Les interprétations marxistes de la « guerre des paysans »
La lutte contre l’injustice représente toujours et partout une difficulté, un dilemme : faut-il poursuivre cette lutte à tout prix, en recherchant essentiellement la réalisation de certaines valeurs, ou doit-elle, de manière critique, tenir compte des possibilités, des occasions, en bref de l’état du monde et du rapport de forces à une époque déterminée ? Ce type de difficulté (c’est-à-dire le problème de savoir si les valeurs idéales peuvent diriger l’action indépendamment des circonstances) est présent dans la distinction de Weber1 entre une activité sociale « rationnelle en finalité » (zweckrational) ou « rationnelle en valeur » (wertrational), ainsi que dans l’analyse qu’Engels a consacrée à la « guerre des paysans ».
En Allemagne, le mouvement des paysans à l’époque de la Réforme a été souvent considéré comme un cas typique permettant d’examiner les possibilités ou les voies de l’action révolutionnaire. Après la faillite de la révolution de 1848, Engels analyse (en 1850) les raisons historiques de l’échec de cette révolution allemande qui a été la seule et qui s’est conclue trois siècles auparavant, et son ouvrage est devenu par la suite une référence pour toute la discussion qui est intervenue à l’intérieur comme à l’extérieur du mouvement révolutionnaire.
La question générale se pose de savoir si une action guidée essentiellement par des valeurs absolues (sans égards pour les conséquences prévisibles) peut s’accomplir dans le monde moderne, ou si elle doit se plier continuellement à un calcul des possibilités, et être donc considérée comme inactuelle lorsque l’enchaînement des causes paraît défavorable à sa réalisation.
Engels attribuait une certaine valeur au facteur superstructurel ou idéologique, et même au facteur religieux, mais selon une ligne de rationalisation et de laïcisation progressive de la société moderne, ce qui mettait en question son fameux matérialisme. Il pensait que la théologie de la Réforme avait provisoirement procuré un langage à la protestation des masses et qu’elle avait donc réalisé une unification du pays, dans un moment d’extrême dispersion géographique, politique, culturelle, en le préparant à l’explosion révolutionnaire.
Il existe encore une autre possibilité, refusée par Engels et Lukács : l’« existentialisation du politique », qui se réalise surtout dans la sphère esthétique et littéraire, là où la contradiction, le conflit entre l’exigence de justice et l’état du monde apparaît comme quelque chose d’irrémédiable, de fatal. Lukács, en particulier, a examiné d’un œil critique cette tendance romantique, ou pré-existentialiste, qu’il identifiait dans la « tragédie de la Révolution » représentée par Goethe et par Lassalle dans leurs œuvres théâtrales respectives2. Ce jugement s’applique également à des chefs-d’œuvre comme la nouvelle d’esprit « müntzerien » Michael Kohlhaas (1808-1810) d’Heinrich von Kleist, que Lukács a critiquée pour « l’idéalisation poétique de tout ce qu’il y a de dangereux et de négatif dans l’histoire de l’esprit allemand », même s’il reconnaît que « dans le romantisme s’exprime néanmoins le reflet du premier mouvement populaire allemand depuis la guerre des paysans3 ». En ce sens Lukács a souvent utilisé le titre du roman de Malraux (La condition humaine, Prix Goncourt en 1933) pour signaler des cas de déshistoricisation du rapport sujet-objet, grâce à leur séparation absolue.
Friedrich Engels
1. Les événements considérés ici ne débutent ni en 1517 (affichage des thèses de Luther à la porte du château de Wittenberg) ni en 1525 (bataille de Frankenhausen) mais en 1848, ou mieux en 1850, avec l’apparition au sein du marxisme d’une réflexion sur l’échec de la révolution de 1848 et sur certaines analogies structurelles qui remontent à la seule révolution survenue en Allemagne : la guerre des paysans qui s’est achevée en 1525. On n’examinera donc pas le cas de Thomas Müntzer dans le cadre de la Réforme protestante, l’évolution de ses rapports avec Luther, etc., mais bien la discussion qui a été introduite par le petit livre d’Engels et s’est poursuivie dans la première moitié du xxe siècle.
Cette discussion concerne le matérialisme, la compréhension matérialiste des événements sociaux et la possibilité de considérer des facteurs superstructurels, idéaux, comme des éléments de transformation historique. Lorsque Max Weber écrit, dans l’Introduction à L’Éthique économique des religions mondiales (1915), que ce sont les intérêts – matériels et idéaux – et non les idées qui poussent à l’action, il tient à préciser immédiatement que les idées ou les visions du monde fonctionnent comme des aiguillages ferroviaires, en canalisant l’action vers certains objectifs4. En 1952, Lukács consacre un chapitre de son grand ouvrage La destruction de la raison à combattre contre Max Weber, dont il dénonce les tendances irrationalistes : « Weber engage ainsi la sociologie dans la direction de la Geisteswissenschaft, de l’interprétation idéaliste de l’histoire ». Mais il reconnaît que, dans cette « lutte contre le matérialisme » menée surtout par le néokantisme (Simmel, Weber), il a été admis « certaines formes précises et abstraites de l’interaction entre base et superstructure », à savoir l’idée d’une relation réciproque entre formes économiques et religions, entre motivations matérielles et idéologiques. Or, si cette position était tenue de manière cohérente – ce qui, selon Lukács, ne se produit pas chez Weber – elle en viendrait à se rapprocher de la position marxiste, qui admet une rétroaction de la superstructure sur la structure (de l’idéologie sur l’économie) ou des « interactions très complexes5 ».
Le questionnement que suscite la notion de matérialisme, du moins pour Engels et son interprétation du passé allemand, peut être dû au fait que, dans son étude sur la guerre des paysans, il attribue un poids déterminant à des facteurs idéologiques, superstructurels6. Selon la théorie marxiste, le prolétariat est déjà uni et organisé par sa condition même de travail en usine, et l’exploitation capitaliste produit donc sa propre négation, ou du moins elle pose les conditions du renversement révolutionnaire. Mais, comme l’a précisé Lukács dans certaines pages d’Histoire et conscience de classe, les paysans ne représentent pas dans la pensée de Marx un groupe révolutionnaire, ni même une véritable classe7. La Réforme a donc provisoirement procuré un langage et une idéologie, en unifiant un pays jusqu’alors arriéré et dispersé.
Engels débute son ouvrage en présentant une notion de matérialisme qu’il attribue directement à Marx, et plus précisément au Marx des écrits sur la révolution française de 1848-1849 :
En d’autres termes, je cherchais à montrer que la Constitution politique de l’Allemagne, les soulèvements contre elle, les théories politiques et religieuses de l’époque n’étaient pas des causes, mais des résultats du degré de développement auquel étaient arrivés, dans ce pays, l’agriculture, l’industrie, les voies de communication, le commerce des marchandises et de l’argent8.
Mais tout en maintenant cette fermeté sur le plan des principes, Engels attribue l’actualisation de cette orientation au résultat concret de la recherche :
D’une façon générale – écrit-il à Conrad Schmidt le 5 août 1890 – beaucoup de jeunes écrivains se servent en Allemagne du terme « matérialiste » comme d’une simple formule, avec laquelle on étiquette tout et n’importe quoi sans l’avoir autrement étudié ; c’est-à-dire qu’ils collent cette étiquette et s’imaginent alors avoir réglé l’affaire. Or notre conception de l’histoire est avant tout une incitation à l’étude, pas un levier dans une construction à la manière hégélienne. Toute l’histoire doit être réétudiée…
Et Lukács souligne le fait que ces lettres furent publiées par Bernstein pour bien montrer qu’une « révision » du marxisme était déjà en cours chez le vieil Engels9.
Il faut ajouter qu’Engels a considéré cette conception matérialiste de l’histoire (qui, dit-il, « provient de Marx et non de moi10 ») comme le fruit d’une évolution historique au cours de laquelle les brumes répandues par les visions religieuses se sont progressivement dissipées, laissant entrevoir la structure effective, et purement laïque, des rapports sociaux. Il a donc élaboré une philosophie de l’histoire tendant vers la démythisation : les motivations matérielles se présentent tout d’abord sous forme de doctrines théologiques, puis (à partir de la Révolution française) elles dévoilent graduellement leur vrai visage : « la classe la plus directement intéressée dans la lutte contre les prétentions de l’Église catholique était la bourgeoisie, et ensuite […] toute lutte contre le féodalisme devait à l’époque revêtir un déguisement religieux et être dirigée en premier lieu contre l’Église ». Ce développement se caractérise essentiellement par trois phases : la Réforme protestante et la Révolution anglaise (qui sont encore toutes deux des révolutions religieuses, puisque la seconde a trouvé « dans le calvinisme une doctrine toute prête »), puis la Révolution française : celle-ci fut « le troisième soulèvement de la bourgeoisie ; mais elle fut le premier qui rejeta totalement l’accoutrement religieux et livra toutes ses batailles sur le terrain ouvertement politique11 ».
Le schéma de la philosophie de l’histoire pratiqué par Engels ne se limite pas à signaler les moments de transformation progressive du discours religieux en discours politique, de l’utopie de Thomas Müntzer au socialisme scientifique de Marx. On y trouve naturellement une orientation générale – liée elle aussi à une philosophie de l’histoire – concernant la succession des classes au pouvoir ou, dans un langage moins schématique, la distribution et les contingences des couches sociales les plus importantes. Pour le théoricien marxiste, la position de Müntzer semble abstraite, irréelle, car elle ne tient pas compte du retard (historique, économique, culturel) de la situation allemande et de la nécessité, devenue ensuite consciente avec le marxisme, que la décadence du monde féodal mène avant tout à l’affirmation de la bourgeoisie :
Il est compréhensible que cet élément (la lutte des paysans) devait s’effondrer le plus rapidement, revêtir un caractère surtout fantastique, et que l’expression de ses revendications devait rester extrêmement confuse, car c’est lui qui rencontrait, dans les conditions de l’époque, le terrain le moins solide12.
En réalité, pour Engels Müntzer chercha à faire pression non seulement sur les paysans, mais aussi sur les éléments de prolétariat urbain qui pouvaient sembler plus conscients ou plus combatifs. Ces plébéiens n’appartenaient plus au monde féodal, car ils n’avaient ni privilèges ni propriétés, ni même comme les paysans un lopin de terre, tout grevé qu’il fût d’impôts et de charges de toutes sortes. Par ailleurs, ils n’appartenaient pas non plus aux associations d’artisans et représentaient donc déjà la condition de « travail formellement libre » qui serait par la suite à la base de la société bourgeoise moderne. Ces groupes laissaient donc pressentir, encore bien timidement, une situation future, mais ils se nourrissaient par ailleurs d’une pensée politique radicale empruntée aux tendances apocalyptiques ou millénaristes qui s’étaient répandues vers la fin du Moyen Âge. Ils voyaient venir, « du moins en imagination », non seulement l’écroulement du monde médiéval, mais le surpassement du capitalisme naissant ; ils demandaient l’égalité, la liberté fondamentale face à l’injustice et au besoin, et cependant ces exigences subissaient des échecs cuisants, ou elles étaient canalisées (et par là réduites dans leur portée et modifiées dans leur signification) vers un esprit formaliste-bourgeois :
Les attaques contre la propriété privée, la revendication de la communauté des biens devaient se résoudre en une organisation grossière de bienfaisance. La vague égalité chrétienne pouvait, tout au plus, aboutir à « l’égalité civile devant la loi » ; la suppression de toute autorité devient, en fin de compte, la constitution de gouvernements républicains élus par le peuple. L’anticipation en imagination du communisme était en réalité une anticipation des conditions bourgeoises modernes13.
On peut comprendre pourquoi, aux yeux d’Engels, le mouvement devait être nécessairement violent, arbitraire, dogmatique. Ces groupes ne possédaient ni une véritable conscience de classe, ni une compréhension adéquate des évolutions sociales en cours. Ils opposaient donc au monde radicalement injuste dans lequel ils se trouvaient immergés la libération prochaine à laquelle ils devaient activement collaborer. Leur point de référence idéal – du moins pour Thomas Müntzer – résidait dans l’œuvre de Joachim de Flore, mort en 1202, qui avait annoncé l’avènement d’un troisième âge de l’Esprit, après ceux déjà écoulés du Père et du Fils, qui correspondaient à l’Ancien et au Nouveau Testament14.
2. Au début de l’époque moderne le discours politique était couvert, masqué (cloaked, selon les termes d’Engels) par le discours religieux, par le monopole ecclésiastique de la culture. Et cependant des processus assez évidents de rationalisation et de laïcisation étaient en cours. Les idées de la Réforme avaient déjà réalisé un regroupement du pays, extrêmement diversifié et dispersé, en trois grands secteurs : le monde catholique ou réactionnaire, le monde luthérien réformateur bourgeois, et le monde révolutionnaire. Et comme, en apparence, les discussions portaient uniquement sur des questions théologiques, les historiens et les philosophes résistaient à l’idée que derrière le masque d’un problème abstrait puissent intervenir des intérêts très concrets, très matériels15.
Selon Engels, Müntzer s’était fort engagé dans cette voie de la sécularisation progressive du discours religieux, au point d’abandonner les principales vérités chrétiennes, même s’il cachait ou révélait ses intentions les plus profondes selon ses interlocuteurs. « Il enseignait, sous des formes chrétiennes, un panthéisme qui présente une ressemblance curieuse avec les conditions spéculatives modernes et frise même par moments l’athéisme16 ». Dans ce jugement, Engels était certainement influencé par le succès de l’œuvre de Feuerbach, par la résolution de la théologie en anthropologie (L’Essence du christianisme est de 1841) et par la discussion contemporaine sur le panthéisme de Spinoza, encore vivace parmi la gauche hégélienne ; mais d’autres éléments, que l’on rencontrera par la suite, provenaient des historiens de la Réforme. Quoi qu’il en soit Engels souligne dès le départ que la délicate question de la signification de l’Écriture avait trouvé une solution radicale chez Müntzer (qui s’opposait violemment à Luther sur ce point) :
Il rejetait la Bible comme révélation tant unique qu’infaillible. La véritable révélation vivante, c’est, disait Münzer, la raison, révélation qui a existé de tout temps et chez tous les peuples et qui existe encore. Opposer la Bible à la raison, c’est tuer l’esprit par la lettre. Car le Saint-Esprit dont parle la Bible n’existe pas en dehors de nous. Le Saint-Esprit, c’est précisément la raison17.
Il y a dans l’interprétation d’Engels quelque chose de radicalement erroné : le refus de l’Écriture en tant que révélation ne doit pas être entendu dans le sens d’une réduction anthropologique ou rationaliste, mais bien dans le sens d’un recours à la relation immédiate de l’âme avec Dieu, qui précède et fonde – mais ne nie pas – la valeur du texte sacré ; pour Müntzer, ce serait admettre la présence et l’action du divin dans l’histoire, contre la réduction historiciste de qui (comme Luther) entendait Dieu comme quelque chose qu’il faut retrouver dans des documents lointains et passés.
Concernant les thèmes du salut et de l’avenir, la démythisation müntzerienne semble tout aussi radicale pour Engels : le christianisme ne parle pas d’un salut transcendant, mais bien terrestre, du nouvel ordre humain qu’il s’agit d’instaurer. Il ne considère aucune vie après la mort, ni puissances, favorables ou défavorables, qui puissent faciliter ou entraver notre rapport avec le divin :
C’est pourquoi le ciel n’est pas quelque chose de l’au-delà, c’est dans cette vie même qu’il faut le chercher ; et la vocation des croyants est précisément d’établir ce ciel, le royaume de Dieu, sur la terre. De même qu’il n’existe pas de ciel dans l’au-delà, de même il n’y existe pas d’enfer ou de damnation. De même, il n’y a d’autre diable que les désirs et les appétits mauvais des hommes.
Et naturellement, poursuit Engels, toute cette perspective se résolvait dans la négation de la divinité du Christ et de la valeur salvatrice de l’eucharistie, qui se réduisait à une cérémonie commémorative18.
Müntzer n’enseignait pas cette doctrine ouvertement, mais il la diffusait en exploitant le « masque biblique » qui appartenait à la culture dominante de son époque et en ne laissant entrevoir ses vraies intentions qu’à quelques initiés. C’est seulement vers la fin de sa vie, pendant la préparation des conflits d’avril 1525, que survint selon Engels cette espèce de double vérité, ou de double activité, de Müntzer « pour le peuple d’une part, auquel il s’adressait dans le langage du prophétisme religieux, le seul qu’il fût capable de comprendre à l’époque, et d’autre part pour les initiés, avec lesquels il pouvait ouvertement s’entretenir de ses véritables buts19 ».
Tout cela signifie donc que, dans la perspective d’Engels, il ne s’agit pas seulement de reconnaître la substance politique des discussions religieuses qui se produisaient au début du xvie siècle, mais d’attribuer plus particulièrement à l’un de ses protagonistes – Thomas Müntzer en l’occurrence – une pleine conscience du caractère de masque de la religion et une tendance rationaliste et athée, qui était réservée toutefois à un petit groupe.
En résumé, seln Engels la conception communiste de Müntzer exigeait la réalisation immédiate du règne de Dieu, entendu comme ordre social terrestre, le retour de l’Église à la simplicité et à la pauvreté des origines, l’élimination des autorités qui ne seraient pas formées ou dirigées par le peuple. Il fallait parvenir à la communauté des biens et à la plus complète égalité, par le renversement violent des pouvoirs qui résistaient, pour parvenir à une union qui (contre l’interprétation luthérienne de la Réforme) embrasserait non seulement toute l’Allemagne, mais toute la chrétienté. Voilà rendu possible ce qu’Engels voyait comme « le tableau imaginaire du règne millénaire de l’égalité sociale et républicaine20 ».
3. Cette interprétation de Müntzer répond parfaitement à la construction historico-philosophique d’Engels ; partant d’un cas particulier, elle en actualise les principes généraux qui renversent le discours religieux en discours directement politique, comme il en a déjà été question. Mais on constate avec une certaine surprise que ce n’est pas la raison principale des choix d’Engels : l’analyse de l’œuvre de Müntzer qu’il offre était déjà largement présente chez les historiens de la Réforme, dont il synthétise et reformule assez souvent les jugements concernant non seulement le cours des événements, mais aussi la signification de ces événements et des idéologies qui ont soutenu l’action des différents partis. Leopold von Ranke, historien de l’université de Berlin proche de la noblesse allemande, avait publié en 1824 une Histoire des peuples romans et germains de 1494 à 1535, et en 1845-1847 une Histoire de l’Allemagne à l’époque de la Réforme. Subjugué par le problème de l’unité nationale, Ranke jugeait négativement la guerre des paysans dans une optique similaire à celle de Luther et de Mélanchthon : sans nier l’importance de la personnalité de Müntzer, il voyait cependant en lui et dans sa prédication une incitation à la violence, un déchaînement de forces négatives ou destructrices, qui n’aurait mené à aucun progrès.
À la même époque, un historien d’orientation différente, Wilhelm Zimmermann, bourgeois démocratique qui devint ensuite député de gauche à l’Assemblée de Francfort21, accumulait une énorme quantité de matériel sur la guerre des paysans, récupéré dans les archives de diverses villes allemandes, et le publiait sous le titre : Histoire de la grande guerre des paysans22. Zimmermann inversait le point de vue de Ranke : le mouvement populaire est une force créatrice et progressive, et l’unification du pays serait plus entravée que favorisée par le maintien de l’ordre féodal. Il faut, dit-il, évaluer positivement la figure et l’œuvre de Müntzer, qui a étendu avec cohérence la nouvelle notion de liberté proclamée par la Réforme du domaine spirituel au domaine étatique et politique, alors que Luther obscurcissait l’immense prestige qu’il s’était acquis en s’alliant aux princes et en condamnant les insurrections populaires.
Zimmermann a tracé les lignes de cette interprétation immanentiste, reprise ensuite par Engels. De Müntzer, il affirme que
ses discours contenaient exactement les concepts qui récemment ont été fixés par le rationalisme et la philosophie spéculative ; certaines idées, répandues dans ses discours, ont étés reçues, élaborées et diffusées par les Puritains et les Indépendants en Angleterre, spécialement par W. Penn, Spener, Zinzendorf, Swedenborg, J.-J. Rousseau et les tribuns et les chefs de la Révolution française. Ce n’est pas seulement avec sa vision politique, mais aussi avec sa vision religieuse que Müntzer a devancé trois siècles23.
Selon Zimmermann, Müntzer ne prêchait pas seulement une confiance immédiate en l’Esprit, qui devrait libérer les croyants de la lettre (non seulement de la doctrine de l’Église, mais également de l’Écriture) ; cette confiance avait ensuite été infléchie dans un sens anthropologique, si bien « qu’il plaçait directement au-dessus de l’autorité biblique l’Esprit Saint qui agit dans le cœur de l’homme, et même la force de l’esprit de l’homme, qu’il entendait comme la plus pure et originelle source de vérité pour l’homme24 ». Il était donc convaincu que Dieu l’accompagnait dans un dialogue constant : un jour, un de ses disciples se présenta devant sa chambre, et entendit deux personnes parler dans la pièce. Et lorsqu’ouvrant la porte il vit que Müntzer était seul et qu’il demanda un éclaircissement, il obtint cette réponse : « J’ai demandé à mon Dieu ce que je dois faire demain ». Or ce rapport si intense ne concordait ni avec le texte sacré ni même avec l’autorité de l’Église :
C’était dans son intention, et même dans son enseignement, l’esprit de l’homme, la raison illuminée le seul moyen avec lequel Dieu se révèle aux hommes… C’était non seulement une illusion de la part de Müntzer, il sentait son Dieu en lui-même, il croyait en lui et dans ses pensées il entendait ce Dieu parler de la question de son peuple25.
Engels a insisté sur le fait que son propre livre, La guerre des paysans en Allemagne (1850), n’apportait pas de nouveaux documents, mais qu’il exploitait les matériaux fournis par Zimmermann en les synthétisant. Certes, comme il le disait, ce travail présente des lacunes et il est essentiellement un « recueil des faits » : il y manque un enchaînement interne des événements – pour la bonne raison que le matériel brut se trouve dispersé dans les archives de tout le pays – et Zimmermann n’a pas réussi à relier les controverses religieuses et politiques aux conflits de classes sous-jacents. En fin de compte, son jugement reste moralisateur : il distingue les oppresseurs des opprimés, les bons des méchants, en indiquant à la fin la victoire des méchants ; mais les limites de sa vision dépendent, selon Engels, des conditions de l’époque, et il est déjà curieux que dans cette période il soit parvenu à se détacher avec autant de détermination des historiens idéalistes26.
En 1847, Alexandre Weill publie une Histoire de la grande guerre des paysans, qui sera rééditée en 1860. Dans cet ouvrage, Weill déclare dépendre de Zimmermann, même s’il réfute les accusations – dont il dut d’ailleurs se défendre devant les tribunaux – de l’avoir tout simplement copié. Dans la Préface de 1860, il note que l’on doit à Zimmermann « les documents les plus complets sur cette grande épopée sociale », mais que Zimmermann
a publié tous ces matériaux dans leur primitive originalité. Il en résulte que ce sont des documents historiques, des sources comme l’on dit, plutôt qu’une histoire de la Guerre des Paysans. Les quatre volumes du docte professeur contiennent, certes, des blocs d’histoire d’une grande valeur, mais ces blocs sont erratiques, sans aucune liaison entre les différentes parties.
Weill n’aurait donc fait qu’élaguer, recueillir, unifier, composer finalement une œuvre cohérente :
Partout où les pensées de Zimmermann cadraient avec mon récit je les ai traduites, aussi fidèlement que possible et en citant le nom de l’auteur. Ces pensées, parfois un peu obscures et s’étouffant l’une l’autre, ont souvent eu besoin d’être éclaircies et groupées dans leur signification philosophique et chronologique.
Mais tout cela n’a pas empêché deux critiques de considérer l’ouvrage de Weill comme une traduction de Zimmermann27.
L’orientation de Weill s’inscrit dans ce socialisme sentimental et moraliste auquel adhérait également Zimmermann. Tout comme pour ce dernier, le renouvellement social et politique dépend d’une extension des principes évangéliques, car l’homme doit être jugé en fonction de ses œuvres et non de la foi, selon l’esprit et non selon la lettre ; et 1789 est effectivement un moment de réalisation évangélique, qui a finalement transformé la parole des prophètes en fait social28. Weill soutient la continuité entre des événements historiques de grande portée : la guerre des paysans serait l’introduction ou la préparation de la Révolution française, au point qu’elle en possède déjà « tous les principes, tous les germes, toutes les luttes29 » ; en outre, même si Luther l’a vigoureusement démenti, la guerre des paysans est le résultat de la lutte qu’il a menée contre le pouvoir romain.
Luther lui-même ne se doutait nullement de la portée politique de la Réforme. Il croyait ne combattre que les abus théologiques et religieux. Mais une religion admettant en principe la rédemption et l’égalité des hommes peut-elle longtemps en pratique maintenir le servage, la corvée, les dîmes, ces iniquités de la féodalité ? Nullement. La logique fut plus forte que Luther, et les paysans avec leur simple bon sens étaient de plus grands philosophes, de meilleurs chrétiens que le théologien de Wittenberg30.
Les propos les plus intéressants que Weill tient sur Müntzer touchent précisément sa position théologique :
Dieu n’est pas en dehors de nous, mais en nous ; il se révèle encore aujourd’hui, comme il y a quatre mille ans, il n’y a point d’autre révélation. Il n’existe point d’autre Diable que le despotisme religieux et politique. La Foi n’est autre chose que le Verbe de la raison, Verbe qui nous verse l’amour dans le cœur et réveille en nous le Saint-Esprit. Tout homme, fût-il païen, peut avoir la foi. La nature nous apprend à faire à notre prochain ce que nous désirons qu’il nous fasse. L’homme, par cela seul que le Verbe se manifeste en lui, est une partie de Dieu, et le ciel est déjà à chercher et à trouver dans cette vie.
Mais ici, le texte se poursuit entre guillemets, comme si Weill citait Müntzer lui-même (il se réfère en note à un écrit intitulé La fausse foi découverte, ou Expresse mise à nu de la fausse foi, mais un examen du texte exclut cette hypothèse) ou encore Zimmermann : « “Tout homme peut être animé du Saint-Esprit, celui-ci n’étant autre chose que l’enthousiasme de la raison. Il n’y a point d’enfer : le péché, c’est tout ce qui est contraire à la raison et à la nature. Le Christ est un des prophètes révélateurs de Dieu, mais conçu comme les autres hommes”31 ».
Si l’on se réfère à ces propos dans la première édition du texte (1847), on trouve certaines variantes insignifiantes qui n’en modifient en rien le sens, mais on remarque surtout le fait que le passage décisif, « Tout homme peut être animé du Saint-Esprit… » n’y est pas présenté entre guillemets, et qu’au lieu d’être attribué à Zimmermann, il figure comme appartenant à l’auteur ; cette modification pourrait avoir été introduite consécutivement aux accusations et aux procédures judiciaires intervenues entre-temps32. À part ces incohérences et ces réticences, déplorées également par Henri de Lubac dans son livre sur La postérité spirituelle de Joachim de Flore33, il est certain que l’interprétation qu’Engels a donnée de la position théologique de Müntzer n’est pas due aux exigences liées à sa philosophie de l’histoire ; il l’a trouvée presque totalement élaborée chez les historiens qui le précédaient, il s’en est inspiré et l’a intégrée à son interprétation de la modernité bourgeoise ou capitaliste.
Ernst Bloch
1. Ernst Bloch a lui aussi souligné les motivations matérielles (économiques) de la guerre des paysans, ainsi que l’importance du facteur religieux, en se référant à Marx et à Weber. Dans son livre de 1921, Thomas Müntzer théologien de la Révolution, il réévalue – il réhabilite, pourrait-on dire – contre Engels l’élément « utopique » présent chez Müntzer, et il en fait ressortir la valeur autonome de contestation et de lutte. L’idéal religieux n’est nullement un masque, un réflexe ou une conséquence des rapports sociaux – on sent là l’influence de Weber –, il renvoie à une mémoire historique de l’humanité, qui inclut également parmi ses propres exigences le communisme. « À plus forte raison, dans le cas particulier de la Guerre des Paysans, avec toute sa puissante imagerie, tout son spiritualisme, il est impossible – à côté des facteurs économiques qui ont conditionné le déchaînement du conflit et le choix de ses objectifs – de ne pas considérer en lui-même ce qui en constitue l’élément essentiel et primitif : la familiarité avec le plus ancien des rêves, la percée et l’expansion du vieux mouvement hérétique, l’extatique vouloir – impatient, rebelle et grave au plus haut point – d’une marche qui mène droit au Paradis34 ».
Il faut cependant faire attention : Bloch envisage parfois le mode de production capitaliste comme un comportement ou un « esprit » dans le sens wébérien, ce qui n’est pas possible à moins de subjectiviser les concepts marxiens, qui parlent plutôt d’une structure objective des relations sociales.
Quel qu’il soit, l’état du mode de production, en tant que disposition d’esprit économique, dépend déjà par lui-même de complexes psychologiques et moraux plus vastes, qui exercent en même temps leur action déterminante, et principalement, comme l’a montré Max Weber, de complexes d’ordre religieux35.
Si on y ajoute la scission néokantienne – signalée spécialement par Lukács – entre fait et valeur dans le marxisme, scission facilement observable dans les mêmes pages de son Müntzer (« Les inclinations, les rêveries, les plus sérieuses et pures émotions, les enthousiasmes orientés vers des fins […] ne disparaissent point et marquent de leur empreinte une longue période ; ils jaillissent dans l’âme d’un point originel, celui qui fait naître et qui définit les valeurs ; ils survivent à toute catastrophe empirique36 »), on peut raisonnablement considérer l’hypothèse d’un détachement « révisionniste » de Bloch par rapport au centre de la doctrine marxienne37.
Le livre de Bloch a le mérite d’exposer la faillite de la Réforme luthérienne, le caractère tragique de toute cette expérience, et non seulement dans la fameuse « aile gauche », dans la théologie apocalyptique de Müntzer et dans la guerre des paysans. Au-delà des questions liées au risque qu’il encourait personnellement, Luther a senti à un moment que la Réforme pouvait échouer. En effet, l’offre d’alliance et de collaboration faite aux princes allemands par l’Église catholique pouvait paraître encore attrayante, et les avantages économiques promis à ces princes par la Réforme (sécularisation des biens ecclésiastiques) auraient également pu leur être consentis, du moins en partie, par le catholicisme, s’il avait été possible de renégocier les pouvoirs respectifs dans l’exploitation du territoire. C’est ainsi que Luther, pour se sauver et sauver la Réforme, dut abandonner une partie de ses compagnons, et finalement aussi se renier en partie, en faisant du christianisme une religion d’État38.
En radicalisant la signification politique de l’attente chrétienne, les groupes qui se rattachaient à Müntzer entendaient contester l’évolution du mouvement protestant dans un sens modéré ou bourgeois, en soulignant la scission qui était en train de s’opérer entre les deux manières, inévitablement en conflit, de lire le texte sacré : soit comme un christianisme populaire et communautaire, en attente d’une transformation radicale des rapports sociaux, soit comme un christianisme intérieur et privé, exercé sous l’autorité du pouvoir civil auquel on doit respect et obéissance.
Engels avait déjà mis en évidence le fait que l’action du premier Luther avait déclenché des attentes qui étaient aussi politiques : la traduction de l’Écriture, la référence au christianisme des origines, la condamnation de la corruption romaine, tout cela apparaissait comme une libération vis-à-vis de la hiérarchie féodale, et Müntzer avait suivi pendant un certain temps cette orientation. Mais par la suite Luther a vu que la Réforme pouvait se tarir rapidement, si elle ne se détachait pas nettement du mouvement populaire. C’est pourquoi, outre la faillite de la voie radicale de Thomas Müntzer, il fallait, dans la perspective d’Engels, signaler cette dernière faillite de la perspective révolutionnaire qui avait été soutenue par le jeune Luther :
Le pouvoir princier de droit divin, l’obéissance passive, même le servage trouvèrent leur sanction dans la Bible. Ainsi se trouvaient reniées non seulement l’insurrection des paysans, mais toute la révolte de Luther contre les autorités spirituelles et temporelles. Ainsi étaient trahis, au profit des princes, non seulement le mouvement populaire, mais même le mouvement bourgeois39.
2. Bloch a répondu aux critiques de Lukács dans des écrits successifs, et surtout dans le long compte rendu d’Histoire et conscience de classe qu’il publia presque immédiatement après son Münzer, en 1923-192440. Il expose correctement le point de vue de Lukács, et sans réactions particulières : Hegel ne connaissait pas le sujet-objet identique de l’histoire, le prolétariat, où l’élément humain se révèle créateur d’histoire, et il fut donc contraint de mythifier (mystifier) cette force que produit la réalité en termes spirituels, comme esprit du peuple, esprit du monde ou idée. Mais le sujet était ainsi de nouveau réduit à la « simple immédiateté individuelle de l’observation » : Bloch veut indiquer par cette expression synthétique une structure fondamentale de l’analyse lukacsienne, à savoir le conflit insurmontable qui oppose liberté et nécessité, esprit et matière, dans le cadre de la pensée bourgeoise qui a son modèle indépassable chez Kant. Si le sujet absolu n’assume pas la dimension de la pratique, s’il ne devient pas le lieu de la médiation ou de la synthèse (entre les différentes consciences, et entre dimension pratique et dimension théorique), il retourne en quelque sorte à son état de sujet individuel qui contemple un ordre donné, puisqu’en tant que simple conscience il ne peut que faire une considération abstraite, comme devant un spectacle auquel il ne participe pas. Il réapparaît donc « une obscurité et un vide entre la projection et le projeté » (l’expression qu’avait utilisée Lukács, en la reprenant de Fichte, était bien la projectio per hiatum irrationalem41) qui ne peuvent être aucunement comblés par la mythologie abstraite du concept ou par le rôle simplement contemplatif du sujet agent, et qui, bien au contraire, sont définitivement fixés par lui. Donc la critique que Lukács oppose à Bloch est finalement d’avoir ramené Hegel à Kant, que Lukács considérait déjà, dans Histoire et conscience de classe, comme le fondateur de toute pensée authentiquement bourgeoise42.
Bloch répond à cette critique en accusant de sociologisme son vieux compagnon de vie et d’études (ils avaient collaboré intensément dans la période de Heidelberg, jusqu’en 1917-1918, et Bloch avait eu un rôle déterminant dans l’initiation de Lukács à la philosophie classique allemande et en particulier à Hegel)43. La variété de l’expérience historique de l’humanité, dans ses dimensions religieuses, esthétiques, politiques, comporte certainement l’idée des médiations nécessaires, mais aussi – la pensée revient toujours à Max Weber – l’idée de la particularité, ou de l’autonomie relative, de tout développement. Lukács, argumente Bloch, a beaucoup appris grâce à sa référence constante à la vie sociale. Mais
il faut enfin y ajouter, perceptible par toute classe révolutionnaire, l’influence à longue échéance qu’exerce le processus spirituel et religieux […]. C’est pourquoi, non seulement une étude purement économique reste impuissante à totalement expliquer […] la simple apparition d’un phénomène historique aussi important que la Guerre des Paysans, mais une telle analyse risquerait de dissoudre […] les contenus plus profonds de cette histoire humaine en plein bouillonnement, ce rêve éveillé de l’anti-loup, d’un royaume enfin fraternel44.
György Lukács
1. Le marxisme ne considère pas les paysans comme un groupe social auquel on peut attribuer intégralement les caractères d’une classe, parce qu’ils n’en possèdent ni la conscience typique ni la capacité d’action directement révolutionnaire. Lukács a repris souvent cet argument dans Histoire et conscience de classe et dans les écrits successifs, destinés à défendre son premier livre « marxiste » contre les attaques en provenance des représentants du parti45.
La bourgeoisie et le prolétariat sont les seules classes pures de la société, c’est-à-dire que seules l’existence et l’évolution de ces classes reposent exclusivement sur l’évolution du processus moderne de production et qu’on ne peut se représenter un plan d’organisation de la société dans son ensemble qu’à partir de leurs conditions d’existence.
Les paysans (tout comme, du reste, les petits bourgeois) ne sont pas une classe révolutionnaire, ni même progressiste pour le marxisme : ils ne soutiennent pas le développement capitaliste, mais demeurent attachés à l’organisation de la société féodale et conçoivent donc le nouveau processus de production comme une menace qui doit être freinée ou stoppée partout où cela est possible (romantisme économique). Leur intérêt se tourne vers les phénomènes superficiels, les symptômes du développement, et non pas vers le processus lui-même dans son ensemble46.
La petite bourgeoisie a conscience de la lutte de classe déjà engagée entre bourgeoisie et prolétariat, mais, au lieu de durcir cette opposition, elle se place au-dessus des deux parties comme « classe intermédiaire » faisant office de médiation et de synthèse.
Le caractère propre de la social-démocratie se résumait au fait qu’elle exigeait des institutions républicaines démocratiques en y voyant non pas un moyen pour dépasser chacun de deux extrêmes, capital et travail salarié, mais pour estomper leur antagonisme et pour le convertir en harmonie47.
La petite bourgeoisie peut jouer un rôle dans l’histoire tant que ses objectifs coïncident avec les intérêts du développement capitaliste, par exemple lorsqu’elle collabore à la destruction de l’ordre féodal ; sinon elle devient fluctuante et se replie de plus en plus sur des formes de conscience purement idéologiques, qui ne correspondent pas au processus réel48.
Marx considère les paysans comme une classe dans la mesure où ils se trouvent tous dans la même situation : ils vivent dans une condition isolée, rendue nécessaire par leur mode de production, et chaque famille produit directement la plus grande partie de ce qu’elle consomme. Mais d’autre part, ils ne constituent pas une classe, parce qu’il n’existe entre eux que des liens locaux, et non pas une véritable communauté, une union à l’échelle nationale et une organisation politique49. La définition des objectifs et la forme de conscience que ces groupes peuvent entretenir occasionnellement (particulièrement aux moments où les circonstances extérieures, comme une guerre ou une révolution, les poussent à entrer dans la lutte) ne sont donc pas liées organiquement à leur situation objective et au sens général du développement social. « C’est pourquoi aussi la “conscience de classe” des paysans revêt une forme idéologique au contenu plus changeant que celle des autres classes ; c’est en effet toujours une forme d’emprunt50. »
Comme on le voit, la pensée de Lukács ne s’éloigne pas de celle d’Engels, surtout lorsqu’il s’agit de démontrer que ce sont des « bouleversements extérieurs » (le déchaînement de la Réforme, dans la perspective d’Engels) qui ont poussé les paysans à la lutte, même si ce début ne produira jamais chez eux le mouvement unitaire, la capacité d’organisation, la fixation consciente des objectifs qu’il est possible de trouver au contraire dans les classes « pures » de la société bourgeoise. Et l’on pourrait même noter une convergence fondamentale sur le thème de la « forme d’emprunt », car, pour Engels l’attente du Règne, à savoir d’une transformation imminente et radicale des rapports sociaux, est sûrement une conception qui se rattache au Moyen Âge et n’a pas de fondement dans la situation de classe.
Les actions réelles apparaissent alors – précisément dans leur signification objectivement révolutionnaire – comme à peu près complètement indépendantes de l’utopie religieuse : celle-ci ne peut ni les diriger réellement ni leur fournir des buts concrets ou des moyens concrets de réalisation51.
2. Lukács ramène la scission entre fait et valeur, extériorité et intériorité, économie et éthique, qu’il voit chez Bloch, à sa critique de Kant. Dans le néokantisme, dont dépend aussi la position de Bloch, l’objectivité se trouve détachée et purement contemplative pour un sujet isolé, tandis que la classe, le prolétariat, se présente aux yeux de Lukács comme le vrai sujet de l’histoire, qui connaît parce qu’il crée la réalité (« la philosophie moderne se pose le problème suivant : ne plus accepter le monde comme quelque chose qui a surgi indépendamment du sujet connaissant […] mais le concevoir bien plutôt comme le propre produit du sujet52 »). Lukács cherchait ainsi à résoudre, sur le terrain de la théorie politique, un problème qui avait occupé à titres divers la philosophie bourgeoise des xixe et xxe siècles, soit l’impuissance de l’individu à comprendre le monde, à s’orienter selon une claire « donation de sens » dans un univers dominé par une division croissante du travail. Il s’agit d’un problème cognitif, mais également éthique et politique, que l’on retrouve sous différents aspects dans bien des pages de Nietzsche, Dilthey, Simmel, Weber, Husserl, à savoir des auteurs qui avaient attiré l’attention de Lukács à l’époque de sa production « bourgeoise », avant sa conversion au marxisme. Or Lukács lance l’idée d’un sujet collectif, la classe, qui devrait résoudre dans une implication réciproque de théorie et de pratique la « tragédie de la culture » signalée par Simmel en 1911, c’est-à-dire l’impuissance de l’humanité moderne à dominer ses propres produits (« l’incapacité de l’attitude bourgeoise contemplative à comprendre l’histoire53 »).
Lukács aborde la question en partant de la théorie blochienne du paysage54. Il remarque avant tout que les penseurs bourgeois les plus avisés se sont montrés incapables de comprendre les événements contemporains ; cette difficulté s’explique par le fait que « le rapport contemplatif immédiat entre sujet et objet de la connaissance » crée une discontinuité, que Fichte a indiquée dans sa maturité par l’expression projectio per hiatum irrationalem. Il s’agit, dit-il, « de la projection absolue d’un objet, de la naissance duquel on ne peut rendre aucun compte, où, par suite, il y a une obscurité et un vide entre la projection et le projeté55 ». Or la même situation théorique se présente dans la philosophie du paysage de Bloch. Quand la nature devient paysage il se crée une distance, surtout spatiale dans ce cas, entre l’observateur et l’observé ; le paysage est la nature lorsqu’elle devient étrangère pour un spectateur qui l’observe de l’extérieur. De la même manière, la théorie bourgeoise de l’histoire, et en particulier la tendance néokantienne, oppose nature et esprit, nécessité et liberté, au point de représenter le contraste entre les « grands individus » créateurs d’histoire et les « lois de nature » définies mécaniquement du milieu historique. Les pôles de ce contraste, pris séparément ou même ensemble, ne permettent pas de rendre compte du présent, à savoir de dépasser cet espace vide ou irrationnel indiqué par Fichte ; la « donation de sens » qui s’avère nécessaire ne peut être réalisée que par un sujet collectif qui a élaboré en lui-même la synthèse de la pensée et de l’action56.
Lukács est convaincu qu’il existe un lien indissoluble entre protestantisme ascétique et capitalisme, dans le sens des analyses de Weber qu’il cite à maintes reprises. Dans le calvinisme s’affrontent l’éthique individuelle de la confirmation de la prédestination (ascèse intramondaine) et la transcendance, c’est-à-dire le caractère mystérieux et inaccessible de l’ordre général dont dépend le destin humain ; si bien que pour Lukács cet ordre semble représenter mythiquement, mais réellement, « la structure bourgeoise de la conscience réifiée (chose en soi)57 ». Dans les sectes activement révolutionnaires (et on cite explicitement ici le cas de Müntzer) l’action violente ne peut « dissimuler la présence d’une dualité insurmontable et le mélange d’empirisme et d’utopisme » : en ce sens qu’entre la base idéologique et les conséquences pratiques on remarque le même écart, le même vide irrationnel, qui ressort quand une utopie subjective se présente directement dans la réalité pour la modifier.
Quand Ernst Bloch croit trouver dans cette jonction de l’élément religieux avec l’élément de révolution économique et sociale une voie pour l’approfondissement du matérialisme historique « purement économique », il néglige le fait que cet approfondissement passe précisément à côté de la profondeur véritable du matérialisme historique. En saisissant aussi l’élément économique comme une choséité objective à laquelle il faut opposer l’élément psychique, l’intériorité, etc., il ne voit pas que la révolution sociale réelle ne peut être que la transformation de la vie concrète et réelle de l’homme et que ce qu’on appelle d’habitude l’économie n’est rien d’autre que le système des formes d’objectivité de cette vie réelle58.
3. Lukács a critiqué Bloch et l’interprétation romantique, ou pré-existentialiste, de la « tragédie de la révolution59 ». Lukács reproche à Bloch la scission néokantienne, non dialectique, entre fait et valeur : les motivations religieuses assument une capacité propre de transformation historique, indépendante de la structure économique et du rapport objectif de classe, et par ailleurs Bloch naturalise ou mécanise l’économie dans le cadre d’une prétendue scientificité. Pour comprendre ce nœud de la discussion il ne suffit pas, comme nous l’avons vu, d’examiner la référence d’Histoire et conscience de classe (1923) à Müntzer et à Bloch, mais il faut considérer l’ensemble du rapport de Lukács vis-à-vis de Kant et du néo-kantisme, sa tentative de réintroduire la dialectique hégélienne dans le marxisme, etc. Quant à la seconde question, elle est liée à la première en ce sens que le schéma interprétatif de Lukács (pour qui la lutte doit être menée sur deux fronts, le subjectivisme idéaliste et le mécanicisme, avec un retour à la dialectique hégélienne, reformulée opportunément dans un sens matérialiste) est appliqué à une série de thèmes apparemment distants, comme par exemple l’évolution antidialectique du marxisme dans la Seconde Internationale (« une révision idéaliste, un “affinement” du marxisme, ou une déduction non dialectique et directe, vulgaire, grossièrement mécanique, des phénomènes idéologiques, de la littérature, à partir des faits économiques vulgarisés de manière simpliste60 »).
L’interprétation qu’Engels offre de Lassalle – en partant de l’exposition de Lukács – semble elle aussi dominée par un critère analogue. La « tragédie » qui est l’essence de l’esprit bourgeois (mais qui a pénétré dans le mouvement ouvrier à travers le révisionnisme et le néokantisme) consiste en une dialectique à deux termes, privée de conciliation, de dépassement, donc en une opposition bloquée, qui ne renvoie pas à l’histoire mais à une condition métaphysique. Or c’est là précisément que la « tragédie » prend tout son sens dans le Sickingen de Lassalle, qui présente un conflit insoluble entre « l’enthousiasme », ou « la confiance immédiate de l’Idée en sa force propre et son caractère infini », et la nécessité d’une « politique réaliste », c’est-à-dire entre enthousiasme et calcul, conflit qui s’est réalisé pareillement dans la révolution de 184861.
Engels observe en outre que Lassalle aurait isolé idéalement le caractère typique du personnage par rapport à l’élément individuel ou accidentel qui sert pourtant à le définir : « Chacun constitue un type, mais aussi en même temps un individu bien précis, un “celui-ci”, comme disait le vieux Hegel, et il doit en être ainsi », écrivait Engels à Minna Kautsky le 26 novembre 1885, en ajoutant qu’une définition correcte du réalisme doit inclure la vérité des détails à côté de la reproduction fidèle de caractères typiques. « Shakespeare – écrit Lukács – constitue pour Engels la grande antithèse opposée tant à l’enflure idéaliste de la littérature qu’au réalisme mesquin de l’époque capitaliste actuelle62 ».
Lukács insiste sur le fait que l’analyse d’Engels est historique et ne cherche en rien à définir une « condition humaine », ou l’inévitable caractère tragique (contradictoire) de tout comportement révolutionnaire. En d’autres termes, elle ne prend en considération que les difficultés et les erreurs d’une certaine phase du développement économique et social, et non pas une structure anthropologique ou une condition humaine permanente. « C’est le pire qui puisse arriver au chef d’un parti extrême – écrivait Engels en 1850, en analysant la position de Müntzer – que d’être obligé d’assumer le pouvoir à une époque où le mouvement n’est pas encore mûr pour la domination de la classe qu’il représente et pour l’application des mesures qu’exige la domination de cette classe… Quiconque tombe dans cette situation fausse est irrémédiablement perdu ». La situation de Müntzer était caractérisée par un « dilemme insoluble » : d’une part les possibilités effectives dont il pouvait disposer ne dépendaient pas de sa volonté, d’un engagement subjectif et nécessairement arbitraire, mais du degré de développement des classes et des conditions matérielles d’existence ; il s’était cependant engagé à soutenir des principes déterminés, comme la fraternité chrétienne, la communauté des biens, la fin de toute autorité, et son parti imposait de les réaliser63.
Engels tient à préciser que des fractions du prolétariat urbain participèrent elles aussi à l’insurrection de Müntzer aux côtés des masses de paysans, mais que ces groupes – comme du reste le mouvement de la petite noblesse guidé par Franz von Sickingen en 1523 – ne pouvaient réussir, ou mieux, quand bien même ils eussent réussi, c’était la classe mûre désormais pour le pouvoir, la bourgeoisie, qui aurait tiré profit de ces succès, tandis qu’eux, en tant que représentants de classes en déclin ou insuffisamment formées, périssaient64.
Dans ce contexte, que Lukács extrait des textes de Marx et d’Engels, on peut certainement relever des contradictions qui ont une signification structurelle, c’est-à-dire qui servent à définir le rapport entre l’action révolutionnaire et une certaine phase historique. La « tragédie » n’est pas tellement la fausse universalité de l’écart entre l’idéal et le réel (dans le sens de l’idéalisme éthique schillérien), mais le rapport, historiquement concret, entre l’appartenance à une classe du révolutionnaire et la situation de la société de son époque. Le héros peut être le représentant d’une classe en déclin (le Franz von Sickingen de la tragédie de Lassalle est, par exemple, tout comme le Goetz von Berlichingen de Goethe, un représentant du monde féodal, de la classe des chevaliers65), il peut tenter une action dans le sens révolutionnaire mais être ensuite renversé par ses propres indécisions ou compromissions avec le pouvoir (cette tragédie du « ne-pas-aller-assez-loin » a été exprimée par Lassalle dans les termes d’un conflit « éternel », propre à « tout révolutionnaire »66). Mais il existe aussi le révolutionnaire arrivé trop tôt, quand la situation des classes n’est pas encore mûre pour son action, et qui est renversé pour son « aller-trop-loin » (c’est le Müntzer de Marx et de Engels). « Le tragique de révolutionnaires comme Münzer tire son pathétique précisément de cette nécessité selon laquelle le mouvement ne peut atteindre aux formes supérieures de lutte, aux moyens de la victoire, qu’en passant par ces échecs héroïques et par son autocritique “cruellement fondamentale”67 ».
Marx et Engels considéraient la situation de Müntzer par rapport à 1848, et donc comme un problème d’alliances : le choix du thème signalait ces rapports de classe. Cette référence à la révolution de 1848 permet d’éclaircir aussi le doute, en apparence de caractère esthétique, quant au choix entre l’argument Müntzer ou l’argument Sickingen. Le parallèle entre 1525 et 1848 servait de toute façon à fournir un élément d’analyse, chargé d’une orientation méthodologique différente (historico-économique dans un cas et existentielle, éthique ou psychologique dans l’autre) et s’adressant à des groupes sociaux divers (le « parti extrême », que Müntzer fut le premier à représenter, mais qui existait aussi dans la révolution de 1848, ou bien un groupe socialement intermédiaire, encore rattaché au « vieux monde »).
Dans l’analyse que Marx et Engels ont consacrée à l’argument Müntzer, la faillite semble due à l’absence d’une base de classe suffisamment mûre, c’est-à-dire à la faiblesse économique, idéologique et organisationnelle de la classe révolutionnaire : ce qui signifie, si l’on regarde le présent, une autocritique de l’aile « extrême » de la révolution de 1848, et dans la transposition historiographique de cette thématique, une référence aux paysans et aux « plébéiens » des villes, qui suivaient Müntzer. Dans l’analyse que Lassalle a consacrée à Sickingen il s’agit au contraire de rattacher la faillite de la révolution aux incertitudes du groupe du centre, aux oscillations de la bourgeoisie progressiste, symbolisée, dans la projection historique, par le parti des chevaliers. Pour Lassalle, on peut vraiment parler de tragédie lorsque la scission traverse l’individu : ce n’est pas le contraste historique objectif, en tout cas perçu, qui définit la condition tragique, mais le contraste intérieur, subjectif, qui bloque l’individu et l’empêche d’avancer. « Comme nous l’avons déjà vu, ce conflit […] est le conflit de l’individu avec sa propre classe ; ou, plus exactement encore, avec les vestiges de la vieille idéologie de classe dans l’homme lui-même qui est sur le point de passer à l’autre classe ». Pour Lassalle, Sickingen avait adhéré au départ à la révolution, mais il est entré ensuite dans une phase d’oscillation ou d’incertitude entre en accepter les conséquences ou bien les combattre, en adoptant vis-à-vis d’elles une attitude hostile ou réactionnaire68.
L’anticipation d’une lutte que l’« impitoyable nécessité historique » a destinée à la défaite n’a pas un sens purement négatif. On trouve déjà dans le texte d’Engels l’idée que le programme de Müntzer ne représentait même pas la conscience ou la culture de cette plèbe trop arriérée qui le suivait, mais que c’était plutôt « une anticipation géniale des conditions d’émancipation des éléments prolétariens en germe parmi ces plébéiens69 ». Lukács cite les lettres de Marx à Kugelmann (12 et 17 avril 1871) à propos de la Commune de Paris :
La lutte de Paris a fait entrer dans une nouvelle phase la lutte de la classe ouvrière contre la classe capitaliste […]. Que l’on compare les Parisiens se lançant à l’assaut du ciel aux esclaves célestes du Saint-Empire romain prusso-germanique70.
Et dans l’interview de 1966, visant à la construction d’une ontologie de l’être social, il définit la liberté comme une possibilité d’action délimitée par des situations concrètes, et l’homme comme un être qui procure des réponses dans une certaine mesure ; puis il ajoute que, « étant donné le caractère complexe de l’évolution de l’humanité il peut, dans certaines circonstances, faire un choix dans une alternative qui se trouve en quelque sorte très éloignée et comme cachée et qui ne devient que beaucoup plus tard une alternative véritable71 ».
Traduit de l’italien par Brigitte Pasquet Gotti
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1. Cf. Max Weber, Économie et société, sous la dir. de J. Chavy et d’É. de Dampierre, Paris : Plon, 1971, t. I, p. 22.
2. Cf. Johann Wolfgang Goethe, Œuvres, vol. II (Théâtre, t. I), trad. par J. Porchat, Paris : Hachette, 1860 : Goetz de Berlichingen, p. 129-267 ; Ferdinand Lassalle, Franz von Sickingen. Eine historische tragödie, Berlin : Duncker, 1859 (Hofenberg, USA 2016).
3. Cf. György Lukács, Brève histoire de la littérature allemande. Du xviiie siècle à nos jours, trad. par L. Goldmann et M. Butor, Paris : Nagel, 1949, p. 95-96. On peut remarquer que la conclusion de la nouvelle représente une exigence absolue de justice (la restitution des chevaux) et en même temps l’impossibilité de la réaliser (l’exécution du protagoniste, coupable d’avoir perturbé l’ordre social).
4. M. Weber, Sociologie des religions, trad. par J.-P. Grossein, introd. de J.-C. Passeron, Paris : Gallimard, 1996, p. 349-350. Cf. M. Weber, Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie I, Tübingen : J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1920, 9e éd. 1988, p. 252.
5. Cf. Lukács Werke, Band 9 : Die Zerstörung der Vernunft, H. Luchterhand, Berlin – Spandau : Neuwied a. R., 1962, p. 523-24 (La destruction de la raison, II : L’irrationalisme moderne, Paris : L’Arche, 1959, p. 183s).
6. F. Engels, La guerre des paysans en Allemagne, trad. d’É. Bottigelli, Paris : Éd. Sociales, 1974, p. 60-62.
7. G. Lukács, Histoire et conscience de classe, trad. par K. Axelos et J. Bois, Paris : Minuit 1960, p. 83-85. Cf. K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris : Flammarion, 2007, p. 191.
8. F. Engels, La guerre des paysans, p. 22. Une définition semblable du matérialisme se retrouve, trente ans après, dans son écrit Socialisme utopique et socialisme scientifique. Le Développement du socialisme de l’utopie à la science (éd. bilingue : trad. par É. Bottigelli, Paris : Éd. Sociales, 1977), publié pour la première fois en français en 1880, et dans l’Introduction à la première édition anglaise (1892). Il faut signaler que, dans l’édition allemande de 1883, la définition du matérialisme attribuait les « luttes de classes » à « toute histoire passée, à l’exception des origines » ; Marx et Engels avaient découvert vers 1881 les études de Morgan (Ancient Society) qui établissaient que la société primitive avait connu la propriété en commun des terres (op. cit., p. 132s).
9. Cf. G. Lukács, Friedrich Engels, théoricien de la littérature et critique littéraire (1935), dans Marx et Engels historiens de la littérature, trad. par G. Badia, Paris : L’Arche, 1975, p. 97s.
10. F. Engels, La guerre des paysans, p. 22.
11. Cf. F. Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, p. 43-55.
12. F. Engels, La guerre des paysans, p. 56, 67-68, 80, 150-51.
13. F. Engels, La guerre des paysans, p. 67s, 80.
14. Voir Joachim de Flore, L’Évangile éternel, éd. par E. Aegerter, 2 vol., Paris : Rieder, 1928. Cf. Ernest Renan, Joachim de Flore et l’Évangile éternel (« Revue des deux mondes », 1er juillet 1866), in : Études d’histoire religieuse, éd. définitive établie par H. Psichari, Paris : Gallimard, 1992, p. 455-520 (éd. originale : Nouvelles études d’histoire religieuse, Paris : Calmann-Lévy, 1884 ; c’est l’édition utilisée par le P. de Lubac pour son ouvrage La postérité spirituelle de Joachim de Flore, vol. I : De Joachim à Schelling, Paris : Lethielleux, 1979, 2e éd. 1987).
15. F. Engels, La guerre des paysans, p. 60-62.
16. Ibid., p. 78.
17. Ibid., p. 78.
18. Ibid., p. 78. Cf. p. 79 : « Pour Münzer, le royaume de Dieu n’était pas autre chose qu’une société où il n’y aurait plus aucune différence de classes, aucune propriété privée, aucun pouvoir d’État autonome, étranger aux membres de la société ».
19. Ibid., p. 79, 85.
20. Ibid., p. 80.
21. Il s’agit de l’Assemblée nationale élue en 1848 et connue avec le nom de Parlement de l’Église de Saint-Paul.
22. Je cite la 2e édition : W. Zimmermann, Geschichte des grossen Bauernkriegs, nach den Urkunden und Augenzeugen, 2 vol., Stuttgart : Rieger, 1856 (1re éd. 1843). On peut voir l’édition plus récente produite en Allemagne de l’Est dans les années soixante-dix, Der grosse deutsche Bauernkrieg, Berlin : Dietz Verlag, 1976 (réimpression du volume édité par Wilhelm Blos, Stuttgart : J. H. W. Dietz, 1891, 2e éd. 1921).
23. W. Zimmermann, Geschichte des grossen Bauernkriegs, Erster Band, p. 182 ; Der grosse deutsche Bauernkrieg, p. 171-72.
24. Ibid.
25. Ce texte est si important qu’il faut en donner la version originale : « Es war ja in seinem Sinne und nach seiner Lehre der menschliche Geist, die erleuchtete Vernunft, die einzige Vermittlung, durch welche Gott sich den Menschen offenbarte… Es war nicht blosse Taüschung von seiter Münzers, er fühlte seinen Gott in sich und glaubte an ihn und hörte in seinen von der Sache seines Volkes erfüllten Gedanken diesen Gott sprechen » (Geschichte des grossen Bauernkriegs, Erster Band, p. 239 ; Der grosse deutsche Bauernkrieg, p. 215).
26. F. Engels, La guerre des paysans, p. 21-22.
27. Cf. A. Weill, Histoire de la grande guerre des paysans, Paris : Poulet-Malassis et De Broise, 1860, préface de la deuxième édition, p. 2-4. Pendant la discussion au tribunal, Weill a exclu qu’on puisse trouver dans son livre une seule ligne traduite, « sauf les passages que j’ai cités moi-même, toujours en nommant l’auteur » (n. 1, p. 3-4).
28. Ibid., p. 8s.
29. Ibid., p. 13.
30. Ibid., p. 40s, 62-65.
31. Ibid., p. 120s. Cf. Thomas Müntzer, Écrits théologiques et politiques. Lettres choisies, traduction, introduction et notes par Joël Lefebvre, Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1982, « Expresse mise à nu de la fausse foi », p. 99-119.
32. Cf. La guerre des paysans, p. 88-89. Voir aussi, dans la 2e édition, le passage à propos de Carlstadt : « “Si haut que la Sainte Écriture fût placée dans l’esprit de Carlstadt, il ne s’attacha jamais à la lettre. Le christianisme, pour lui, n’était plus une doctrine religieuse, mais une législation sociale embrassant à la fois la théorie et la pratique, l’âme et le corps, la pensée et la vie. Il ne faut pas discuter l’Évangile, disait-il, il faut le pratiquer” ». Même ici (p. 170) le texte est présenté entre guillemets, comme une traduction de Zimmermann, et on peut le retrouver identique dans la première édition de 1847, cf. La guerre des Paysans, p. 135.
33. H. de Lubac, op. cit., p. 177-180.
34. E. Bloch, Thomas Münzer théologien de la Révolution, trad. par M. de Gandillac, Paris : Julliard, 1964, 2e éd. 1975, p. 81.
35. Ibid., p. 79.
36. Ibid., p. 81.
37. Voir G. Lukács, Histoire et conscience de classe, p. 238 : « Quand Ernst Bloch croit trouver dans cette jonction de l’élément religieux avec l’élément de révolution économique et sociale une voie pour l’approfondissement du matérialisme historique “purement économique”, il néglige le fait que cet approfondissement passe précisément à côté de la profondeur véritable du matérialisme historique ».
38. Cf. E. Bloch, Thomas Münzer théologien de la Révolution, p. 122-130. Voir aussi Marianne Schaub, Müntzer contre Luther. Le droit divin contre l’absolutisme princier, Paris : L’arbre verdoyant, 1984, p. 13-17.
39. F. Engels, La guerre des paysans, p. 74-75.
40. Cf. E. Bloch, Aktualität und Utopie. Zu Lukács’ “Geschichte und Klassenbewusstsein”, “Der Neue Merkur”, octobre 1923 – mars 1924, p. 457-477 (voir E. Bloch, Gesamtausgabe Bd 10 : Philosophische Aufsätze. Zur Objektiven Phantasie, Frankfurt a. M. : Suhrkamp, 1969, p. 598-621).
41. Voir G. Lukács, Histoire et conscience de classe cit., p. 152-53, 237-38. Cf. Johann Gottlieb Fichte, Nachgelassene Schriften 1804, éd. par R. Lauth et H. Gliwitzky, Stuttgart – Bad Cannstatt : F. Frommann Verlag, 1985, p. 237.
42. Voir G. Lukács, Histoire et conscience de classe, « Les antinomies de la pensée bourgeoise », p. 142-188.
43. Cf. G. Lukács, Pensée vécue – Mémoires parlés, Paris : L’Arche, 1986, p. 48s, 214s.
44. E. Bloch, Thomas Münzer théologien de la Révolution, p. 80.
45. Cf. G. Lukács, Dialectique et spontanéité. En défense de Histoire et conscience de classe (1925), trad. par P. Rusch, Paris : Les Éditions de la Passion, 2001, p. 71-75.
46. Voir Histoire et conscience de classe, p. 83-85.
47. K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, trad. par G. Chamayou, Paris : Flammarion, 2007, p. 98, 103.
48. Histoire et conscience de classe, p. 83s.
49. K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, p. 191.
50. Histoire et conscience de classe, p. 85.
51. Ibid., p. 238.
52. Ibid., p. 143.
53. Ibid., p. 199. Cf. Georg Simmel, Der Begriff und die Tragödie der Kultur (1911), in Philosophische Kultur, Berlin: Wagenbach, 1983, p. 183-206.
54. Simmel s’était déjà occupé de la même question : voir Philosophie der Landschaft (1913) in G. Simmel, Das Individuum und die Freiheit, Berlin : Wagenbach, 1984, p. 130-139.
55. « Die absolute Projection eines Objekts, über dessen entstehen keine Rechenschaft abgelegt werden kann, wo es demnach in der Mitte zwischen Projection und Projektum finster und leer ist » (J. G. Fichte, Nachgelassene Schriften 1804, éd. par R. Lauth et H. Gliwitzky, Stuttgart – Bad Cannstatt : F. Frommann Verlag, 1985, p. 237). C’est Lukács qui souligne : voir Histoire et conscience de classe, p. 198s, 152s.
56. Ibid., p. 198s.
57. Ibid., p. 237.
58. Ibid., p. 237s.
59. Cf. G. Lukács, Marx et Engels historiens de la littérature, Paris : L’Arche, 1975, p. 7-66.
60. G. Lukács, Friedrich Engels, théoricien de la littérature et critique littéraire (1935), in Marx et Engels historiens de la littérature, p. 98.
61. Ce sont les mots avec lesquels Lassalle commente ou explique Sickingen, cf. G. Lukács, Le débat sur le “Sickingen” de Lassalle (1931), in Marx et Engels historiens de la littérature, p. 12.
62. G. Lukács, Friedrich Engels, théoricien de la littérature et critique littéraire, in Marx et Engels historiens de la littérature, p. 104s. La scission entre le « type » et l’« individu » pourrait, dans l’interprétation de Lukács, constituer une variante de la scission néokantienne entre valeur (idée) et fait ; Lassalle prend comme modèle l’idéalisme schillérien, Engels le réalisme shakespearien.
63. Cf. F. Engels, La guerre des paysans, p. 149-150. « Les explications d’Engels – commente Lukács – constituent une analyse concrète de la situation des classes en Allemagne vers 1525 » (Marx et Engels historiens de la littérature, p. 37).
64. Cette situation était déjà présentée par Goethe dans son Goetz von Berlichingen (1773), où le protagoniste, qui est devenu le chef du mouvement révolutionnaire, voudrait limiter la violence contre la classe à laquelle lui-même appartient : « Sans doute plus d’un bon seigneur de mes amis en est l’innocente victime ! » (cf. J. W. Goethe, Œuvres, vol. II (Théâtre, t. I), trad. par J. Porchat, p. 241).
65. L’avènement de la bourgeoisie, l’essor de l’intérêt économique comme le seul moteur des relations humaines, l’oubli des valeurs d’amitié ou de fidélité, tout cela est bien présent dans les dernières paroles de Goetz : « Fermez vos cœurs avec plus de soin que vos portes. Voici les temps de la fraude ; la carrière lui est ouverte. Les méchants régneront par la ruse, et le noble cœur tombera dans leurs filets. » (J. W. Goethe, Œuvres, vol. II, p. 266).
66. Cf. G. Lukács, Le débat sur le “Sickingen” de Lassalle, in Marx et Engels historiens de la littérature, p. 61-63. Lassalle rapporte cette situation à l’incertitude de la bourgeoisie progressiste, placée entre la révolution et la réaction, pendant les émeutes de 1848 (voir ibid., p. 36).
67. Ibid., p. 50s.
68. Cf. G. Lukács, Le débat sur le “Sickingen” de Lassalle, in Marx et Engels historiens de la littérature, p. 38-40, 61s.
69. F. Engels, La guerre des paysans, p. 79.
70. Le débat sur le “Sickingen” de Lassalle, in Marx et Engels historiens de la littérature, p. 50.
71. Cf. W. Abendroth, H. H. Holz, L. Kofler, Th. Pinkus, Entretiens avec G. Lukács, Paris : Maspero, 1969, p. 105.