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Hommage à Irena Backus

(1950-2019)

Maria-Cristina PITASSI

Avec la disparition d’Irena Backus, survenue à Genève le 13 juin 2019, la communauté historienne perd une chercheuse talentueuse d’envergure internationale, qui a contribué de manière déterminante au renouveau des études sur les Réformes. Sa production historiographique, qualitativement et quantitativement imposante, a certes été alimentée par une curiosité intellectuelle toujours en éveil, un labeur inlassable et une fraîcheur dans le regard qui lui a permis souvent de s’écarter des sentiers battus pour emprunter des chemins moins convenus ; mais elle a été principalement le fruit d’une culture philologique et historique remarquable, de compétences linguistiques étendues et d’une lecture attentive et minutieuse des sources, aussi ingrates ou rébarbatives fussent-elles. Imperméable aux modes et à toute forme de jargon, lectrice avertie de l’historiographie contemporaine, elle a pratiqué l’histoire intellectuelle du fait religieux avec l’aisance que lui conférait un savoir solidement charpenté et la liberté qui lui venait de l’absence de préoccupations identitaires.

Née à Varsovie en 1950, Irena Backus a étudié en Angleterre dès l’âge de onze ans ; elle a accompli à Oxford des études universitaires en philologie classique, en histoire et en théologie, couronnées par un doctorat obtenu en 1976. Professeure ordinaire puis honoraire dès 2015 à l’Institut d’histoire de la Réformation de l’Université de Genève, qu’elle avait rejoint en 1977, elle a mené une carrière résolument internationale, comme professeure invitée dans des institutions illustres européennes et américaines, et comme membre actif de plusieurs réseaux scientifiques. D’un naturel réservé, elle a traversé une carrière prestigieuse avec une modestie farouche que n’ont pas entamée les signes de distinction dont elle a fait l’objet, tels le doctorat honoris causa que lui a conféré en 2001 l’Université d’Edinburgh et le degré de « Doctor of Divinity » qu’elle a reçu de l’Université d’Oxford en 2006.

Il est impossible de restituer en quelques lignes le détail de cette historiographie luxuriante, dont les centres d’intérêt principaux se sont diffractés au fil du temps en une multitude d’objets et de personnages, qui, loin d’embrouiller les pistes explorées par l’historienne, les ont enrichies1. Je me limiterai dès lors à dérouler les quelques fils rouges qui me semblent traverser et relier la production historique d’Irena Backus, et dont l’écheveau commun réside dans l’intérêt qu’elle a porté tout au long de sa carrière à l’articulation, dans la première modernité, entre le présent – avec son lot de préoccupations confessionnelles, politiques, institutionnelles et culturelles – et le passé. J’en évoquerai en particulier deux.

Le premier fil est celui relatif à la manière dont les différents espaces confessionnels ont reçu et interprété les textes de l’antiquité : qu’il s’agisse de la Bible, de la culture païenne ou des écrits des Pères latins et grecs, Irena Backus a mené sur ces sujets des recherches approfondies et originales, à la croisée entre analyse philologique et interprétation historique, et s’est imposée rapidement comme l’une des meilleures spécialistes de l’histoire de l’herméneutique biblique et de la réception en Occident des écrits patristiques à l’époque moderne. Sa thèse, publiée en 1980, sur l’influence de Théodore de Bèze sur le Nouveau Testament anglais ou ses monographies sur les commentaires de l’Apocalypse au xvie siècle ou encore les deux importants volumes collectifs qu’elle a édités en 1997 sur la réception des Pères de l’Église constituent désormais des références en la matière. Liée à cette même interrogation sur les formes et la nature des multiples relectures du passé élaborées au xvie et au xviie siècle, la monographie sur Historical Method and Confessional Identity in the Era of Reformation (1378-1615) a montré avec finesse et érudition que, si l’écriture de l’histoire religieuse à l’époque des fractures confessionnelles a certes été largement instrumentale, elle a su également intégrer des règles critiques qu’on avait longtemps cru incompatibles avec l’horizon apologétique dans lequel s’inscrivaient la plupart des grandes entreprises historiques. De même, avec son ouvrage de 2008 sur les biographies des Réformateurs (Life Writing in Reformation Europe), les unes rédigées par des coreligionnaires et les autres par des adversaires catholiques, Irena Backus a prouvé que les écrits biographiques occupent une place légitime dans l’historiographie de la Réforme et que leur finalité n’a pas été univoque, puisqu’ils ont pu, tour à tour, consacrer des modèles de piété, confirmer le providentialisme ou fonctionner comme un dispositif important des constructions hérésiologiques bâties par les antagonistes.

Le deuxième fil est celui qui explore les rapports complexes entre le protestantisme et une culture philosophique que celui-ci a assimilée, réélaborée ou rejetée, suivant les temps et les contextes : de l’impact de l’aristotélisme sur la doctrine trinitaire des réformateurs à la relation de la philosophie leibnizienne avec la théologie protestante, de l’influence de la pensée grecque sur l’anthropologie calvinienne à la place occupée par le scepticisme dans la pensée religieuse de la Réforme, Irena Backus a interrogé de manière critique des interprétations longtemps accréditées par l’historiographie, contribuant à redessiner la carte de la culture savante protestante.

Si chaque historien et historienne a, pour ainsi dire, sa marque de fabrique, notre collègue trop tôt disparue aura eu celle d’un constant corps à corps avec les sources qu’elle a lues, relues, commentées, interprétées, éditées, avec la ténacité de qui ne contourne pas les difficultés, et dans la conscience que de cette confrontation sans compromis seule peut jaillir une interprétation pertinente.

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1. Pour une analyse plus détaillée, je me permets de renvoyer à mon article « À la croisée des traditions et des savoirs : notes introductives sur l’historiographie d’Irena Backus », in Crossing Traditions : Essay on the Reformation and Intellectual History. In Honour of Irena Backus, éd. par Maria-Cristina Pitassi et Daniela Solfaroli Camillocci avec la collaboration d’Arthur Huiban, Leiden/Boston : Brill, 2018, p. 1-11.