constitue une entité à part entière, par-delà les frontières séparant les États germaniques : le pamphlet, selon un mot souvent cité de Johannes Lang, ami intime du Réformateur, est « le coup de clairon sonnant la charge » par lequel Luther exhorte ses « chers Allemands » à ne plus tolérer la mainmise politique, économique et religieuse de « l’évêque de Rome ». « Comment en arrivons-nous, Allemands, à être obligés de supporter ce vol et ce pillage de nos biens par le pape ? Puisque le royaume de France a pu s’en défendre, pourquoi nous laissons-nous, Allemands, berner et piller de la sorte ?6 » La comparaison avec la France, État précocement centralisé et unifié, est significative : apostropher une entité composée d’« Allemands » qui politiquement, n’existe pas – car il n’existe que des Bavarois, des Hessois, des Brandebourgeois… – relève d’une volonté de mobilisation et de sursaut collectif. « Nous avons le nom de l’Empire, mais le pape dispose de notre bien, de nos personnes, de nos vies, de nos âmes, et de tout ce que nous avons. […] nous portons le nom, le titre et les armes de l’Empire, mais le trésor de l’Empire, sa puissance, ses droits et ses libertés, c’est le pape qui les détient ; tandis que le pape se gorge du fruit, nous jouons avec les écorces vides7. » Le pamphlet rencontre un vif succès : 4 000 exemplaires sont épuisés en quelques jours.

Après les événements dramatiques de janvier 1521 (excommunication, puis comparution devant la Diète et l’empereur à Worms), Luther est emmené à la Wartburg. On sait qu’il met à profit ces mois difficiles pour réaliser son projet de traduction en allemand de la Bible. Des traductions allemandes existaient déjà, mais Luther en était profondément insatisfait parce qu’il les considérait comme de simples transcriptions qui dépouillaient le texte de toute sa force et de sa poésie. Encouragé par Melanchthon, il commence le travail en décembre 1521. En trois mois, il réussit à traduire le Nouveau Testament, dont l’impression débute en mai 1522 et s’achève le 1er septembre ; en deux mois et demi, les 5 000 exemplaires de cette « Bible de septembre » sont vendus. Luther s’est appliqué à justifier et expliquer son entreprise : il réfléchit aux enjeux théoriques de la traduction en tant que telle. C’est la langue allemande qui est au cœur du problème. Mais quel allemand ? La langue du peuple ou celle des élites ? Et quelle variante dialectale ? Il résout l’aspect sociolinguistique du problème en ces termes : « J’ai voulu parler allemand, et non pas latin ou grec, m’étant donné pour tâche de parler allemand en traduisant. […] C’est […] la mère de famille dans son ménage, les enfants dans la rue ou l’homme du commun sur le marché qu’il faut interroger à ce sujet, regarder leur bec pour voir comment ils parlent et traduire en conséquence ». La question des dialectes est tranchée tout aussi clairement : « […] j’utilise la langue allemande commune, en sorte que haut et bas pays peuvent tous deux me comprendre. Je parle d’après la chancellerie de Saxe que suivent en Allemagne tous les princes et rois. Toutes les villes d’Empire et les cours princières écrivent d’après la chancellerie saxonne de notre prince, aussi est-ce la langue allemande la plus commune à tous8 ».

On comprend pourquoi la traduction de la Bible par Luther, poursuivie pendant des années, jusqu’à la parution en 1534 de l’ensemble des Écritures, Ancien et Nouveau Testament, constitue l’acte inaugural dans l’émergence de la conception de la nation ethnoculturelle aux xviiie et xixe siècles, et plus largement dans le « roman national » allemand. Luther y apparaît comme le fondateur d’un peuple défini par une langue commune qui transcende les variantes dialectales et sociolinguistiques : l’allemand, c’est la « langue du peuple » dans sa version la plus communément admise qui accède ainsi au rang de langue unitaire classique. Tous les « Allemands » peuvent la comprendre parce qu’elle leur appartient en propre, de manière irréfutable : elle les constitue en communauté, en être collectif soudé par des origines et des objectifs partagés. Si aujourd’hui encore, Luther occupe dans le panthéon national allemand une place privilégiée, c’est parce qu’il ne s’est pas contenté de rendre la Bible accessible à tous les locuteurs vernaculaires : il les a institués en « nation ». Il a également contribué de manière décisive à établir une norme linguistique nationale : la première grammaire allemande (fin du xvie siècle) s’appuie directement sur la Bible et les écrits de Luther9. Rôle éminent souligné par celui qui, pourtant, est un contempteur féroce de Luther, Nietzsche : « à côté de la Bible de Luther, presque tout le reste n’est que littérature : quelque chose qui n’a pas poussé en Allemagne, et qui, de ce fait, ni hier ni aujourd’hui, n’a pris racine dans les cœurs allemands comme l’a fait la Bible10 ».

Compagnons de route, Luther et Hutten prennent des voies divergentes lorsque ce dernier appelle l’empereur et les princes à prendre les armes contre le pape. Entre les deux hommes, le malentendu politique est total : Hutten s’est mis au service de la Réforme par conviction, mais aussi parce qu’il a cru y voir l’occasion de contrebalancer le pouvoir des princes en réaffirmant l’autorité de l’empereur – et de ses fidèles chevaliers. Luther a été contraint par les circonstances de faire un choix opposé, beaucoup plus avisé et « politique » : s’appuyer sur les princes qui le soutiennent, comme l’Électeur de Saxe, pour sauvegarder sa Réforme, contre l’empereur. La croisade des chevaliers contre l’archevêque de Trèves tourne à la déroute ; la mort de Hutten consacre leur défaite définitive en 1523. Le pouvoir des princes territoriaux sort renforcé par la paix d’Augsbourg qui impose le principe cujus regio, ejus religio (1555).

La Réforme luthérienne a fait naître des malentendus encore plus lourds de conséquences. Dans un contexte politique et social extrêmement troublé, Luther s’est appliqué à préciser la portée sociale et politique de ses thèses, comme en témoigne le titre programmatique de son opuscule Sincère admonestation à tous les chrétiens afin qu’ils se gardent de l’émeute et de la révolte (1523) : il y défend l’idée qu’il n’appartient pas aux chrétiens de se révolter ; si des transformations s’avèrent inévitables, elles ne peuvent être légitimement conduites que par la seule autorité temporelle. Il la développe en 1525 dans l’Exhortation à la paix en réponse aux douze articles des paysans de Souabe : même lorsqu’elle commet des injustices, l’autorité ne doit pas être remise en question, car elle est instituée par Dieu ; Luther adresse de sévères reproches aux princes territoriaux, mais ce qu’il condamne avant tout, c’est la révolte violente des paysans qui, échauffés par l’espoir d’une révolution sociale et politique, ont pris les armes. C’est la « guerre des paysans » (1525) dont Thomas Müntzer, le « théologien de la révolution » (Ernst Bloch) a pris la tête11. Après les premiers succès militaires des révoltés, les princes organisent la contre-attaque ; après avoir appelé les paysans à déposer les armes, sans succès, Luther encourage les autorités à la répression avec son pamphlet Contre les bandes meurtrières pillardes des paysans : « c’est pourquoi, chers seigneurs, poignardez, pourfendez, égorgez » comme des « chiens enragés » ceux qui commettent « le péché horrible et abominable de la révolte en la couvrant du manteau de l’Évangile12 ». Sa principale préoccupation, nous l’avons dit, c’est de sauver la révolution telle qu’il la conçoit : garantir au chrétien la possibilité de se mettre en quête de Dieu. Pour cela, la protection des princes est indispensable. La liberté du chrétien n’a rien de commun avec la liberté dotée d’une vision réformatrice politique et sociale ; il faut dissocier le royaume de la grâce et de la miséricorde et celui de la colère et de la rigueur. Pour les analystes qui, après 1945, ont incriminé la « voie particulière » allemande, comme par exemple Thomas Mann dans Doktor Faustus (1949), mais aussi pour l’historiographie marxiste, ce tragique malentendu est lui aussi fondateur : il aurait favorisé l’émergence d’une culture politique de l’obéissance dans laquelle la conduite des affaires de la cité doit être confiée à l’« autorité » (Obrigkeit) ; seule la liberté de conscience et de pensée importe.

La nation ethnoculturelle et l’héritage luthérien

La deuxième moitié du xviiie siècle et l’efflorescence des Lumières allemandes constituent la deuxième étape décisive dans la prise de conscience que les Allemands forment une nation. Le contexte politique du Saint-Empire n’a guère changé depuis le xvie siècle : un extrême morcellement politique et économique. Chez les auteurs allemands, l’émergence de la notion de peuple comme principe agissant et légitimant de l’histoire s’effectue en réaction contre l’universalisme des Lumières françaises, au nom de l’égale dignité des cultures théorisée par Herder. À la question de fond « Qu’est-ce qu’un peuple ? » ou « Qu’est-ce qui constitue le (un) peuple en peuple ? », les Lumières apportent deux réponses divergentes, élaborées à partir des structures politiques et sociales existantes : la variante française, liée à l’existence d’un État centralisé, et la variante allemande qui se structure autour de l’identification entre la langue, la culture et le peuple. Herder, pasteur, ethnologue et linguiste, élabore la théorisation du « poète créateur de peuple » : il rappelle que Luther, le premier, a « éveillé et détaché ce géant endormi » qu’est la langue allemande13. Un peuple se définit donc comme une communauté déterminée par une culture incarnée par une langue maternelle commune, et non pas comme le « corps des associés » réunis par une logique contractuelle et l’adhésion à des valeurs (Rousseau, Le Contrat social, 1762).

C’est à cette époque que le clivage social entre l’aristocratie allemande volontiers « gallomane » et la bourgeoisie cultivée (Bildungsbürgertum) à laquelle appartiennent Herder comme la plupart des auteurs du Sturm und Drang, Goethe, Schiller, Klopstock, acquiert une dimension nationale qui oppose la Kultur des peuples germaniques à la Zivilisation des Latins et Néo-Latins. Dans cette variante germanique des Lumières, l’accent est mis sur l’authenticité, c’est-à-dire la coïncidence séculaire d’un peuple avec ses traditions, contre toute volonté transformatrice imposée du dehors. L’âme authentique des peuples s’exprime dans la langue maternelle qui, seule, peut exprimer leur « caractère national ». Le peuple est principe et agent de rupture, mais la revendication identitaire s’exerce au nom de la continuité historique et non d’un contrat, de principes ou d’adhésion à des valeurs universalistes. Toute velléité d’imitation est donc condamnée à la stérilité, dans une perspective organiciste qui recourt volontiers à la métaphore végétale des racines, des fleurs et des arbres : c’est la diversité des plantes qui, selon le dessein de Dieu, crée la beauté inimitable du jardin terrestre, écrit Herder14. Être un peuple, c’est donc revendiquer son enracinement, en d’autres termes son droit imprescriptible à se développer selon ses lois propres, inimitables, « intraduisibles ». La Kultur englobe l’ensemble des réalisations humaines, art, religion, poésie, philosophie, qui révèlent les caractères spécifiques d’un peuple. Elle relève fondamentalement d’une revendication identitaire, dans un contexte intellectuel marqué par la réaction contre l’hégémonie de la langue et des normes esthétiques venues de France ; elle participe de la recherche des origines qui vise à souligner les différences entre les groupes humains. Idée clairement résumée par Norbert Elias : « Quand l’Allemand entend se définir lui-même, quand il veut exprimer la fierté de ses propres réalisations et de sa propre nature, il emploie le mot “culture” (Kultur)15. » La conception allemande de la liberté, très fortement influencée par l’héritage de Luther, se définit essentiellement comme une liberté intérieure, détachée de toute visée politique et sociale.

Ce n’est pas un hasard si le mythe d’Arminius se réactive alors dans la littérature allemande qui déploie une esthétique « nationale » affranchie des règles classiques : en 1769, Klopstock publie le premier volet de sa trilogie dramaturgique, La Bataille d’Hermann (Hermanns Schlacht)16. Ce qui retient surtout notre attention, c’est que l’auteur a appelé sa trilogie des « Bardits », c’est-à-dire des chants de guerre germaniques, en référence explicite à Tacite qui notait que les poèmes des bardes constituaient les annales des peuples germaniques. Une nouvelle configuration s’esquisse, dans la perspective herdérienne de réappropriation de l’héritage culturel germanique : elle associe, pour citer une ode du même Klopstock publiée en 1767, les chênes millénaires du bois sacré, le barde créateur de peuple et la patrie Teutonia. C’est au plus profond du bois sacré, sous les chênes les plus hauts, les plus anciens, les plus sacrés que s’accomplit la mission d’Hermann, héros de la Kultur qui valorise l’intériorité créatrice du caractère national contre le brillant superficiel de la civilisation et d’un universalisme à visée dominatrice (Zivilisation). Rappelons que c’est Klopstock qui a forgé ce terme de Innerlichkeit (intériorité).

Les guerres de la Révolution et de l’Empire, l’occupation de la rive gauche du Rhin par les Français et surtout, l’écrasement de la Prusse à Iéna et à Auerstaedt en octobre 1806 parachèvent l’évolution. L’humiliation nationale – le roi et la reine de Prusse en fuite à Königsberg, l’occupation française à Berlin, le protectorat imposé aux États du Sud et du Rhin – crée les conditions d’un sursaut qui exige au préalable que soit reconnue l’existence d’une « nation allemande », au-delà du particularisme des États germaniques. Les Discours à la nation allemande de Fichte, conférences prononcées pendant l’hiver 1807-1808 à Berlin, examinent les conditions d’un renouveau national impliquant une réforme politique et morale de grande ampleur. Face à l’envahisseur français avec lequel ont pactisé les élites allemandes corrompues par la gallomanie et la « manie de l’étranger » (Ausländerei), il faut, selon Fichte, affirmer le « caractère fondamental » d’un peuple incarné dans la langue maternelle, qu’on ne choisit pas : en langage contemporain, on dirait que la logique de la filiation repose sur la prise en compte des déterminations objectives, à la différence de l’adhésion à des valeurs, du « plébiscite de tous les jours », dans la formulation de Renan. Fichte tire les conséquences politiques de ce fonds herdérien : les cultures des différents peuples sont en quelque sorte étanches et non transposables ; dans leur malheur, les peuples allemands doivent prendre conscience de leur identité commune, fondée sur la langue et la culture. Les princes imitateurs de la France doivent être chassés car ils pervertissent le peuple et sa culture, seule « originelle » et donc authentique.

L’élément nouveau qu’apporte Fichte par rapport à Herder sera exploité, bien après sa mort, par les nationalistes ethnicistes : l’idée qu’il existe une hiérarchie entre langues « vivantes », c’est-à-dire « pures », car non mélangées et langues « mortes », abâtardies par les apports extérieurs. Ce postulat d’une hiérarchie entre langues, donc entre cultures, donc entre peuples, introduit un maillon déterminant dans l’histoire du nationalisme. Dans ses Discours à la nation allemande (1807-1808), Fichte souligne que le peuple allemand a gardé la pureté de son caractère national, à la différence de l’ennemi français dont la langue est impure, car « métissée » par des influences diverses. Or la « pureté » n’est autre que la conformité à la source originelle, exprimée par le préfixe allemand Ur- (marquant l’origine) que l’on trouve dans des composés appelés à jouer, tout au long du xixe et du premier xxe siècle, un rôle clé dans l’imaginaire national allemand : Ursprache, Urvolk, Urwald (langue originelle, peuple originel, forêt des origines). On sait comment les idéologues nazis sauront les exploiter. À la différence des langues mélangées dont les racines sont mortes, comme le français, l’allemand demeure une « langue vivante ». « La première différence visible entre les destinées des Allemands et celles des autres branches de la même souche consiste en ce que les premiers sont demeurés dans l’habitat primitif de leurs ancêtres, tandis que les autres ont émigré ailleurs ; que les premiers ont conservé et cultivé la langue primitive, originelle, de la souche principale, tandis que les autres ont adopté une langue étrangère qu’ils ont modifiée peu à peu à leur manière17 ». Frontières linguistiques, territoriales et ethniques se confondent : « l’antique coutume germanique » définit la patrie comme une confédération de tribus soumise à l’autorité d’un chef doté de pouvoirs limités, à rebours du modèle impérial romain. On sait que la « crise allemande de la pensée française » après 1871 a battu en brèche l’idée, partagée par bon nombre d’historiens français du xixe siècle, que le principe de liberté avait pris sa source chez les tribus germaniques en lutte contre le « césarisme » latin18.

La pièce de théâtre intitulée La Bataille d’Arminius du grand écrivain romantique Heinrich von Kleist (1808) radicalise les thèmes développés par Fichte : l’appel à l’unité de tous les peuples germaniques s’inspire des Discours à la nation allemande. La violence sanguinaire s’y déploie : un guetapens amoureux est tendu à un général romain qui se retrouve face à une ourse affamée ; une vierge violée par des Romains, puis poignardée par son père, est démembrée et ses restes sont envoyés à toutes les tribus germaniques pour les appeler aux armes. La mise en scène de la sauvagerie participe du retournement de perspectives propres aux mécanismes identitaires : le Barbare revendique le recours à la violence, mais aussi à la ruse et la trahison qui lui permettent de se distancier de la conception de l’Humanität, vertu prétendument universelle servant de caution morale à des Empires censés civilisateurs. On retrouve là une idée explicitée dans le premier discours de Fichte, où les élites allemandes, coupables d’avoir trahi le peuple en pactisant avec les Français, sont condamnées : « […] un gouvernement dominé par l’égoïsme se laisse guider, dans la conduite de l’État, par les principes démoralisants portant les noms étrangers d’humanité, de libéralisme, de popularité, mais qu’on pourrait traduire plus exactement en allemand par : veulerie, manque de dignité19 ».

La Réforme constitue une étape décisive dans ce que Louis Dumont a appelé l’avènement de l’idéologie moderne, marquée par la primauté de l’individu par rapport à la communauté. Elle a déterminé toutefois ce qu’il nomme « variante nationale allemande » de l’acculturation à la modernité, variante liée à un ensemble complexe de facteurs politiques, sociaux et religieux : le morcellement politique et la persistance d’une conception prémoderne de la souveraineté dont les conséquences sont connues : une nation, définie comme communauté ethnoculturelle qui précède de loin la construction de l’État. Il faudra attendre la proclamation du Reich, le 18 janvier 1871 dans la Galerie des Glaces, à Versailles pour pouvoir vraiment parler d’« Allemagne », au singulier. La Réforme représente aussi l’un des jalons essentiels marquant l’émergence de l’individualisme au sens anthropologique qui constitue le substrat de l’idéologie moderne ; mais dans l’interprétation longtemps dominante en Allemagne, la liberté du chrétien et le culte de l’intériorité se sont assortis d’une subordination à l’autorité temporelle (Obrigkeit). Ainsi s’est développé dans la littérature et la pensée allemandes un courant apolitique et conservateur, dénoncé par l’historiographie libérale et marxiste : il s’agissait d’affirmer le prestige du « peuple des poètes et des penseurs », sans se préoccuper de réformer l’organisation politique et sociale. On connaît la formule de Marx qui orne le fronton de l’Université Humboldt à Berlin fondée dans le contexte du sursaut national contre l’envahisseur napoléonien : « jusqu’à présent les philosophes allemands ont interprété le monde ; il s’agit à présent de le transformer ». Pour reprendre Louis Dumont : la Réforme a immunisé l’Allemagne contre la Révolution, ou encore, une première vague d’individualisme, purement religieuse au départ et toujours limitée à l’homme intérieur, a permis aux Allemands de résister à la deuxième vague de l’individualisme, socio-politique cette fois. De cette Révolution acceptée en esprit est sorti un prodigieux mouvement de pensée. Le romantisme et la philosophie idéaliste allemande sont les produits de cette acculturation de l’Allemagne aux Lumières, grâce au filtrage de l’héritage luthérien.

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1. En 14, Germanicus, fils adoptif de Tibère, reprend l’offensive et deux ans plus tard, défait Arminius sur les bords de la Weser, entre forêts et marécages. Toutefois, sa victoire est relative : Germanicus est rappelé à Rome et Tibère renonce à la politique de conquête de la Germanie.

2. Luther, Propos de table (WA, Tischreden III, 329-330, n°3464c), cité par Winfried Woesler, « Construction littéraire et instrumentalisation de mythes nationaux : Arminius et Jeanne d’Arc », in Michel Espagne et Michel Werner (dir.), « Qu’est-ce qu’une littérature nationale ? », Philologiques, III, Approches pour une théorie interculturelle du champ littéraire, Paris : Maison des Sciences de l’Homme, 1994, p. 68.

3. Sur ce thème, voir W. Woesler, ibid., p. 43-72.

4. Caspar David Friedrich s’inscrit dans le mouvement de redécouverte de Hutten en « père de la nation », lorsqu’il peint en 1823-1824 son tableau Huttens Grab (Le Tombeau de Hutten).

5. Simon Schama, Le Paysage et la mémoire, traduit de l’anglais par Josée Kamoun, Paris : Seuil, 1999, p. 107s.

6. À la Noblesse chrétienne de la nation allemande sur l’amendement de l’état chrétien, in : Œuvres, t. I, éd. sous la dir. de Marc Lienhard et Matthieu Arnold, Paris : Gallimard (La Pléiade), 1999, p. 608 (traduction de Maurice Gravier).

7. À la Noblesse chrétienne de la nation allemande, p. 665-667.

8. Cité par Hellmut Diwald, Luther, traduit de l’allemand par Claude Greis, Paris : Seuil, 1985, p. 200.

9. Voir Johann Clajus, Grammatica Germanicae linguae : ex bibliis Lutheri Germanicis et aliis eius libri collecta, Leipzig, 1578.

10. Par-delà le Bien et le Mal, 1886, traduit de l’allemand par Henri Albert, ch. VIII : Peuples et patries, 247.

11. Ernst Bloch, Thomas Münzer, théologien de la révolution [1921], traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, UGE 10-18, 1964.

12. Cité par H. Diwald, Luther, op. cit., p. 272s. Sur Luther et la guerre des paysans, voir aussi, outre les textes de Luther dans la traduction de l’édition de la Pléiade, op. cit., t. II, 2017, Matthieu Arnold, Martin Luther, Paris : Fayard, 2017, p. 334-347.

13. Johan Gotttfried Herder, « Von der neueren römischen Litteratur », in : Über die neuere deutsche Literatur. Fragmente [1767], Berlin, 1985, vol. 1, p. 213.

14. Voir J. G. Herder, Idées pour servir à la philosophie de l’histoire de l’humanité (1784).

15. Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris : Calmann-Lévy, 1973, p. 12. Voir aussi Louis Dumont, Homo aequalis II, France-Allemagne et retour, Paris : Gallimard, 1991.

16. Hermann et les Princes (Hermann und die Fürsten) en 1784, puis La mort d’Hermann (Hermanns Tod) en 1787. Le chef chérusque est à la mode : Hermann revu par le siècle des Lumières apparaît comme celui qui a réussi à fédérer les tribus germaniques contre l’ennemi commun. Significativement, Klopstock dédicace ses pièces à l’empereur qui règne – nominalement – à Vienne ; le message est clair : seule une conception fédérative pourra surmonter le particularisme désastreux des États germaniques et assurer puissance et prospérité.

17. G. W. Fichte, Discours à la nation allemande, IV, traduit de l’allemand par Serge Jankélévitch, Paris : Aubier, 1981, p. 108.

18. Claude Digeon, La Crise allemande de la pensée française, Paris : PUF, 1959, p. 250.

19. G. W. Fichte, Discours à la nation allemande, I, op. cit., p. 67.